Happe-Chair (Lemonnier)/Chapitre XII

Louis-Michaud (p. 109-117).
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XII



Les deux derniers mois se passèrent dans l’attente et la fièvre de cette délivrance qui semblait toujours se reculer.

Rien ne restait de son ancienne coquetterie. Même devant le monde, elle trôlait avec le roulement de sa ceinture devenue énorme, ses jupons remontés à ses genoux, les bras et la face poissés, supportant de ses mains larges ouvertes sur le bas-ventre la rondeur douloureuse de sa maternité.

— Pour sûr, pensait Huriaux débonnaire, c’est les femmes qu’ont toute la peine à c’métier de misère. L’bon Dieu aurait ben dû nous donner not’ part. V’là bentôt ses neuf mois qu’e’ roule sa bosse, m’pauv’ Clarinette. Et vrai, c’est pas pour rigoler. Mais minute, patience ! qu’elle ait seulement s’petit, et tout ça changera ! On s’paiera du bon temps !

Puis il repensait à l’idée de Clarinette ; un petit débit de boissons, qu’ils auraient dans le centre du village, leur procurerait des ressources. Rien que l’achalandise des ouvriers de l’usine leur ferait, pour le début, un fond de clientèle. Plus tard, on verrait à tenir un logement. Çà et là, aux parlotes de cabaret, il s’était enquis déjà du prix approximatif d’un établissement. Lengelé, un cocher du comte de Marloies, qui avait épousé une cuisinière de la ville, avait monté un café avec quinze cents francs ; mais dans ce prix figurait l’encavement d’une futaille de vin, d’un baril de genièvre et d’une troizaine de tonnes de bière.

Au bout d’un mois, il fut obligé d’appeler Zébédé à la rescousse. Elle vint s’installer dans la maison, dirigea le ménage, se rendit indispensable par son activité, tôt levée et tard couchée. Elle ne rentrait plus chez elle qu’une ou deux fois la semaine ; et quelquefois le cousin Lerminia arrivait dans le jour, se piffrant de viande et de tartines, ce gouliafre qui, au logis, ne mangeait jamais à sa faim et se regoulait là par provision.

Clarinette finit par ne plus pouvoir se passer d’elle, prise d’ailleurs à présent, chaque fois qu’on la laissait seule un instant, d’une peur effroyable d’accoucher. À la moindre crampe, elle criait que ça y était, qu’on allât quérir la matrone, et il fallait se mettre à quatre pour la ramener à la raison.

La sage-femme du Culot, d’ailleurs, était venue pour lier connaissance ; mais, après lui avoir tâté les lombes, elle n’avait pas jugé nécessaire de reparaître. C’était une vieille praticienne, cette Marie-Rose Touchard, d’encolure épaisse comme une taure, et qui, depuis quarante ans bientôt, accouchait le pauvre monde sans trop d’avanies. Elle habitait dans la grand’rue du village, une petite maison, reconnaissable à un tableau accroché au-dessus de la porte avec cette indication : « Dame accoucheuse, saigne et vaccine, » sous la peinture qui la montrait en robe de soie et châle de cachemire, un poupon recouvert d’un long voile dans les bras.

C’était Zébédé à présent qui se chargeait des approvisionnements chez Malchair, une indiscrétion du boutiquier avait rendu Clarinette prudente. La dernière fois que Huriaux était allé à La Confiance, le bonhomme avait refusé son argent, en lui disant d’un air narquois :

— C’est pas l’habitude à mame Huriaux ed’ payer. Elle a son compte d’sus l’livre.

Et il l’avait accompagné jusqu’au trottoir, toujours souriant.

— Bien à vos ordres, m’sieu Huriaux ! Et dites s’il vous plaît à mame Huriaux que Malchair attend de ses nouvelles !

Jacques, en rentrant, s’était informé de ce compte qu’il ignorait ; mais Clarinette lui avait fermé la bouche brutalement.

— Ben quoi ? j’l’paye c’t homme, quand j’ai des liards et quand j’en ai nin, je n’paye nin. Si t’avais du cœur, c’est pon’ des huit francs que tu gagnerais. Ti manges comme quatre et ti travailles comme un. Puis, tout ça, c’est mes affaires !

Malchair, cependant, commençait a s’impatienter ; elle l’avait lanterné aux deux dernières échéances ; et, à nouveau, il menaçait de s’adresser a Huriaux si elle ne s’acquittait pas par des acomptes. Au fond, il était moins pressé qu’il voulait le paraître ; mais il espérait toujours l’amener à lui vendre son comptoir contre une prolongation de crédit. Alors, Clarinette, sans consulter Jacques, se décida. Zébédé, qui servait d’intermédiaire, alla retenir le meuble, et le rusé coquin en ajouta le prix au reste de la facture.

Un samedi de la fin d’avril, trois heures environ après le départ de Jacques, la Rinette ressentit enfin les premières douleurs. Il lui semblait que son corps se rompait au dedans d’elle et un poids immense lui descendait son ventre dans les genoux. Elle se mit à marcher par la chambre, incapable de se tenir en repos, tandis que Flipine courait avertir Mme Touchard.

— Bon ! fit la vieille, qui pelait ses pommes de terre, un seau entre les genoux, près de son feu, y a ben le temps ! J’serai là pour avant midi.

Au bout de deux heures, comme la commère ne venait pas. Clarinette tourmenta de nouveau la tailleuse pour qu’elle y retournât. Cette fois Flipine trouva la matrone en train de passer sur ses bas d’épais chaussons de laine, son jupon de tirelaine troussé jusqu’aux jarretières.

— On y va, m’chère. C’est-i donc que la particulière est si amateuse de voir s’raton ?

Et clignant de l’œil à la maigre fille, avec un plissement qui fit remonter ses joues massives, elle ajouta :

— Hein ? Flipine ? Y en a qu’c’est l’contraire ! et qui voudraient ben garder leur michot dans leur panse comme dans une fosse à purin ! À seule fin ed’pas payer la sage-femme !

La Flipine demeura atterrée, les yeux plantés en terre et bégayant sans savoir :

— Pardi ! c’est tous des sales chameaux.

Elle fit claquer la porte sur ses talons, remonta la côte, ne s’arrêta que prés des trous de carrières, et là s’assit dans la pluie, en tiraillant lentement ses cheveux. Il irait à présent sur ses douze mois, pensa-t-elle. Et comme elle demeurait toujours sur son séant sans bouger, toute ruisselante d’eau, un homme du plateau qui passait, l’interpella :

— Hé la rossette ! faut-y qu’on t’en fasse un autre ?

Chez Huriaux, la chambre était sens dessus dessous. Rinette dans une rage, avait jeté à terre les couvertures et les coussins et se roulait en hurlant, de grosses larmes aux joues.

Deux femmes du voisinage, venues pour s’offrir en cas de besoin, la regardaient se tordre, assises près du feu et causant avec Zébédé de leurs couches, tranquillement : l’une avait eu son gars dans les champs, comme elle brouettait à la maison deux sacs de pommes de terre, après la récolte. Elle avait en hâte défait son tablier, s’était acculée à un chêne, et d’une poussée de ses reins contre l’arbre, le petiot avait rebondi sur le sol. Puis, enveloppé dans le tablier rouge de sang, elle l’avait calé sur la brouette, entre les sacs, et l’avait voituré jusqu’au logis.

Flipine entra au moment où la femme finissait son histoire ; le tablier plein de sang lui fit ouvrir tout larges les yeux, elle annonça précipitamment que Mme Touchard allait venir, et presque aussitôt battit en retraite, talonnée par ce mal qui la reprenait toujours.

L’accès passé. Clarinette s’était ramassée, tenant à deux mains sa jupe défaite, dans une demi-nudité de sa gorge visible par l’ouverture de la chemise. Ouf ! c’était fini ; mais elle avait bien cru claquer. Elle demanda à boire, le gosier pelé a force d’avoir bramé. On avait fait acheter deux heures auparavant un litre d’eau-de-vie au village ; elle en avait déjà bu la moitié et les deux femmes avaient achevé le reste. Alors une des voisines, la plus ingambe, car l’autre souffrait d’un rhumatisme, alla prendre la bouteille sur l’armoire. Et comme elle ouvrait la porte pour courir au prochain débit, on vit une robe qui tournait l’angle de la maison : c’était Flipine qui rôdait par là, écoutant à travers le mur ce qui se disait dans la chambre. Brusquement les gémissements de Clarinette recommencèrent ; tantôt sautant sur une jambe puis sur l’autre, tantôt s’aplatissant de son long en travers du châlit, elle roulait de chaise en chaise, comprimant son ventre qui bondissait sous ses mains.

Au plus fort de la crise, une voix rude cria de la rue :

— Mé v’la !

Et l’instant après, quelqu’un secoua ses sabots sur le seuil.

— C’est mame Touchard, fit Zébédé qui était allée voir.

La matrone jeta à la ronde un « bonjour la compagnie », dégrafa Clarinette se trimballait d’un meuble à l’autre, sa jupe tombéeson manteau à capuchon qu’elle pendit à un clou, puis, plantée devant Clarinette, les poings sur les hanches, son bedon secoué par l’essoufflement de la marche, elle se mit à l’étudier, de dessus ses épais sourcils d’homme, contractés pour mieux voir :

— Hé ben, la petite dame, ça marche-ti ?

Mais la Huriaux, tout à la douleur qui lui tordait le bas des reins, était comme saisie d’une frénésie et, couchée sur son ventre en travers du matelas, mordait les draps, criant, soufflant avec un rauquement de bête blessée :

— J’peux plus… Han ! aïe ! hiâ !… Mame Touchard !

La grosse femme s’approcha d’un pas :

— La véci, mame Touchard ! Cor un peu d’patience ! Y en a pu’ pour longtemps !

— Mame Touchard ! Jacques ! Ous’ qu’il est, Jacques ? Han ! hiâ ! L’lâche ! I n’est seulement pon là ! C’est à lui la faute, mi j’voulais pon d’un éfant ! Mame Touchard !

— Allez ! allez, gueulez todis, reprit la sage-femme. Y a pas d’mal. Au contraire.

Sur le chemin, des gens, entendant des cris, s’arrêtaient ; ceux qui savaient Clarinette à son terme, cognaient à la vitre avec des mines apitoyées. — Cor rien d’neuf ? — Rien, mais ça serait pour bientôt tout de même. Et tout à coup un cri plus déchirant que les autres fit croire à Flipine, blême et guettant les bruits derrière la porte de son fournil, que l’enfant était venu.

Maintenant la scène de son accouchement à elle lui revenait avec ses détails, l’oreiller que la mère appuyait de tout son poids contre sa bouche pour étouffer ses râles ; son ventre qui s’était fendu en deux ; puis, dans le rouge de la lampe à bec, sa mère, toujours sa mère, emportant un morceau d’elle, avant qu’elle pût seulement le voir ; et elle ne l’avait plus jamais revu, mais elle avait senti une épouvantable puanteur de fumée qui était montée de la cuisine, et avait longtemps empesté les chambres, malgré le vinaigre et le sucre brûlés. Toujours l’odeur lui en était restée au trou des narines, comme si sa propre peau brûlait. Et à cette heure, elle la reprenait à la gorge encore une fois.

Cependant la crise définitive approchait. La main de la tire-monde ayant fouillé dans sa maternité toute vive, Rinette alors avait poussé le grand cri qui avait bouleversé la Flipine : et presque en même temps les eaux s’étaient rompues.

Carrée dans la cahière, près du feu, l’accoucheuse ensuite s’était mise à tricoter, les pieds à l’aise dans des chausses en lisière qu’elle avait retirées de son cabas. Clarinette se trimballait d’un meuble à l’autre, sa jupe tombée, en chemise, avec le battement de ses flancs qui se gonflaient dans les épreintes. Chaque fois qu’elle faisait mine de s’arrêter, la matrone la relançait.

— Hue ! m’chère ! Pousse, j’te dis ! criait-elle en faisant elle-même le mouvement.

Et très rouge, demi-grisée par les rasades d’eau-de-vie qu’elle buvait à même la bouteille, depuis le retour de la voisine, la patiente s’enflait les veines du cou dans un effort toujours recommencé.

Vers les cinq heures, la sage-femme la prit sous les aisselles, la haussa dans le lit, ses manches retroussées jusqu’au coude, tandis que Zébédé avançait vers le poêle une chaise sur laquelle étaient rangés les langes. Il y eut alors dans la chambre vidée de ses flâneries de femmes, une minute de grand silence, pendant lequel s’entendirent seulement le tic-tac du pendule et les vagissements affaiblis de Clarinette. Brusquement ses reins ondulèrent dans une crispation violente et une petite chair verte roula, sanglante, avec un cri, aux mains de la Touchard qui l’emporta vers une cuvette. Huriaux, qu’on était allé enfin avertir, sur le conseil de la sage-femme, accourait pendant ce temps, grimpant à coups de jarrets la côte, hors d’haleine, étourdi par la nouvelle non moins que par la rapidité de la course. Il fonça la porte au moment où Mme Touchard achevait d’épingler le poupon et vit dans la clarté de la lampe comme un petit mufle de singe qui piaillait :

— C’est-y ça ? fit-il simplement.

— Chut, fit Zébédé en lui montrant Clarinette reposée, toute pâle dans ses draps. L’ pauv’ cher cœur ! E’ dort à c’t’heure !

Il s’avança sur la pointe de ses gros souliers, tout à coup gêné comme s’il n’était pas chez lui, se courba dessus le maillot où la petite bouche du nouveau-né se tordait pour têter, et la face fendue d’un large rire, lui mangea d’un bécot le front et les cheveux.

— M’sieu Huriaux, lui dit alors la vieille Marie-Rose, par flatterie, vo’s avez là un joli brin de crapaude !

— Bon Dieu de misère ! cria-t-il en se redressant d’une pièce, ahuri et contristé. C’est donc pon un gàs ?

Il tira sa pipe de sa culotte, la bourra de tabac et l’ayant allumée à la lampe, il revint se poster, avec un gros soupir, devant la petite aux lèvres de qui Zébédé passait un suçon trempé dans de l’eau sucrée. L’enfant aspirait, goulue, la bouche évasée et les yeux clos, avec une béatitude de chaton lapant du lait. Comme elle distendait tout à coup les paupières, il crut que son petit œil rond l’avait regardé, fut touché au sang :

— As-ti veu comme elle m’a reluqué, la pisseuse, dit-il à la Touchard, sans s’apercevoir qu’il la tutoyait.

Sa rancune s’en alla dans ce mot, et il la savourait à présent, à travers sa paternité chaude, cette fleur de ses amours, finissant par oublier le garçon qu’il avait cru couver.