Han d’Islande/Chapitre XXXV

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 237-239).
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XXXV

… Battez, tambours ! ils viennent !

… Ils ont fait serment tous, et tous le même serment, de ne pas rentrer en Castille sans le comte prisonnier, leur seigneur.

Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et sont résolus à ne retourner en arrière qu’en voyant la statue s’en retourner elle-même.

Et en signe que celui qui ferait un pas en arrière serait regardé comme un traître, ils ont tous levé la main et prêté leur serment

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que peuvent aller les bœufs qui traînent le chariot ; ils ne s’arrêtent pas plus que le soleil.

Burgos reste désert ; seulement les femmes et les enfants y sont demeurés ; il en est ainsi dans les environs.

Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon, et se demandant s’il faut affranchir la Castille du tribut qu’elle paie à Léon.

Et avant d’entrer dans la Navarre, ils rencontrent sur la frontière… —

Romances espagnoles.


Au devant d’eux paraît ce géant robuste et courageux, leur général, qui s’élève de toute la tête au-dessus de ses compagnons.
Lope de Vega, l’Arauque dompté.



Pendant que la conversation qu’on vient de lire avait lieu dans une des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois colonnes, sortirent de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, par l’entrée principale, qui s’ouvre de plain-pied sur un ravin profond.

Ordener, qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé dans la bande de Norbith, ne vit d’abord qu’une longue procession de torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues armées de pointes de fer, d’énormes marteaux, des pics, des leviers et toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail, mêlées à d’autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer l’aspect de cette singulière armée, qui s’avançait en désordre, avec des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de loups affamés qui vont à la conquête d’un cadavre. Elle était partagée en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D’abord marchaient les montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons, leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on lisait différentes devises, telles que : Vive Schumacker ! — Délivrons notre libérateur ! — Liberté aux mineurs ! Liberté au comte de Griffenfeld ! — Mort à Guldenlew ! — Mort aux oppresseurs ! — Mort à d’Ahlefeld ! — Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations de leurs camarades.

L’arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter les munitions ; et l’avant-garde, du géant amené par Hacket, qui marchait seul, armé d’une massue et d’une hache, et bien loin duquel venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu’il lui plairait de subir.

Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le reste des révoltés. C’étaient des hommes grands et forts, armés de pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de cuir, ne portant pour enseigne qu’une haute croix de bois, qui marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus religieuse encore que militaire, sans autre chant de guerre que les psaumes et les cantiques de la bible. Ils n’avaient de chef que leur porte-croix, qui s’avançait sans armes à leur tête.

Tout ce ramas d’insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une caverne, et le paysan désertait son village ; car l’habitant des plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des bandits de même que le cor des archers.

Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares bourgades, suivirent des routes sinueuses où l’on voyait plus de traces de bêtes fauves que de pas d’hommes, côtoyèrent des lagunes, franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se levant, rencontra a l’horizon l’apparence lointaine et bleuâtre d’une grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons de voyage :

— Ami, quel est ce rocher là-bas, au sud, à droite ?

— C’est le Cou-de-Vautour, le rocher d’Oëlmœ, répondit l’autre.

Ordener soupira profondément.