Han d’Islande/Chapitre XXXVI

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 240-245).
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XXXVI

Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir !
Régnier[1].



Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On l’avait, par son ordre, revêtu d’une riche reliure à fermoirs de vermeil ciselé, et placé entre les flacons d’essence et les boîtes de mouches, sur l’élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine, elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans défense.

Il s’était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des données très vagues. — Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les paroles très ambiguës ; et très embarrassées de Frédéric, s’était fait aimer de la fille de l’ex-chancelier ? — Quels étaient les rapports du baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm ? — Quels étaient les motifs incompréhensibles de l’absence si singulière d’Ordener, dans un moment où les deux royaumes n’étaient occupés que de son prochain mariage avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dédaigner ? — Enfin, que s’était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker ? — L’esprit de la comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d’ennemie.

Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, pour la sixième fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu disparaître son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille tressaillit. C’était la première fois que cette poterne s’ouvrait, depuis qu’elle s’était refermée sur lui.

Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une expression de haine, de dépit et d’admiration involontaire.

Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c’était la première femme qu’elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm.

— Mon enfant, dit doucement l’étrangère, vous êtes la fille du prisonnier de Munckholm ?

Éthel ne put s’empêcher de détourner la tête, quelque chose en elle ne sympathisait pas avec l’étrangère, et il lui semblait qu’il y avait du venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix. Elle répondit :

— Je m’appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu’on me nommait, dans mon berceau, comtesse de Tonsberg et princesse de Wollin.

— Votre père vous dit cela ! s’écria la grande femme avec un accent qu’elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta : — Vous avez éprouvé bien des malheurs !

— Le malheur m’a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit la jeune prisonnière ; mon noble père dit qu’il ne me quittera qu’à ma mort.

Un sourire passa sur les lèvres de l’étrangère, qui reprit du ton de la pitié :

— Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce cachot ? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune ?

— Non, de peur que notre malédiction n’attire sur eux des maux pareils à ceux qu’ils nous font souffrir.

— Et, continua la femme blanche avec un front impassible, connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez ?

Éthel réfléchit un moment et dit :

— Tout s’est fait par la volonté du ciel.

— Votre père ne vous parle jamais du roi ?

— Le roi ? c’est celui pour lequel je prie matin et soir sans le connaître.

Éthel ne comprit pas pourquoi l’étrangère se mordit les lèvres à cette réponse.

— Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses implacables ennemis, le général Arensdorf, l’évêque Spollyson, le chancelier d’Ahlefeld ?

— J’ignore de qui vous me parlez.

— Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud ?

Le souvenir de la scène qui s’était passée la surveille entre le gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l’esprit d’Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point.

— Levin de Knud ? dit-elle ; il me semble que c’est cet homme pour lequel mon père a tant d’estime et presque tant d’affection.

— Comment ! s’écria la grande femme.

— Oui, reprit la jeune fille, c’est ce Levin de Knud que mon seigneur et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de Drontheim.

Ces paroles redoublèrent la surprise de l’autre.

— Contre le gouverneur de Drontheim ! Ne vous jouez pas de moi, ma fille. Ce sont vos intérêts qui m’amènent. Votre père prenait contre le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud !

— Du général ! il me semble que c’était du capitaine… Mais non, vous avez raison. — Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant d’attachement à ce général Levin de Knud qu’il témoignait de haine au gouverneur du Drontheimhus.

— Voilà encore un étrange mystère ! dit en elle-même la grande femme pâle, dont la curiosité s’allumait de plus en plus. — Ma chère enfant, que s’est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de Drontheim ?

L’interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la grande femme.

— Suis-je donc une criminelle pour que vous m’interrogiez ainsi ?

À ce mot si simple, l’inconnue parut interdite, comme si elle sentait le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d’une voix légèrement émue :

— Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui je viens.

— Quoi ! dit Éthel, viendriez-vous de sa part ? m’apporteriez-vous un message de lui ?

Et tout son sang rougissait son beau visage ; et tout son cœur s’était soulevé dans son sein, gonflé d’impatience et d’inquiétude.

— …De qui ? demanda l’autre.

La jeune fille s’arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle avait vu luire dans l’œil de l’étrangère un éclair de sombre joie qui semblait un rayon de l’enfer. Elle dit tristement :

— Vous ne savez pas de qui je veux parler.

L’expression de l’attente trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de l’autre.

— Pauvre jeune fille ! s’écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous ?

Éthel n’entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du septentrion, à la suite de l’aventureux voyageur. Sa tête s’était baissée sur son sein, et ses mains s’étaient jointes comme d’elles-mêmes.

— Votre père espère-t-il sortir de cette prison ?

Cette question, que l’inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même.

— Oui, dit-elle.

Et une larme roula dans ses yeux.

Ceux de l’étrangère s’étaient animés à cette réponse.

— Il l’espère, dites-moi ! et comment ? par quel moyen ? quand ?

— Il espère sortir de cette prison, parce qu’il espère sortir de la vie.

Il y a quelquefois dans la simplicité d’une âme douce et jeune une puissance qui se joue des ruses d’un cœur vieilli dans la méchanceté. Cette pensée parut agiter l’esprit de la grande femme, car l’expression de son visage changea tout à coup ; et, posant sa main froide sur le bras d’Éthel :

— Écoutez-moi, dit-elle d’un ton qui était presque de la franchise, avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau menacés d’une enquête juridique ? qu’il est soupçonné d’avoir fomenté une révolte parmi les mineurs du Nord ?

Ces mots de révolte et d’enquête n’offraient pas d’idée claire à Éthel ; elle leva son grand œil noir sur l’inconnue :

— Que voulez-vous dire ?

— Que votre père conspire contre l’état ; que son crime est presque découvert ; que ce crime entraîne la peine de mort.

— Mort ! Crime !… s’écria la pauvre enfant.

— Crime, et mort, dit gravement la femme étrangère.

— Mon père ! mon noble père ! poursuivit Éthel. Hélas ! lui qui passe ses jours à m’entendre lire l’Edda et l’Évangile ! lui, conspirer ! Que vous a-t-il donc fait ?

— Ne me regardez pas ainsi ; je vous le répète, je suis loin d’être votre ennemie. Votre père est soupçonné d’un grand crime, je vous en avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je droit à quelque reconnaissance.

Ce reproche toucha Éthel.

— Oh ! pardon, noble dame ! pardon ! Jusqu’ici quel être humain avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis ? J’ai été défiante envers vous ; vous me le pardonnez, n’est-ce pas ?

L’étrangère sourit.

— Quoi ! ma fille ! est-ce que jusqu’à ce jour vous n’avez pas encore rencontré un ami ?

Une vive rougeur enflamma les joues d’Éthel. Elle hésita un moment.

— Oui… Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame. Un seul !

— Un seul ! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de grâce ; vous ne savez pas combien il est important… C’est pour le salut de votre père. Quel est cet ami ?

— Je l’ignore, dit Éthel.

L’inconnue pâlit.

— Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi ? Songez qu’il s’agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est l’ami dont vous me parliez ?

— Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui est Ordener.

Éthel dit ces mots avec cette peine que l’on éprouve à prononcer devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui aime.

— Ordener ! Ordener ! répéta l’inconnue avec une émotion étrange, tandis que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son voile. — Et quel est le nom de son père ? demanda-t-elle d’une voix troublée.

— Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu’importent sa famille et son père ! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes.

Hélas ! l’accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le secret du cœur d’Éthel à la pénétration de l’étrangère.

L’étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans quitter la jeune fille du regard :

— Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier d’Ahlefeld ?

Il fallut recommencer cette question, pour ramener l’esprit d’Éthel à des idées qui ne semblaient point l’intéresser.

— Je crois que oui, fut toute sa réponse.

Sa tranquillité, son air indifférent, parurent surprendre l’inconnue.

— Eh bien ! que pensez-vous de ce mariage ?

Il lui fut impossible d’apercevoir la moindre altération dans les grands yeux d’Éthel tandis qu’elle répondait :

— En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse !

— Les comtes Guldenlew et d’Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont deux grands ennemis de votre père.

— Puisse, répéta doucement Éthel, l’union de leurs enfants être heureuse !

— Il me vient une idée, poursuivit l’astucieuse inconnue. Si les jours de votre père sont menacés, vous pourriez, à l’occasion de ce grand mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi.

— Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous, noble dame ; mais comment faire parvenir ma prière jusqu’au fils du vice-roi ?

Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu’elles arrachèrent à l’étrangère un geste d’étonnement.

— Quoi ! est-ce que vous ne le connaissez pas ?

— Ce puissant seigneur ! s’écria Éthel ; vous oubliez qu’aucun de mes regards n’a encore franchi l’enceinte de cette forteresse.

— Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me disait donc ce vieux fou de Levin ? Elle ne le connaît pas. — Impossible cependant ! dit-elle en élevant la voix ; vous devez avoir vu le fils du vice-roi, il est venu ici.

— Cela se peut, noble dame ; de tous les hommes qui sont venus ici je n’ai jamais vu que lui, mon Ordener.

— Votre Ordener ! interrompit l’inconnue. Elle continua, sans paraître s’apercevoir de la rougeur d’Éthel : — Connaissez-vous un jeune homme au visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée ? son œil est doux et austère, son teint frais comme celui d’une jeune fille, ses cheveux châtains.

— Oh ! s’écria la pauvre Éthel, c’est lui, c’est mon fiancé, mon adoré Ordener ! Dites-moi, noble et chère dame, m’apportez-vous de ses nouvelles ? Où l’avez-vous rencontré ? Il vous a dit qu’il daignait m’aimer, n’est-il pas vrai ? Il vous a dit qu’il avait tout mon amour. Hélas ! une malheureuse prisonnière n’a que son amour au monde. Ce noble ami ! Il n’y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux cœur, et cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau front…

Elle n’acheva pas. Elle vit la grande femme inconnue trembler, pâlir et rougir, et crier d’une voix foudroyante à ses oreilles :

— Malheureuse ! tu aimes Ordener Guldenlew, le fiancé d’Ulrique d’Ahlefeld, le fils du mortel ennemi de ton père, du vice-roi de Norvège !

Éthel tomba évanouie.


  1. Dans l’édition originale, au lieu de la citation de Régnier, on lit l’épigraphe suivante :
    Que pourra dire le crime pour écraser la vertu ?
    Kotzebue, Adélaïde de Wolfingen
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