Han d’Islande/Chapitre XXXIV

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 234-236).
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XXXIV

Le masque approche ; c’est Angelo lui-même ; le drôle entend bien son métier ; il faut qu’il soit sûr de son fait.
Lessing.



C’est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le pâle crépuscule du matin, qu’un homme de petite taille en aborde un autre qui est seul, et qui paraît l’attendre. L’entretien suivant commence à voix basse :

— Daigne votre grâce me pardonner si je l’ai fait attendre ! Plusieurs incidents m’ont retardé.

— Lesquels ?

— Le chef des montagnards, Kennybol, n’est arrivé au rendez-vous qu’à minuit ; et nous avons en revanche été troublés par un témoin inattendu.

— Qui donc ?

— C’est un homme qui s’est jeté comme un fou dans la mine au milieu de notre sanhédrin. J’ai pensé d’abord que c’était un espion, et j’ai voulu le faire poignarder ; mais il s’est trouvé porteur de la sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et ils l’ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que ce n’est sans doute qu’un voyageur curieux ou un savant imbécile. En tout cas, j’ai disposé mes mesures à son égard.

— Tout va-t-il bien du reste ?

— Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Faroër, commandés par le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de l’Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les joindront ; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen, qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin. — Enfin, mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir.

— Mais votre Han d’Islande, comment l’ont-ils reçu ?

— Avec une entière crédulité.

— Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre ! Quel malheur qu’il nous ait échappé !

— Mon noble seigneur, usez d’abord du nom de Han d’Islande pour vous venger de Schumacker ; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd’hui tout le jour et feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du Pilier-Noir, à deux milles de Skongen.

— Comment ! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un rassemblement aussi considérable ? — Musdœmon !…

— Un soupçon, noble comte ! Que votre grâce daigne envoyer, à l’instant même, un messager au colonel Vœthaün, dont le régiment doit être en ce moment à Skongen ; informez-le que toutes les forces des insurgés seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir, qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades.

— Je vous comprends ; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de façon que les rebelles soient si nombreux ?

— Plus l’insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de Schumacker et votre mérite seront grands. D’ailleurs il importe qu’elle soit entièrement éteinte d’un seul coup.

— Bien ! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen ?

— Parce que, dans toutes les montagnes, c’est le seul où la défense soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour figurer devant le tribunal.

— À merveille ! — Quelque chose, Musdœmon, me dit de terminer promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est inquiétant de l’autre. Vous savez que nous avons fait faire à Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être tombés au pouvoir de ce Dispolsen ?

— Eh bien, seigneur ?

— Eh bien, je viens d’apprendre à l’instant que cet intrigant avait eu des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum.

— Qui est mort dernièrement ?

— Oui ; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l’agent de Schumacker des papiers.

— Damnation ! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan !

— De votre plan, Musdœmon !

— Mille pardons, noble comte ! Mais aussi pourquoi votre grâce avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum ? le vieux traître !

— Écoutez, Musdœmon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance et sans foi. — Ce n’est pas sans de justes raisons, mon cher, que j’ai toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum.

— Que votre grâce n’a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que de confiance en sa science ! Au surplus, ne nous alarmons pas, mon noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus ; dans quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils pourraient servir.

— En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu’à moi ?

— Ou jusqu’à moi, protégé par votre grâce ?

— Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi ; mais hâtons, je vous prie, le dénoûment de tout ceci ; je vais envoyer le messager au colonel. Venez, mes gens m’attendent derrière ces halliers, et il faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie et à la mort !

— Je prie votre grâce de croire… Diable !

Ici ils s’enfoncèrent dans le bois, dans les détours duquel leurs voix s’éteignirent peu à peu, et bientôt après on n’y entendit plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s’éloignaient.