Han d’Islande/Chapitre XLIII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 282-298).
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XLIII


Est-ce ainsi qu’on traite un homme de ma charge ? est-ce ainsi qu’on perd le respect dû à la justice ?
Calderon, Louis Perez de Galice.



La tremblante Éthel, que les gardes ont séparée de son père à la sortie du donjon du Lion de Slesvig, a été conduite, à travers de ténébreux corridors, jusqu’alors inconnus d’elle, dans une sorte de cellule obscure, qu’on a refermée sur son entrée. Du côté de la cellule opposée à la porte est une grande ouverture grillée, à travers laquelle pénètre une lumière de torches et de flambeaux. Devant cette ouverture est une banquette sur laquelle est placée une femme voilée et vêtue de noir, qui lui fait signe de s’asseoir auprès d’elle. Elle obéit en silence et interdite.

Ses yeux se portent au delà de l’ouverture grillée. Un tableau sombre et imposant est devant elle.

À l’extrémité d’une salle tendue de noir, et faiblement éclairée par des lampes de cuivre suspendues à la voûte, s’élève un tribunal noir arrondi en fer à cheval, occupé par sept juges vêtus de robes noires, dont l’un, placé au centre sur un siège plus élevé, porte sur sa poitrine des chaînes de diamants et des plaques d’or qui étincellent. Le juge assis à la droite de celui-ci se distingue des autres par une ceinture blanche et un manteau d’hermine, insignes du haut-syndic de la province. À droite du tribunal est une estrade couverte d’un dais, où siége un vieillard, revêtu d’habits pontificaux ; à gauche, une table chargée de papiers, derrière laquelle se tient debout un homme de petite taille, coiffé d’une énorme perruque, et enveloppé des plis d’une longue robe noire.

On remarque, en face des juges, un banc de bois entouré de hallebardiers qui portent des torches, dont la lueur, réfléchie par une forêt de piques, de mousquets et de pertuisanes, répand de vagues rayons sur les têtes tumultueuses d’une foule de spectateurs, pressés contre la grille de fer qui les sépare du tribunal.

Éthel observait ce spectacle comme si elle eût assisté éveillée à un rêve ; cependant elle était loin de se sentir indifférente à ce qui allait se passer sous ses yeux. Elle entendait en elle comme une voix intime qui l’avertissait d’être attentive, parce qu’elle touchait à l’une des crises de sa vie. Son cœur était en proie à deux agitations différentes en même temps ; elle eût voulu savoir sur-le-champ en quoi elle était intéressée à la scène qu’elle contemplait, ou ne le savoir jamais. Depuis plusieurs jours, l’idée que son Ordener était perdu pour elle lui avait inspiré le désir désespéré d’en finir d’une fois avec l’existence, et de pouvoir lire d’un coup d’œil tout le livre de sa destinée. C’est pourquoi, comprenant qu’elle entrait dans l’heure décisive de son sort, elle examina le tableau lugubre qui s’offrait à elle, moins avec répugnance qu’avec une sorte de joie impatiente et funèbre.

Elle vit le président se lever, en proclamant, au nom du roi, que l’audience de justice était ouverte.

Elle entendit le petit homme noir, placé à la gauche du tribunal, lire, d’une voix basse et rapide, un long discours où le nom de son père, mêlé aux mots de conspiration, de révolte des mines, de haute trahison, revenait fréquemment. Alors elle se rappela ce que la fatale inconnue lui avait dit, dans le jardin du donjon, de l’accusation dont son père était menacé ; et elle frémit quand elle entendit l’homme à la robe noire terminer son discours par le mot de mort, fortement articulé.

Épouvantée, elle se tourna vers la femme voilée, pour laquelle un sentiment qu’elle ne s’expliquait pas lui inspirait de la crainte :

— Où sommes-nous ? qu’est-ce que tout ceci ? demanda-t-elle timidement.

Un geste de sa mystérieuse compagne l’invita au silence et à l’attention. Elle reporta sa vue dans la salle du tribunal.

Le vieillard vénérable, en habits épiscopaux, venait de se lever ; et Éthel recueillit ces paroles, qu’il prononça distinctement :

— Au nom du Dieu tout-puissant et miséricordieux, — moi, Pamphlie-Éleuthère, évêque de la royale ville de Drontheim et de la royale province du Drontheimhus, je salue le respectable tribunal qui juge au nom du roi, notre seigneur après Dieu ;

Et je dis — qu’ayant remarqué que les prisonniers amenés devant ce tribunal étaient des hommes et des chrétiens, et qu’ils n’avaient point de procureurs, je déclare aux respectables juges que mon intention est de les assister de mon faible secours, dans la cruelle position où le ciel les a voulu mettre ;

Priant Dieu de daigner donner sa force à notre infirme faiblesse, et sa lumière à notre profonde cécité.

C’est ainsi que moi, évêque de ce royal diocèse, je salue le respectable et judicieux tribunal. —

Après avoir parlé ainsi, l’évêque descendit de son trône pontifical, et alla s’asseoir sur le banc de bois destiné aux accusés, tandis qu’un murmure d’approbation éclatait parmi le peuple.

Le président se leva, et dit d’une voix sèche :

— Hallebardiers, qu’on fasse silence ! — Seigneur évêque, le tribunal remercie votre révérence, au nom des prisonniers. — Habitants du Drontheimhus, soyez attentifs à la haute justice du roi ; le tribunal va juger sans appel. — Archers, qu’on amène les accusés.

Il se fit dans l’auditoire un silence d’attente et de terreur ; seulement toutes les têtes s’agitèrent dans l’ombre, comme les sombres vagues d’une mer orageuse, sur laquelle le tonnerre s’apprête à gronder.

Bientôt Éthel entendit une rumeur sourde et un mouvement extraordinaire se prolonger au-dessous d’elle, dans les sinistres avenues de la salle ; puis l’auditoire se rangea avec un frémissement d’impatience et de curiosité ; des pas multipliés retentirent ; des hallebardes et des mousquets brillèrent ; et bientôt six hommes enchaînés et entourés de gardes pénétrèrent, la tête nue, dans l’enceinte du tribunal. Éthel ne vit que le premier de ces six prisonniers ; c’était un vieillard à barbe blanche, vêtu d’une simarre noire ; c’était son père.

Elle s’appuya défaillante sur la balustrade de pierre qui était devant sa banquette ; les objets roulaient sous ses yeux comme dans un nuage confus, et il lui semblait que son cœur palpitait à son oreille. Elle dit d’une voix faible :

— Ô Dieu, secourez-moi !

La femme voilée se pencha vers elle, et lui fit respirer des sels qui la réveillèrent de sa léthargie.

— Noble dame, dit-elle ranimée, de grâce, un mot de votre voix pour me convaincre que je ne suis pas ici le jouet des fantômes de l’enfer.

Mais l’inconnue, sourde à sa prière, avait retourné sa tête vers le tribunal ; et la pauvre Éthel, qui avait retrouvé quelque force, se résigna à l’imiter en silence.

Le président s’était levé, et avait dit d’une voix lente et solennelle :

— Prisonniers, on vous amène devant nous pour que nous ayons à examiner si vous êtes coupables de haute trahison, de conspiration, de révolte par les armes contre l’autorité du roi notre souverain seigneur. Méditez maintenant dans vos consciences, car une accusation de lèse-majesté au premier chef pèse sur vos têtes.

En ce moment un rayon de lumière tomba sur le visage d’un des six accusés, d’un jeune homme qui tenait sa tête penchée sur sa poitrine, comme pour dérober ses traits sous les boucles pendantes de ses longs cheveux. Éthel tressaillit, et une sueur froide sortit de tous ses membres ; elle avait cru reconnaître… — Mais non, c’était une cruelle illusion ; la salle était faiblement éclairée, et les hommes s’y mouvaient comme des ombres ; à peine distinguait-on le grand christ d’ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président.

Cependant ce jeune homme était enveloppé d’un manteau qui de loin paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains, et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits… Mais non, cela n’était pas, cela ne pouvait être ! c’était une horrible illusion.

Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l’évêque. Schumacker s’était placé à l’une des extrémités ; il était séparé du jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons d’infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre desquels on remarquait une espèce de géant. L’évêque siégeait à l’autre extrémité du banc.

Éthel vit le président se tourner vers son père.

— Vieillard, dit-il d’une voix sévère, dites-nous votre nom et qui vous êtes.

Le vieillard souleva sa tête vénérable.

— Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on m’appelait comte de Griffenfeld et de Tonsberg, prince de Wollin, prince du Saint-Empire, chevalier de l’ordre royal de l’Éléphant, chevalier de l’ordre royal de Danebrog ; chevalier de la Toison d’or d’Allemagne et de la Jarretière d’Angleterre, premier ministre, inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et de…

Le président interrompit.

— Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes.

— Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m’appelle Jean Schumacker, j’ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre ancien bienfaiteur, chancelier d’Ahlefeld.

Le président parut interdit.

— Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l’ex-chancelier, et comme j’ai cru voir qu’il n’en était pas de même à mon égard de votre côté, j’ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de vieilles connaissances.

— Schumacker, dit le président d’un ton où l’on sentait l’accent de la colère concentrée, épargnez les moments du tribunal.

Le vieux captif l’interrompit encore :

— Nous avons changé de rôle, noble chancelier ; autrefois c’était moi qui vous appelais simplement d’Ahlefeld, et vous qui me disiez seigneur comte.

— Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri.

— Si ce jugement est infamant pour quelqu’un, comte d’Ahlefeld, ce n’est pas pour moi.

Le vieillard s’était levé à demi en prononçant ces paroles avec force. Le président étendit la main vers lui.

— Asseyez-vous. N’insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à vous défendre.

Schumacker ne répondit qu’en haussant les épaules.

— Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal touchant le crime capital dont vous êtes accusé ?

Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa question.

— Est-ce que c’est à moi que vous parlez ? dit l’ex-grand-chancelier. Je croyais, noble comte d’Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même. De quel crime m’entretenez-vous ? Est-ce que j’ai jamais donné le baiser d’Iscariote à un ami ? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un bienfaiteur ? dépouillé celui à qui je devais tout ? J’ignore, en vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l’on m’amène ici. C’est sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s’il vous suffira d’une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d’une lettre de l’alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède[1].

À peine achevait-il cette raillerie amère, que l’homme placé devant la table à gauche du tribunal se leva.

— Seigneur président, dit-il, après s’être incliné profondément, seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean Schumacker, s’il continue d’injurier ainsi sa grâce le président de ce respectable tribunal.

La voix calme de l’évêque s’éleva :

— Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un accusé.

— Vous avez raison, révérend évêque, s’écria le président avec précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté possible à la défense. — J’engage seulement l’accusé à modérer son langage, s’il comprend ses véritables intérêts.

Schumacker secoua la tête et dit froidement :

— Il paraît que le comte d’Ahlefeld est plus sûr de son fait qu’en 1677.

— Taisez-vous, dit le président ; et s’adressant sur-le-champ au prisonnier voisin du vieillard, il lui demanda quel était son nom.

C’était un montagnard d’une taille colossale, dont le front était entouré de bandages, qui se leva en disant :

— Je suis Han, de Klipstadur, en Islande.

Un frémissement d’épouvante erra quelque temps dans la foule, et Schumacker, soulevant sa tête pensive déjà retombée sur sa poitrine, jeta un brusque regard sur son formidable voisin, dont tous les autres co-accusés se tenaient éloignés.

— Han d’Islande, demanda le président quand le trouble fut dissipé, qu’avez-vous à dire au tribunal ?

De tous les spectateurs, Éthel n’avait pas été la moins frappée de la présence du brigand fameux qui, depuis si longtemps, lui apparaissait dans toutes ses terreurs. Elle attacha avec une avidité craintive son regard sur le géant monstrueux que son Ordener avait peut-être combattu, dont il avait peut-être été la victime. Cette idée se retourna dans son cœur sous toutes ses formes douloureuses. Aussi, entièrement absorbée par une foule d’émotions déchirantes, elle entendit à peine la réponse qu’adressait au président, dans un langage grossier et embarrassé, ce Han d’Islande, en qui elle voyait presque le meurtrier de son Ordener. Elle comprit seulement que le brigand se déclarait le chef des bandes rebelles.

— Est-ce de vous-même, demanda le président, ou par une instigation étrangère, que vous avez pris le commandement des insurgés.

Le brigand répondit :

— Ce n’est pas de moi-même.

— Qui vous a provoqué à ce crime ?

— Un homme qui s’appelait Hacket.

— Quel était ce Hacket ?

— Un agent de Schumacker, qu’il nommait aussi comte de Griffenfeld.

Le président s’adressa à Schumacker :

— Schumacker, connaissez-vous ce Hacket ?

— Vous m’avez prévenu, comte d’Ahlefeld, repartit le vieillard ; j’allais vous adresser la même question.

— Jean Schumacker, dit le président, vous êtes mal conseillé par votre haine. Le tribunal appréciera votre système de défense.

L’évêque prit la parole.

— Seigneur secrétaire intime, dit-il en se tournant vers l’homme de petite taille, qui paraissait faire les fonctions de greffier et d’accusateur, ce Hacket est-il parmi mes clients ?

— Non, votre révérence, répondit le secrétaire.

— Sait-on ce qu’il est devenu ?

— On n’a pu le saisir ; il a disparu.

On eût dit qu’en parlant ainsi le seigneur secrétaire intime composait sa voix.

— Je crois plutôt qu’il s’est évanoui, dit Schumacker.

L’évêque continua :

— Seigneur secrétaire, fait-on poursuivre ce Hacket ? A-t-on son signalement ?

Avant que le secrétaire intime eût pu répondre, un des prisonniers se leva, c’était un jeune mineur d’un visage âpre et fier.

— Il serait aisé de l’avoir, dit-il d’une voix forte. Ce misérable Hacket, l’agent de Schumacker, est un homme de petite stature, de figure ouverte, mais ouverte comme une bouche de l’enfer. — Tenez, seigneur évêque, sa voix ressemble beaucoup à celle de ce seigneur qui écrit là sur cette table, et que votre révérence appelle, je crois, secrétaire intime. Et même, si cette salle était moins sombre, et que le seigneur secrétaire intime eût moins de cheveux pour lui cacher le visage, j’assurerais presque qu’il y a dans ses traits quelque ressemblance avec ceux du traître Hacket.

— Notre frère dit vrai, s’écrièrent les deux prisonniers voisins du jeune mineur.

— Vraiment ! murmura Schumacker avec une expression de triomphe.

Cependant le secrétaire avait fait un mouvement involontaire, soit de crainte, soit de l’indignation qu’il ressentait d’être comparé à ce Hacket. Le président, qui lui-même avait paru troublé, se hâta d’élever la voix.

— Prisonniers, n’oubliez pas que vous ne devez parler que lorsque le tribunal vous interroge ; et surtout n’outragez pas les ministres de la justice par d’indignes comparaisons.

— Cependant, seigneur président, dit l’évêque, ceci n’est qu’une question de signalement. Si le coupable Hacket offre quelques points de ressemblance avec le secrétaire, cela pourrait être utile…

Le président l’interrompit.

— Han d’Islande, vous qui avez eu tant de rapports avec Hacket, dites-nous, pour satisfaire le révérend évêque, si cet homme ressemble en effet à notre très honoré secrétaire intime.

— Nullement, seigneur, répondit le géant sans hésiter.

— Vous voyez, seigneur évêque, ajouta le président.

L’évêque prononça d’un signe de tête qu’il était satisfait ; et le président, s’adressant à un autre accusé, prononça la formule usitée :

— Quel est votre nom ?

— Wilfrid Kennybol, des montagnes de Kole.

— Étiez-vous parmi les insurgés ?

— Oui, seigneur ; la vérité vaut mieux que la vie. J’ai été pris dans les gorges maudites du Pilier-Noir. J’étais le chef des montagnards.

— Qui vous a poussé au crime de rébellion ?

— Nos frères les mineurs se plaignaient de la tutelle royale, et cela était tout simple, n’est-ce pas, votre courtoisie ? Vous n’auriez qu’une hutte de boue et deux mauvaises peaux de renard, que vous ne seriez pas fâché d’en être le maître. Le gouvernement n’a pas écouté leurs prières. Alors, seigneur, ils ont songé à se révolter, et nous ont priés de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints. Voilà tout.

— Personne, dit le président, n’a-t-il éveillé, encouragé et dirigé votre insurrection ?

— C’était un seigneur Hacket, qui nous parlait sans cesse de délivrer un comte prisonnier à Munckholm, dont il se disait l’envoyé. Nous le lui avons promis, parce qu’une liberté de plus ne nous coûtait rien.

— Ce comte ne s’appelait-il pas Schumacker ou Griffenfeld ?

— Justement, votre courtoisie.

— Vous ne l’avez jamais vu ?

— Non, seigneur ; mais si c’est ce vieillard qui vous a dit tout à l’heure tant de noms, je ne puis faire autrement que de convenir…

— De quoi ? interrompit le président.

— Qu’il a une bien belle barbe blanche, seigneur, presque aussi belle que celle du père du mari de ma sœur Maase, de la bourgade de Surb, lequel a vécu jusqu’à cent vingt ans.

L’ombre répandue dans la salle empêcha de voir si le président paraissait désappointé de la naïve réponse du montagnard. Il ordonna aux archers de déployer quelques bannières couleur de feu déposées devant le tribunal.

— Wilfrid Kennybol, dit-il, reconnaissez-vous ces bannières ?

— Oui, votre courtoisie ; elles nous ont été données par Hacket, au nom du comte Schumacker. Le comte fit distribuer aussi des armes aux mineurs ; car nous n’en avions pas besoin, nous autres montagnards, qui vivons de la carabine et de la gibecière. Et moi, seigneur, tel que vous me voyez, attaché ici comme une méchante poule qu’on va rôtir, j’ai plus d’une fois, du fond de nos vallées, atteint de vieux aigles, lorsque, au plus haut de leur vol, ils ne semblaient que des alouettes ou des grives.

— Vous entendez, seigneurs juges, observa le secrétaire intime ; l’accusé Schumacker a fait distribuer par Hacket des armes et des drapeaux aux rebelles.

— Kennybol, reprit le président, n’avez-vous plus rien à déclarer ?

— Rien, votre courtoisie, sinon que je ne mérite pas la mort. Je n’ai fait que prêter assistance, en bon frère, aux mineurs, et j’ose affirmer à toutes vos courtoisies que le plomb de ma carabine, tout vieux chasseur que je suis, n’a jamais touché un daim du roi.

Le président, sans répondre à ce plaidoyer, interrogea les deux compagnons de Kennybol. C’étaient des chefs de mineurs. Le plus vieux, qui déclara se nommer Jonas, répéta, en d’autres termes, ce qu’avait avoué Kennybol. L’autre, qui était le jeune homme dont les yeux avaient saisi tant de ressemblance entre le secrétaire intime et le perfide Hacket, dit s’appeler Norbith, confessa fièrement sa part dans la révolte, mais refusa de rien révéler touchant Hacket et Schumacker. Il avait, disait-il, prêté serment de se taire, et ne se souvenait plus que de ce serment. Le président eut beau l’interroger par toutes les menaces et par toutes les prières, l’obstiné jeune homme resta inflexible. D’ailleurs il assurait ne point s’être révolté pour Schumacker, mais seulement parce que sa vieille mère avait faim et froid. Il ne niait point qu’il n’eût peut-être mérité la mort ; mais il affirmait que l’on commettrait une injustice en le condamnant, parce qu’en le tuant on tuerait aussi sa pauvre mère, qui ne l’avait pas mérité.

Quand Norbith eut cessé de parler, le secrétaire intime résuma en peu de mots les charges accablantes qui pesaient jusqu’à ce moment sur les accusés, surtout sur Schumacker. Il lut quelques-unes des devises séditieuses inscrites sur les bannières, et fit ressortir contre l’ex-grand-chancelier l’unanimité des réponses de ses complices, et jusqu’au silence de ce jeune Norbith, lié par un serment fanatique. — Il ne reste plus, ajouta-t-il en terminant, qu’un accusé à interroger, et nous avons de hautes raisons de le croire agent secret de l’autorité qui a si mal veillé à la tranquillité du Drontheimhus. Cette autorité a favorisé, sinon par sa connivence coupable, du moins par sa fatale négligence, l’explosion de la révolte qui va perdre tous ces malheureux, et rendre à l’échafaud ce Schumacker, que la clémence du roi en avait si généreusement sauvé.

Éthel, qui de ses craintes pour Ordener était revenue, par une cruelle transition, à ses craintes pour son père, frémit à ce langage sinistre, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, quand elle vit son père se lever, en disant d’une voix tranquille : — Chancelier d’Ahlefeld, j’admire tout ceci. Avez-vous eu la prévoyance de faire mander le bourreau ?

L’infortunée crut en ce moment qu’elle épuisait sa dernière douleur ; elle se trompait.

Le sixième accusé venait de se lever ; noble et superbe, il avait écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le président lui avait adressées il avait répondu d’une voix ferme et haute :

— Je m’appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog.

Un cri de surprise échappa au secrétaire :

— Le fils du vice-roi !

— Le fils du vice-roi ! répétèrent toutes les voix, comme si la salle eût en ce moment mille échos.

Le président avait reculé sur son siège ; les juges, jusqu’alors immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de vents opposés. L’agitation était plus grande encore dans l’auditoire ; les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles de fer ; la foule entière parlait comme d’une seule bouche ; et les gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de surprise à la rumeur universelle.

Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait concevoir ce qui se passa dans l’âme d’Éthel ? Qui pourrait rendre ce mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur ? cette attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l’espérance, et n’en était cependant pas ? — Il était devant elle, sans qu’elle fût devant lui ! c’était lui qu’elle voyait et qui ne la voyait pas ! c’était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu’elle avait cru mort, qu’elle savait perdu pour elle, son ami qui l’avait trompée et qu’elle adorait comme d’une adoration nouvelle. Il était là ; oui, il était là. Un vain songe ne l’abusait pas ; oh ! c’était bien lui, cet Ordener, hélas ! qu’elle avait rêvé plus souvent encore qu’elle ne l’avait vu. — Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange sauveur ou comme un fatal génie ? Devait-elle espérer en lui ou trembler pour lui ? — Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée et l’étouffaient comme une flamme que trop d’aliment éteint ; toutes les idées, toutes les sensations que nous venons d’indiquer parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le reconnaître, et les autres ne l’avaient pas encore reconnu qu’elle était évanouie.

Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les larmes s’étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces regards qui embrassent tout un être ; et le trouble avait cessé dans le tribunal et le peuple, que le nom d’Ordener Guldenlew retentissait encore à son oreille. Elle remarqua avec une douloureuse inquiétude qu’il portait son bras en écharpe, et que ses mains étaient chargées de fers ; elle remarqua que son manteau était déchiré en plusieurs endroits, que son sabre fidèle ne pendait plus à sa ceinture. Rien n’échappa à sa sollicitude ; car l’œil d’une amante ressemble à l’œil d’une mère. Elle environna de toute son âme celui qu’elle ne pouvait couvrir de tout son corps ; et, il faut le dire à la honte et à la gloire de l’amour, dans cette salle qui renfermait son père et les persécuteurs de son père, Éthel ne vit plus qu’un seul homme.

Le silence s’était rétabli peu à peu. Le président se mit en devoir de commencer l’interrogatoire du fils du vice-roi.

— Seigneur baron… dit-il d’une voix tremblante.

— Je ne m’appelle point ici seigneur baron, répondit Ordener d’une voix ferme, je m’appelle Ordener Guldenlew, comme celui qui a été comte de Griffenfeld s’appelle Jean Schumacker.

Le président resta un moment comme interdit.

— Eh bien donc ! reprit-il, Ordener Guldenlew, c’est sans doute par un hasard malheureux que vous êtes amené devant nous. Les rebelles vous auront pris voyageant, vous auront forcé de les suivre, et c’est ainsi, sans doute, que vous avez été trouvé dans leurs rangs.

Le secrétaire se leva :

— Nobles juges, le nom seul du fils du vice-roi de Norvège est un plaidoyer suffisant pour lui. Le baron Ordener Guldenlew ne peut être un rebelle. Notre illustre président a parfaitement expliqué sa fâcheuse arrestation parmi les rebelles. Le seul tort du noble prisonnier est de n’avoir pas dit plus tôt son nom. Nous demandons qu’il soit mis sur-le-champ en liberté, abandonnant toute accusation à son égard, et regrettant qu’il se soit assis sur le banc souillé par le criminel Schumacker et ses complices.

— Que faites-vous donc ? s’écria Ordener.

— Le secrétaire intime, dit le président, se désiste de toute poursuite à votre égard.

— Il a tort, répliqua Ordener, d’une voix haute et sonore ; je dois ici être seul accusé, seul jugé, et seul condamné. — Il s’arrêta un moment, et ajouta d’un accent moins ferme : — Car je suis seul coupable.

— Seul coupable ! s’écria le président.

— Seul coupable ! répéta le secrétaire intime.

Une nouvelle explosion de surprise se manifesta dans l’auditoire. La malheureuse Éthel frémit ; elle ne songeait pas que cette déclaration de son amant sauvait son père. Elle avait devant les yeux la mort de son Ordener.

— Hallebardiers, qu’on fasse silence ! dit le président, profitant peut-être du moment de rumeur pour rallier ses idées et reprendre sa présence d’esprit. — Ordener Guldenlew, reprit-il, expliquez-vous.

Le jeune homme resta un instant rêveur, puis soupira avec effort, puis prononça ces paroles d’un ton calme et résigné :

— Oui, je sais qu’une mort infâme m’attend ; je sais que la vie pourrait m’être belle et glorieuse. Mais Dieu lira au fond de mon cœur ! à la vérité, Dieu seul ! — Je vais accomplir le premier devoir de mon existence ; je vais lui sacrifier mon sang, mon honneur peut-être ; mais je sens que je mourrai sans remords et sans repentir. Ne vous étonnez pas de mes paroles, seigneurs juges ; il y a dans l’âme et dans la destinée humaine des mystères que vous ne pouvez pénétrer et qui ne sont jugés qu’au ciel. Écoutez-moi donc, et agissez envers moi selon vos consciences, quand vous aurez absous ces infortunés, et surtout ce déplorable Schumacker, qui a déjà, dans sa captivité, expié bien plus de crimes qu’un homme n’en peut commettre. — Oui, je suis coupable, nobles juges, et seul coupable. Schumacker est innocent ; ces autres malheureux ne sont qu’égarés. L’auteur de la rébellion des mineurs, c’est moi.

— Vous ! s’écrièrent à la fois, et avec une expression étrange, le président et le secrétaire intime.

— Moi ! et ne m’interrompez plus, seigneurs. Je suis pressé de terminer, car en m’accusant je justifie ces infortunés. C’est moi qui ai soulevé les mineurs au nom de Schumacker ; c’est moi qui ai fait distribuer aux rebelles des bannières ; qui leur ai envoyé, au nom du prisonnier de Munckholm, de l’or et des armes. Hacket était mon agent.

À ce nom de Hacket, le secrétaire intime fit un geste de stupeur. Ordener continua :

— J’épargne vos moments, seigneurs. J’ai été pris dans les rangs des mineurs, que j’avais poussés à la révolte. J’ai seul tout fait. Maintenant, jugez. Si j’ai prouvé mon crime, j’ai prouvé également l’innocence de Schumacker et celle des pauvres misérables que vous croyez ses complices.

Le jeune homme parlait ainsi, les yeux levés au ciel. Éthel, presque inanimée, respirait à peine ; il lui semblait seulement qu’Ordener, tout en justifiant son père, prononçait bien amèrement son nom. Les discours du jeune homme l’étonnaient et l’épouvantaient, sans qu’elle pût les comprendre. Dans tout ce qui frappait ses sens, elle ne voyait clairement que le malheur.

Un sentiment du même genre paraissait préoccuper le président. On eût dit qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait de ses oreilles. Il adressa néanmoins la parole au fils du vice-roi :

— Si vous êtes en effet l’unique auteur de cette révolte, dans quel but l’avez-vous excitée ?

— Je ne puis le dire.

Un frisson saisit Éthel, lorsqu’elle entendit le président répliquer d’une voix presque irritée :

— N’aviez-vous point une intrigue avec la fille de Schumacker ?

Mais Ordener, enchaîné, avait fait un pas vers le tribunal, et s’était écrié, avec l’accent de l’indignation :

— Chancelier d’Ahlefeld, contentez-vous de ma vie que je vous livre ; respectez une noble et innocente fille. Ne tentez pas de la déshonorer une seconde fois.

La pauvre Éthel, qui avait senti son sang remonter à son visage, ne comprit pas ce que signifiaient ces mots, une seconde fois, sur lesquels son défenseur appuyait avec énergie ; mais à la colère qui se peignait sur les traits du président, on eût dit qu’il les comprenait.

— Ordener Guldenlew, n’oubliez pas vous-même le respect que vous devez à la justice du roi et à ses suprêmes officiers. Je vous réprimande au nom du tribunal. — À présent, je vous somme de nouveau de me déclarer dans quel but vous avez commis le crime dont vous vous accusez.

— Je vous répète que je ne puis vous le dire.

— N’était-ce pas, reprit le secrétaire, pour délivrer Schumacker ?

Ordener garda le silence.

— Ne soyez pas muet, accusé Ordener, dit le président ; il est prouvé que vous entreteniez des intelligences avec Schumacker, et l’aveu de votre culpabilité accuse, plus qu’il ne justifie, le prisonnier de Munckholm. Vous alliez souvent à Munckholm, et certes vous attachiez à ces visites plus qu’un intérêt de curiosité ordinaire. Témoin cette boucle de diamants.

Le président prit sur le bureau, et montra à Ordener une boucle de brillants qui y était déposée.

— La reconnaissez-vous pour vous avoir appartenu ?

— Oui. Par quel hasard ?…

— Eh bien ! un des rebelles l’a remise, avant d’expirer, à notre secrétaire intime, en déclarant qu’il l’avait reçue de vous en paiement, pour vous avoir transporté du port de Drontheim à la forteresse de Munckholm. Or, je vous le demande, seigneurs juges, un pareil salaire donné à un simple matelot n’annonce-t-il pas quelle importance l’accusé Ordener Guldenlew attachait à parvenir jusqu’à cette prison, qui est celle de Schumacker ?

— Ah ! s’écria l’accusé Kennybol, ce que dit sa courtoisie est vrai, je reconnais la boucle ; c’est l’histoire de notre pauvre frère Guldon Stayper.

— Silence, dit le président, laissez répondre Ordener Guldenlew.

— Je ne cacherai pas, repartit Ordener, que je désirais voir Schumacker. Mais cette boucle ne signifie rien. On ne peut entrer avec des diamants dans le fort ; le matelot qui m’avait amené s’était plaint, dans la traversée, de sa misère ; je lui ai jeté cette boucle, que je ne pouvais garder sur moi.

— Pardon, votre courtoisie, interrompit le secrétaire intime, le règlement excepte de cette mesure le fils du vice-roi. Vous pouviez donc…

— Je ne voulais pas me nommer.

— Pourquoi ? demanda le président.

— C’est ce que je ne puis dire.

— Vos intelligences avec Schumacker et sa fille prouvent que le but de votre complot était de les délivrer.

Schumacker, qui, jusqu’alors, n’avait donné d’autre signe d’attention que de dédaigneux mouvements d’épaules, se leva :

— Me délivrer ! Le but de cette infernale trame était de me compromettre et de me perdre, comme il l’est encore. Croyez-vous qu’Ordener Guldenlew eût avoué sa participation au crime, s’il n’eût été pris parmi les révoltés ? Oh ! je vois qu’il a hérité de la haine de son père pour moi. Et quant aux intelligences qu’on lui suppose avec moi et ma fille, qu’il sache, cet exécré Guldenlew, que ma fille a hérité aussi de ma haine pour lui, pour la race des Guldenlew et des d’Ahlefeld !

Ordener soupira profondément, tandis qu’Éthel désavouait tout bas son père, et que celui-ci retombait sur son banc, palpitant encore de colère.

— Le tribunal jugera, dit le président.

Ordener, qui, aux paroles de Schumacker, avait baissé les yeux en silence, parut se réveiller :

— Oh ! nobles juges, écoutez. Vous allez descendre dans vos consciences ; n’oubliez pas qu’Ordener Guldenlew est coupable seul ; Schumacker est innocent. Ces autres infortunés ont été trompés par Hacket, qui était mon agent. J’ai fait tout le reste.

Kennybol l’interrompit :

— Sa courtoisie dit vrai, seigneurs juges ; car c’est elle qui s’est chargée de nous amener le fameux Han d’Islande, dont je souhaite que le nom ne me porte pas malheur. Je sais que c’est ce jeune seigneur qui a osé l’aller trouver dans la caverne de Walderhog, pour lui proposer d’être notre chef. Il m’a confié le secret de son entreprise au hameau de Surb, chez mon frère Braal. Et, pour le reste encore, le jeune seigneur dit vrai ; nous avons été abusés par ce Hacket maudit ; d’où il suit que nous ne méritons pas la mort.

— Seigneur secrétaire intime, dit le président, les débats sont clos. Quelles sont vos conclusions ?

Le secrétaire se leva, salua plusieurs fois le tribunal, passa quelque temps la main entre les plis de son rabat de dentelle, sans quitter un moment des yeux les yeux du président. Enfin, il fit entendre ces paroles d’une voix sourde et lugubre :

— Seigneur président, respectables juges ! l’accusation demeure victorieuse. Ordener Guldenlew, qui ternit à jamais la splendeur de son glorieux nom, n’a réussi qu’à prouver sa culpabilité sans démontrer l’innocence de l’ex-chancelier Schumacker, et de ses complices Han d’Islande, Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith. — Je demande à la justice du tribunal que les six accusés soient déclarés coupables du crime de haute-trahison et de lèse-majesté, au premier chef.

Un murmure vague s’éleva de la foule. Le président allait proclamer la formule de clôture, quand l’évêque réclama un moment d’attention.

— Doctes juges, il est convenable que la défense des accusés se fasse entendre la dernière. Je souhaiterais qu’elle eût un meilleur organe ; car je suis vieux et faible, et je n’ai plus en moi d’autre force que celle qui me vient de Dieu. — Je m’étonne des sévères requêtes du secrétaire intime. Rien ici ne prouve le crime de mon client Schumacker. On ne peut établir contre lui aucune participation directe à l’insurrection des mineurs ; et puisque mon autre client Ordener Guldenlew déclare avoir abusé du nom de Schumacker, et, de plus, être l’unique auteur de cette condamnable sédition, toutes les présomptions qui pesaient sur Schumacker s’évanouissent ; vous devez donc l’absoudre. Je recommande à votre indulgence chrétienne les autres accusés, qui n’ont été qu’égarés, comme la brebis du bon pasteur ; et même le jeune Ordener Guldenlew, qui a du moins le mérite, bien grand devant le Seigneur, de confesser son crime. Songez, seigneurs juges, qu’il est encore dans l’âge où l’homme peut faillir, et même tomber, sans que Dieu refuse de le soutenir ou de le relever. Ordener Guldenlew porte à peine le quart de ce fardeau de l’existence qui pèse déjà presque entier sur ma tête. Mettez dans la balance de vos jugements sa jeunesse et son inexpérience, et ne lui retirez pas si tôt cette vie que le Seigneur vient à peine de lui donner.

Le vieillard se tut et se plaça près d’Ordener, qui souriait ; tandis qu’à l’invitation du président, les juges se levaient du tribunal, et passaient en silence le seuil de la formidable salle de leurs délibérations.

Pendant que quelques hommes décidaient de six destinées dans ce terrible sanctuaire, les accusés immobiles étaient restés assis sur leur banc entre deux rangs de hallebardiers. Schumacker, la tête sur sa poitrine, paraissait endormi dans une rêverie profonde ; le géant promenait à droite et à gauche des regards où se peignait une assurance stupide ; Jonas et Kennybol, les mains jointes, priaient à voix basse, tandis que leur camarade Norbith frappait par intervalles la terre du pied, ou secouait ses chaînes avec des tressaillements convulsifs. Entre lui et le vénérable évêque, qui lisait les psaumes de la pénitence, se tenait Ordener, les bras croisés et les yeux levés au ciel.

Derrière eux on entendait le bruit de la foule, qui avait impétueusement éclaté à la sortie des juges. C’était le fameux captif de Munckholm, c’était le redoutable démon d’Islande, c’était surtout le fils du vice-roi, qui occupaient toutes les pensées, toutes les paroles, tous les regards. La rumeur, mêlée de plaintes, de rires et de cris confus, qui s’échappait de l’auditoire, s’abaissait et s’élevait comme une flamme qui ondoie sous le vent.

Ainsi se passèrent plusieurs heures d’attente, si longues que chacun s’étonnait qu’elles fussent contenues dans la même nuit. De temps en temps on jetait un regard vers la porte de la chambre des délibérations ; mais on n’y voyait rien, que les deux soldats qui se promenaient avec leurs pertuisanes étincelantes devant le seuil fatal, comme deux fantômes muets.

Enfin, les torches et les lampes commençaient à pâlir, et quelques rayons blancs de l’aube traversaient les vitraux étroits de la salle, quand la porte redoutable s’ouvrit. Un silence profond remplaça sur-le-champ, comme par magie, tout le tumulte du peuple, et l’on n’entendit plus que le bruit des respirations pressées et le mouvement vague et sourd de la foule en suspens.

Les juges, sortant à pas lents de la chambre des délibérations, reprirent place au tribunal, le président à leur tête.

Le secrétaire intime, qui avait paru absorbé dans ses réflexions pendant leur absence, s’inclina :

— Seigneur président, quel est l’arrêt que le tribunal, jugeant sans appel, a rendu au nom du roi ? Nous sommes prêts à l’entendre avec un respect religieux.

Le juge placé à droite du président se leva, tenant un parchemin dans ses mains :

— Sa grâce, notre glorieux président, fatigué par la longueur de cette audience, daigne nous charger, nous, haut-syndic du Drontheimhus, président naturel de ce tribunal respectable, de lire à sa place la sentence rendue au nom du roi. Nous allons remplir ce devoir honorable et pénible, rappelant à l’auditoire de se taire devant l’infaillible justice du roi.

Alors la voix du haut-syndic prit une inflexion solennelle et grave, et tous les cœurs palpitèrent.

— Au nom de notre vénéré maître et légitime seigneur Christiern, roi ! — voici l’arrêt que nous, juges du haut tribunal du Drontheimhus, nous rendons dans nos consciences, touchant Jean Schumacker, prisonnier d’État ; Wilfrid Kennybol, habitant des montagnes de Kole ; Jonas, mineur royal ; Norbith, mineur royal ; Han, de Klipstadur, en Islande ; et Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Danebrog ; tous accusés des crimes de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef ; Han d’Islande étant de plus prévenu des crimes d’assassinat, d’incendie et de brigandage.

1o Jean Schumacker n’est point coupable ;

2o Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith sont coupables ; mais le tribunal les excuse, parce qu’ils ont été égarés ;

3o Han d’Islande est coupable de tous les crimes qu’on lui impute ;

4o Ordener Guldenlew est coupable de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef.

Le juge s’arrêta un moment comme pour prendre haleine. Ordener attachait sur lui un regard plein d’une joie céleste.

— Jean Schumacker, continua le juge, le tribunal vous absout et vous renvoie dans votre prison.

Kennybol, Jonas et Norbith, le tribunal réduit la peine que vous avez encourue à une détention perpétuelle et à l’amende de mille écus royaux chacun.

Han, de Klipstadur, assassin et incendiaire, vous serez ce soir conduit sur la place d’armes de Munckholm, et pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Ordener Guldenlew, traître, après avoir été dégradé de vos titres devant ce tribunal, vous serez conduit ce soir au même lieu, avec un flambeau à la main, pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé, et pour que vos cendres soient jetées au vent et votre tête exposée sur la claie.

Retirez-vous tous. Tel est l’arrêt rendu par la justice du roi. —

À peine le haut-syndic avait-il achevé cette funèbre lecture qu’on entendit dans la salle un cri. Ce cri glaça les assistants plus même que l’effrayant appareil de la sentence de mort ; ce cri fit pâlir un moment le front serein et radieux d’Ordener condamné.


  1. Il y avait eu en effet de très graves différends entre le Danemark et la Suède, parce que le comte d’Ahlefeld avait exigé, dans une négociation, qu’un traité entre les deux états donnât au roi de Danemark le titre de rex Gothorum, ce qui semblait attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province suédoise ; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la qualité de rex Gotorum, dénomination vague qui équivalait à l’ancien titre des souverains danois, roi des Gots.
    xxC’est à cette h, cause, non d’une guerre, mais de longues et menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion.