Han d’Islande/Chapitre XLII

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 278-281).
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XLII


elvire.
xxxxQu’est devenu le pauvre Sanche ? Il n’a point paru dans la ville.
nuno.
xxxxSanche aura su se mettre à couvert.
Lope de Vega, Le meilleur alcade est le roi.



Le comte d’Ahlefeld, traînant une ample simarre de satin noir doublée d’hermine, la tête et les épaules cachées par une large perruque magistrale, et la poitrine chargée de plusieurs étoiles et décorations, parmi lesquelles on distinguait les colliers des ordres royaux de l’Éléphant et de Danebrog ; revêtu, en un mot, du costume complet de grand-chancelier de Danemark et de Norvège, se promenait d’un air soucieux dans l’appartement de la comtesse d’Ahlefeld, seule avec lui en ce moment.

— Allons, il est neuf heures, le tribunal va entrer en séance ; il ne faut pas le faire attendre, car il est nécessaire que l’arrêt soit rendu dans la nuit, afin qu’on l’exécute demain matin au plus tard. Le haut-syndic m’a assuré que le bourreau serait ici avant l’aube. — Elphège ! avez-vous ordonné qu’on apprêtât la barque qui doit me transporter à Munckholm ?

— Monseigneur, elle vous attend depuis une demi-heure au moins, répondit la comtesse en se soulevant sur son fauteuil.

— Et ma litière est-elle à la porte ?

— Oui, monseigneur.

— Allons !… — Vous dites donc, Elphège, ajouta le comte en se frappant le front, qu’il existe une intrigue amoureuse entre Ordener Guldenlew et la fille de Schumacker ?

— Très amoureuse, je vous jure ! répliqua la comtesse en souriant de colère et de dédain.

— Qui se fût imaginé cela ? — Pourtant, je vous assure que je m’en étais déjà douté.

— Et moi aussi, dit la comtesse. — C’est un tour que ce maudit Levin nous a joué.

— Vieux scélérat de mecklembourgeois ! murmura le chancelier ; va, je te recommanderai à Arensdorf. — Si je pouvais le faire disgracier ! — Eh ! mais, écoutez donc, Elphège, voici un trait de lumière.

— Quoi donc ?

— Vous savez que les individus que nous allons juger dans le château de Munckholm sont au nombre de six : — Schumacker, que je ne redouterai plus, j’espère, demain à pareille heure ; ce montagnard colosse, notre faux Han d’Islande, qui a juré de soutenir le rôle jusqu’à la fin, dans l’espérance que Musdœmon, dont il a déjà reçu de fortes sommes d’argent, le fera évader. — Ce Musdœmon a des idées vraiment diaboliques ! — Les quatre autres accusés sont les trois chefs des rebelles, et un quidam qui s’est trouvé, on ne sait comment, au milieu du rassemblement d’Apsyl-Corh, et que les précautions prises par Musdœmon ont fait tomber dans nos mains. Musdœmon pense que cet homme est un espion de Levin de Knud. Et, en effet, en arrivant ici prisonnier, sa première parole a été pour demander le général ; et quand il a appris l’absence du mecklembourgeois, il a paru consterné. Du reste, il n’a voulu répondre à aucune des questions que lui a adressées Musdœmon.

— Mon cher seigneur, interrompit la comtesse, pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé vous-même ?

— En vérité, Elphège, comment l’aurais-je pu au milieu de tous les soins qui m’accablent depuis mon arrivée ? Je me suis reposé de cette affaire sur Musdœmon, qu’elle intéresse autant que moi. D’ailleurs, ma chère, cet homme n’est d’aucune importance par lui-même ; c’est quelque pauvre vagabond. Nous n’en pourrons tirer parti qu’en le présentant comme un agent de Levin de Knud, et, comme il a été pris dans les rangs des rebelles, cela pourra prouver entre le mecklembourgeois et Schumacker une connivence coupable, qui suffira pour provoquer, sinon la mise en accusation, du moins la disgrâce du maudit Levin.

La comtesse parut méditer un moment.

— Vous avez raison, monseigneur. Mais cette fatale passion du baron de Thorvick pour Éthel Schumacker…

Le chancelier se frotta le front de nouveau ; puis tout à coup haussant les épaules :

— Écoutez, Elphège, nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre jeunes et novices dans la vie, et pourtant nous ne connaissons pas les hommes ! Quand Schumacker aura été une seconde fois flétri par un jugement de haute trahison, quand il aura subi sur l’échafaud une condamnation infamante, quand sa fille, retombée au-dessous des derniers rangs de la société, sera souillée à jamais publiquement de tout l’opprobre de son père, pensez-vous, Elphège, qu’alors Ordener Guldenlew se souvienne un seul instant de cette amourette d’enfance, que vous nommez passion, d’après les discours exaltés d’une jeune folle prisonnière, et qu’il balance un seul jour entre la fille déshonorée d’un misérable criminel et la fille illustre d’un glorieux chancelier ? Il faut juger les hommes d’après soi, ma chère ; où avez-vous vu que le cœur humain fût ainsi fait ?

— Je souhaite que vous ayez encore raison. — Vous ne trouverez cependant pas inutile, n’est-il pas vrai, la demande que j’ai faite au syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père, et soit placée dans la même tribune que moi ? Je suis curieuse d’étudier cette créature.

— Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit le chancelier avec flegme. — Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener est en ce moment ?

— Personne au monde ne le sait ; c’est le digne élève de ce vieux Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu’il visite en ce moment Ward-Hus.

— Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j’oublie que le tribunal m’attend.

La comtesse arrêta le grand-chancelier.

— Encore un mot, monseigneur. — Je vous en ai parlé hier, mais votre esprit était occupé, et je n’ai pu obtenir de réponse. Où est mon Frédéric ?

— Frédéric ! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la main sur son visage.

— Oui, répondez-moi, mon Frédéric ! Son régiment est de retour à Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n’était pas dans cette horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé au nom de Frédéric ? Je suis dans une mortelle inquiétude.

Le chancelier reprit sa physionomie impassible.

— Elphège, tranquillisez-vous. Je vous jure qu’il n’était point dans le défilé du Pilier-Noir. D’ailleurs, on a publié la liste des officiers tués ou blessés dans cette rencontre.

— Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer, qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de Copenhague ! Oh ! j’ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom ?

— Il y est resté, répondit le comte.

— Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu’elle s’efforçait de rendre tendre, je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays.

Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants.

— Madame, dit-il, le tribunal m’attend. Adieu, ce que vous me demandez ne dépend pas de moi.

Et il sortit brusquement.

La comtesse demeura sombre et pensive.

— Cela ne dépend pas de lui ! se dit-elle ; et il lui suffirait d’un mot pour me rendre mon fils ! — Je l’ai toujours pensé, cet homme-là est vraiment méchant.