Han d’Islande/Chapitre XLIV

Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 299-307).
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XLIV


C’était le malheur qui les rendait égaux.
Charles Nodier[1].



C’en est donc fait : tout va s’accomplir, ou plutôt tout est déjà accompli. Il a sauvé le père de celle qu’il aimait, il l’a sauvée elle-même, en lui conservant l’appui paternel. La noble conspiration du jeune homme pour la vie de Schumacker a réussi ; maintenant le reste n’est rien ; il n’a plus qu’à mourir.

Que ceux qui l’ont cru coupable ou insensé le jugent maintenant, ce généreux Ordener, comme il se juge lui-même dans son âme avec un saint ravissement. Car ce fut toujours sa pensée, en entrant dans les rangs des rebelles, que, s’il ne pouvait empêcher l’exécution du crime de Schumacker, il pourrait du moins en empêcher le châtiment, en l’appelant sur sa propre tête.

Hélas ! s’était-il dit, sans doute Schumacker est coupable ; mais, aigri par sa captivité et son malheur, son crime est pardonnable. Il ne veut que sa délivrance ; il la tente, même par la rébellion. — D’ailleurs, que deviendra mon Éthel si on lui enlève son père ; si elle le perd par l’échafaud, si un nouvel opprobre vient flétrir sa vie, que deviendra-t-elle, sans soutien, sans secours, seule dans son cachot, ou errante dans un monde d’ennemis ? Cette pensée l’avait déterminé à son sacrifice, et il s’y était préparé avec joie ; car le plus grand bonheur d’un être qui aime est d’immoler son existence, je ne dis pas à l’existence, mais à un sourire, à une larme de l’être aimé.

Il a donc été pris parmi les rebelles, il a été traîné devant les juges qui devaient condamner Schumacker, il a commis son généreux mensonge, il a été condamné, il va mourir d’une mort cruelle, d’un supplice ignominieux, il va laisser une mémoire souillée ; mais que lui importe au noble jeune homme ? il a sauvé le père de son Éthel.

Il est maintenant assis sur ses chaînes dans un cachot humide, où la lumière et l’air ne pénètrent qu’à peine par de sombres soupiraux ; près de lui est la nourriture du reste de son existence, un pain noir, une cruche pleine d’eau. Un collier de fer pèse sur son cou, des bracelets, des carcans de fer pressent ses mains et ses pieds. Chaque heure qui s’écoule lui emporte plus de vie qu’une année n’en enlève aux autres mortels. — Il rêve délicieusement.

— Peut-être mon souvenir ne périra-t-il pas avec moi, du moins dans un des cœurs qui battent parmi les hommes ! peut-être daignera-t-elle me donner une larme pour mon sang ! peut-être consacrera-t-elle quelquefois un regret à celui qui lui a dévoué sa vie ! peut-être, dans ses rêveries virginales, aura-t-elle parfois présente la confuse image de son ami ! Qui sait d’ailleurs ce qui est derrière la mort ? Qui sait si les âmes délivrées de leur prison matérielle ne peuvent pas quelquefois revenir veiller sur les âmes qu’elles aiment, commercer mystérieusement avec ces douces compagnes encore captives, et leur apporter en secret quelque vertu des anges et quelque joie du ciel ?

Toutefois des idées amères se mêlaient à ces consolantes méditations. La haine que Schumacker lui avait témoignée au moment même de son sacrifice oppressait son cœur. Le cri déchirant qu’il avait entendu en même temps que son arrêt de mort l’avait ébranlé profondément ; car, seul dans l’auditoire, il avait reconnu cette voix et compris cette douleur. Et puis, ne la reverra-t-il donc plus, son Éthel ? ses derniers moments se passeront-ils dans la prison même qui la renferme, sans qu’il puisse encore une fois toucher la douce main, entendre la douce voix de celle pour qui il va mourir ?

Il abandonnait ainsi son âme à cette vague et triste rêverie, qui est à la pensée ce que le sommeil est à la vie, quand le cri rauque des vieux verrous rouillés heurta rudement son oreille, déjà en quelque sorte attentive aux concerts de l’autre sphère où il allait s’envoler. — C’était la lourde porte de fer de son cachot, qui s’ouvrait en grondant sur ses gonds. Le jeune condamné se leva tranquille et presque joyeux, car il pensa que c’était le bourreau qui venait le chercher, et il avait déjà dépouillé l’existence comme le manteau qu’il foulait à ses pieds.

Il fut trompé dans son attente ; une figure blanche et svelte venait d’apparaître au seuil de son cachot, pareille à une vision lumineuse. Ordener douta de ses yeux, et se demanda s’il n’était pas déjà dans le ciel. C’était elle, c’était son Éthel.

La jeune fille était tombée dans ses bras enchaînés ; elle couvrait les mains d’Ordener de larmes, qu’essuyaient les longues tresses noires de ses cheveux épars ; baisant les fers du condamné, elle meurtrissait ses lèvres pures sur les infâmes carcans ; elle ne parlait pas, mais tout son cœur semblait prêt à s’échapper dans la première parole qui passerait à travers ses sanglots.

Lui, il éprouvait la joie la plus céleste qu’il eût éprouvée depuis sa naissance. Il serrait doucement son Éthel sur sa poitrine, et les forces réunies de la terre et de l’enfer n’eussent pu en ce moment dénouer les deux bras dont il l’environnait. Le sentiment de sa mort prochaine mêlait quelque chose de solennel à son ravissement, et il s’emparait de son Éthel comme s’il en eût déjà pris possession pour l’éternité.

Il ne demanda pas à son Éthel comment elle avait pu pénétrer jusqu’à lui. Elle était là, pouvait-il penser à autre chose ? D’ailleurs il ne s’en étonnait pas. Il ne se demandait pas comment cette jeune fille proscrite, faible, isolée, avait pu, malgré les triples portes de fer, et les triples rangs de soldats, ouvrir sa propre prison et celle de son amant ; cela lui semblait simple ; il portait en lui la conscience intime de ce que peut l’amour.

À quoi bon se parler avec la voix quand on se peut parler avec l’âme ? Pourquoi ne pas laisser les corps écouter en silence le langage mystérieux des intelligences ? — Tous deux se taisaient, parce qu’il y a des émotions qu’on ne saurait exprimer qu’en se taisant.

Cependant la jeune fille souleva enfin sa tête appuyée sur le cœur tumultueux du jeune homme.

— Ordener, dit-elle, je viens te sauver ; et elle prononça cette parole d’espérance avec une angoisse douloureuse.

Ordener secoua la tête en souriant.

— Me sauver, Éthel ! tu t’abuses ; la fuite est impossible.

— Hélas ! je le sais trop. Ce château est peuplé de soldats, et toutes les portes qu’il faut traverser pour arriver ici sont gardées par des archers et des geôliers qui ne dorment pas. — Elle ajouta avec effort : Mais je t’apporte un autre moyen de salut.

— Va, ton espérance est vaine. Ne te berce pas de chimères, Éthel ; dans quelques heures un coup de hache les dissiperait trop cruellement.

— Oh ! n’achève pas ! Ordener ! tu ne mourras pas. Oh ! dérobe-moi cette affreuse pensée, ou plutôt, oui, présente-la-moi dans toute son horreur, pour me donner la force d’accomplir ton salut et mon sacrifice.

Il y avait dans l’accent de la jeune fille une expression indéfinissable. Ordener la regarda doucement :

— Ton sacrifice ! que veux-tu dire ?

Elle cacha son visage dans ses mains, et sanglota en disant d’une voix inarticulée : — Ô Dieu !

Cet abattement fut de courte durée ; elle se releva ; ses yeux brillaient, sa bouche souriait. Elle était belle comme un ange qui remonte de l’enfer au ciel.

— Écoutez, mon Ordener, votre échafaud ne s’élèvera pas. Pour que vous viviez, il suffit que vous promettiez d’épouser Ulrique d’Ahlefeld.

— Ulrique d’Ahlefeld ! ce nom dans ta bouche, mon Éthel !

— Ne m’interrompez pas, poursuivit-elle avec le calme d’une martyre qui subit sa dernière torture ; je viens ici envoyée par la comtesse d’Ahlefeld. On vous promet d’obtenir votre grâce du roi, si l’on obtient en échange votre main pour la fille du grand-chancelier. Je viens ici vous demander le serment d’épouser Ulrique et de vivre pour elle. On m’a choisie pour messagère, parce qu’on a pensé que ma voix aurait quelque puissance sur vous.

— Éthel, dit le condamné d’une voix glacée, adieu ; en sortant de ce cachot, dites qu’on fasse venir le bourreau.

Elle se leva, resta un moment devant lui debout, pâle et tremblante ; puis ses genoux fléchirent, elle tomba à genoux sur la pierre en joignant les mains.

— Que lui ai-je fait ? murmura-t-elle d’une voix éteinte.

Ordener, muet, fixait son regard sur la pierre.

— Seigneur, dit-elle, se traînant à genoux jusqu’à lui, vous ne me répondez pas ? Vous ne voulez donc plus me parler ? Il ne me reste plus qu’à mourir.

Une larme roula dans les yeux du jeune homme.

— Éthel, vous ne m’aimez plus.

— Ô Dieu ! s’écria la pauvre jeune fille, serrant dans ses bras les genoux du prisonnier, je ne l’aime plus ! Tu dis que je ne t’aime plus, mon Ordener. Est-il bien vrai que tu as pu dire cela ?

— Vous ne m’aimez plus, puisque vous me méprisez.

Il se repentit à l’instant même d’avoir prononcé cette parole cruelle ; car l’accent d’Éthel fut déchirant, quand elle jeta ses bras adorés autour de son cou, en criant d’une voix étouffée par les larmes :

— Pardonne-moi, mon bien-aimé Ordener, pardonne-moi comme je te pardonne. Moi ! te mépriser, grand Dieu ! n’es-tu pas mon bien, mon orgueil, mon idolâtrie ? — Dis-moi, est-ce qu’il y avait dans mes paroles autre chose qu’un profond amour, qu’une brûlante admiration pour toi ? Hélas ! ton langage sévère m’a fait bien du mal, quand je venais pour te sauver, mon Ordener adoré, en immolant tout mon être au tien.

— Eh bien, répondit le jeune homme radouci en essuyant les pleurs d’Éthel avec des baisers, n’était-ce pas me montrer peu d’estime que de me proposer de racheter ma vie par l’abandon de mon Éthel, par un lâche oubli de mes serments, par le sacrifice de mon amour ? — Il ajouta, l’œil fixé sur Éthel : — De mon amour, pour lequel je verse aujourd’hui tout mon sang.

Un long gémissement précéda la réponse d’Éthel.

— Écoute-moi encore, mon Ordener, ne m’accuse pas si vite. J’ai peut-être plus de force qu’il n’appartient d’ordinaire à une pauvre femme. — Du haut de notre donjon on voit construire, dans la place d’Armes, l’échafaud qui t’est destiné. Ordener ! tu ne connais pas cette affreuse douleur de voir lentement se préparer la mort de celui qui porte avec lui notre vie ! La comtesse d’Ahlefeld, près de laquelle j’étais quand j’ai entendu prononcer ton arrêt funèbre, est venue me trouver au donjon, où j’étais rentrée avec mon père. Elle m’a demandé si je voulais te sauver, elle m’a offert cet odieux moyen ; mon Ordener, il fallait détruire ma pauvre destinée, renoncer à toi, te perdre pour jamais, donner à une autre cet Ordener, toute la félicité de la délaissée Éthel, ou te livrer au supplice ; on me laissait le choix entre mon malheur et ta mort : je n’ai pas balancé.

Il baisa avec respect la main de cet ange.

— Je ne balance pas non plus, Éthel. Tu ne serais pas venue m’offrir la vie avec la main d’Ulrique d’Ahlefeld, si tu avais su comment il se fait que je meurs.

— Quoi ? Quel mystère ?…

— Permets-moi d’avoir un secret pour toi, mon Éthel bien-aimée. Je veux mourir sans que tu saches si tu me dois de la reconnaissance ou de la haine pour ma mort.

— Tu veux mourir ! Tu veux donc mourir ! Ô Dieu ! et cela est vrai ! et l’échafaud se dresse en ce moment, et aucune puissance humaine ne peut délivrer mon Ordener qu’on va tuer ! Dis-moi, jette un regard sur ton esclave, sur ta compagne, et promets-moi, bien-aimé Ordener, de m’entendre sans colère. Es-tu bien sûr, réponds à ton Éthel comme à Dieu, que tu ne pourrais mener une vie heureuse auprès de cette femme, de cette Ulrique d’Ahlefeld ? en es-tu bien sûr, Ordener ? Elle est peut-être, sans doute même, belle, douce, vertueuse ; elle vaut mieux que celle pour qui tu péris. — Ne détourne pas la tête, cher ami, mon Ordener. Tu es si noble et si jeune pour monter sur un échafaud ! Eh bien ! tu irais vivre avec elle dans quelque brillante ville où tu ne penserais plus à ce funeste donjon ; tu laisserais couler paisiblement tes jours sans t’informer de moi ; j’y consens, tu me chasserais de ton cœur, même de ton souvenir, Ordener. Mais vis, laisse-moi ici seule, c’est à moi de mourir. Et, crois-moi, quand je te saurai dans les bras d’une autre, tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de moi ; je ne souffrirai pas longtemps.

Elle s’arrêta ; sa voix se perdait dans les larmes. Cependant on lisait dans son regard désolé le désir douloureux de remporter la victoire fatale dont elle devait mourir.

Ordener lui dit :

— Éthel, ne me parle plus de cela. Qu’il ne sorte en ce moment de nos bouches d’autres noms que le tien et le mien.

— Ainsi, reprit-elle, hélas ! hélas ! tu veux donc mourir ?

— Il le faut. J’irai avec joie à l’échafaud pour toi ; j’irais avec horreur à l’autel pour toute autre femme. Ne m’en parle plus ; tu m’affliges et tu m’offenses.

Elle pleurait en murmurant toujours : — Il va mourir, ô Dieu ! et d’une mort infâme !

Le condamné répondit avec un sourire :

— Crois-moi, Éthel, il y a moins de déshonneur dans ma mort que dans la vie telle que tu me la proposes.

En ce moment, son regard, se détachant de son Éthel éplorée, aperçut un vieillard vêtu d’habits ecclésiastiques, qui se tenait debout dans l’ombre, sous la voûte basse de la porte :

— Que voulez-vous ? dit-il brusquement.

— Seigneur, je suis venu avec l’envoyée de la comtesse d’Ahlefeld. Vous ne m’avez point aperçu, et j’attendais en silence que vos yeux tombassent sur moi.

En effet, Ordener n’avait vu que son Éthel, et celle-ci, voyant Ordener, avait oublié son compagnon.

— Je suis, continua le vieillard, le ministre chargé…

— J’entends, dit le jeune homme. Je suis prêt.

Le ministre s’avança vers lui.

— Dieu est prêt aussi à vous recevoir, mon fils.

— Seigneur ministre, reprit Ordener, votre visage ne m’est pas inconnu. Je vous ai vu quelque part.

Le ministre s’inclina.

— Je vous reconnais aussi, mon fils. C’était dans la tour de Vygla. Nous avons tous deux montré ce jour-là combien les paroles humaines ont peu de certitude. Vous m’avez promis la grâce de douze malheureux condamnés, et moi je n’ai point cru en votre promesse, ne pouvant deviner que vous fussiez ce que vous êtes, le fils du vice-roi ; et vous, seigneur, qui comptiez sur votre puissance et sur votre rang, en me donnant cette assurance…

Ordener acheva la pensée qu’Athanase Munder n’osait compléter.

— Je ne puis aujourd’hui obtenir aucune grâce, pas même la mienne ; vous avez raison, seigneur ministre. Je respectais trop peu l’avenir, il m’en a puni, en me montrant sa puissance supérieure à la mienne.

Le ministre baissa la tête.

— Dieu est fort, dit-il.

Puis il releva ses yeux bienveillants sur Ordener en ajoutant :

— Dieu est bon.

Ordener, qui paraissait préoccupé, s’écria, après un court silence :

— Écoutez, seigneur ministre, je veux tenir la promesse que je vous ai faite dans la tour de Vygla. Quand je serai mort, allez trouver à Bergen mon père, le vice-roi de Norvège, et dites-lui que la dernière grâce que lui demande son fils, c’est celle de vos douze protégés. Il vous l’accordera, j’en suis sûr.

Une larme d’attendrissement mouilla le visage vénérable d’Athanase.

— Mon fils, il faut que de nobles pensées remplissent votre âme, pour savoir, dans la même heure, rejeter avec courage votre propre grâce et solliciter avec bonté celle des autres. Car j’ai entendu vos refus ; et, tout en blâmant le dangereux excès d’une passion humaine, j’en ai été profondément touché. Maintenant je me dis : Unde scelus ? Comment se fait-il qu’un homme qui approche tant du vrai juste se soit souillé du crime pour lequel il est condamné ?

— Mon père, je ne l’ai point dit à cet ange, je ne puis vous le dire. Croyez seulement que la cause de ma condamnation n’est point un crime.

— Comment ? expliquez-vous, mon fils.

— Ne me pressez pas, répondit le jeune homme avec fermeté. Laissez-moi emporter dans le tombeau le secret de ma mort.

— Ce jeune homme ne peut être coupable, murmura le ministre.

Alors il tira de son sein un crucifix noir, qu’il plaça sur une sorte d’autel grossièrement formé d’une dalle de granit adossée au mur humide de la prison. Près du crucifix il posa une petite lampe de fer allumée, qu’il avait apportée avec lui, et une bible ouverte.

— Mon fils, priez et méditez. Je reviendrai dans quelques heures. — Allons, ajouta-t-il, se tournant vers Éthel, qui, pendant l’entretien d’Ordener et d’Athanase, avait gardé le silence du recueillement, il faut quitter le prisonnier. Le temps s’écoule.

Elle se leva radieuse et tranquille ; quelque chose de divin enflammait son regard :

— Seigneur ministre, je ne puis vous suivre encore. Il faut auparavant que vous ayez uni Éthel Schumacker à son époux Ordener Guldenlew.

Elle regarda Ordener :

— Si tu étais encore puissant, libre et glorieux, mon Ordener, je pleurerais et j’éloignerais ma fatale destinée de la tienne. — Mais maintenant que tu ne crains plus la contagion de mon malheur, que tu es, ainsi que moi, captif, flétri, opprimé, maintenant que tu vas mourir, je viens à toi, espérant que tu daigneras du moins, Ordener, mon seigneur, permettre à celle qui n’aurait pu être la compagne de ta vie, d’être la compagne de ta mort ; car tu m’aimes assez, n’est-il pas vrai, pour n’avoir pas douté un instant que je n’expire en même temps que toi ?

Le condamné tomba à ses pieds et baisa le bas de sa robe.

— Vous, vieillard, continua-t-elle, vous allez nous tenir lieu de familles et de pères ; ce cachot sera le temple ; cette pierre, l’autel. Voici mon anneau, nous sommes à genoux devant Dieu et devant vous. Bénissez-nous et lisez les paroles saintes qui vont unir Éthel Schumacker à Ordener Guldenlew, son seigneur.

Et ils s’étaient agenouillés ensemble devant le prêtre, qui les contemplait avec un étonnement mêlé de pitié.

— Comment, mes enfants ! que faites-vous ?

— Mon père, dit la jeune fille, le temps presse. Dieu et la mort nous attendent.

On rencontre quelquefois dans la vie des puissances irrésistibles, des volontés auxquelles on cède soudain comme si elles avaient quelque chose de plus que les volontés humaines. Le prêtre leva les yeux en soupirant.

— Que le Seigneur me pardonne si ma condescendance est coupable ! Vous vous aimez, vous n’avez plus que bien peu de temps à vous aimer sur la terre ; je ne crois pas manquer à nos saints devoirs en légitimant votre amour.

La douce et redoutable cérémonie s’accomplit. Ils se levèrent tous deux sous la dernière bénédiction du prêtre ; ils étaient époux.

Le visage du condamné brillait d’une douloureuse joie ; on eût dit qu’il commençait à sentir l’amertume de la mort, à présent qu’il essayait la félicité de la vie. Les traits de sa compagne étaient sublimes de grandeur et de simplicité ; elle était encore modeste comme une jeune vierge, et déjà presque fière comme une jeune épouse.

— Écoute-moi, mon Ordener, dit-elle, n’est-il pas vrai que nous sommes maintenant heureux de mourir, puisque la vie ne pouvait nous réunir ? Tu ne sais pas, ami, ce que je ferai, — je me placerai aux fenêtres du donjon de manière à te voir monter sur l’échafaud, afin que nos âmes s’envolent ensemble dans le ciel. Si j’expire avant que la hache ne tombe, je t’attendrai ; car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce soir le cercueil sera notre lit nuptial.

Il la pressa sur son cœur gonflé et ne put prononcer que ces mots, qui étaient l’idée de toute son existence :

— Éthel, tu es donc à moi !

— Mes enfants, dit la voix attendrie de l’aumônier, dites-vous adieu. Il est temps.

— Hélas ! s’écria Éthel.

Toute sa force d’ange lui revint, et elle se prosterna devant le condamné :

— Adieu ! mon Ordener bien-aimé ; mon seigneur, donnez-moi votre bénédiction.

Le prisonnier accomplit ce vœu touchant, puis il se retourna pour saluer le vénérable Athanase Munder. Le vieillard était également agenouillé devant lui.

— Qu’attendez-vous, mon père ? demanda-t-il surpris.

Le vieillard le regarda d’un air humble et doux :

— Votre bénédiction, mon fils.

— Que le ciel vous bénisse et appelle sur vous toutes les félicités que vos prières appellent sur vos frères les autres hommes, répondit Ordener d’un accent ému et solennel.

Bientôt la voûte sépulcrale entendit les derniers adieux et les derniers baisers ; bientôt les durs verrous se refermèrent bruyamment, et la porte de fer sépara les deux jeunes époux, qui allaient mourir après s’être donné rendez-vous dans l’éternité.


  1. Épigraphe de l’édition originale :
    xJamais !… Un prompt trépas va me délivrer de mes chaînes ; une mort lente pourrait seule mettre un terme à sa douleur… Les amants savent tout sacrifier, hormis leur tendresse ; ils se passent de tout, excepté de l’amour. Je suis tout pour mon épouse : elle est pour moi plus que la vie… Et je renoncerais à elle pour racheter une chose misérable, qui sans elle n’est d’aucun prix ! Ô Cora !… je ne puis passer de tes bras qu’au tombeau. — Allez, allez, madame ; s’il n’est point d’autre moyen de me sauver, je vous remercie.
    Kotzebue, les Espagnols au Pérou.