Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 40-45).

viii

Juliette prépare son divorce.


À peine M. Prosper Benoît avait-il quitté sa demeure que sa femme se sentit subitement beaucoup mieux.

Elle n’avait plus, somme toute, à se gêner pour personne, et elle fit ses confidences à sa femme de chambre occasionnelle :

— C’est dommage de le plaquer, dit-elle. Vois-tu, il a tout ce qu’il faut pour être un mari parfait.

« Ah ! Je ne m’étais pas trompée en le choisissant.

« Mais Albert ne veut rien entendre… et Léontine non plus. Ils me feraient tout le temps des histoires. Alors, j’aime mieux encore le divorce, tant que je peux l’obtenir à mon profit.

« Maintenant, ça n’est pas tout ça. Nous n’avons pas le temps de nous amuser, nous autres, on nous attend… et le premier train part pour Paris à 4 h. 35 ; nous avons juste le temps d’aller à la gare.

Juliette revêtit une toilette de voyage et partit accompagnée de Fernande.

En débarquant à Paris, elles se dirigèrent immédiatement vers l’atelier d’Albert où celui-ci les attendait en compagnie de son ami Robert.

Les deux artistes accueillirent leurs petites amies par de grandes démonstrations de gaîté :

— Juliette ! disait Albert tout joyeux. Te voilà enfin revenue à moi.

« Fini alors, le grand sacrifice ?

— Je l’espère ! Tout dépend à présent de Léontine. Pourvu qu’elle sache bien manœuvrer.


Juliette tendit une lettre à sa mère (page 44).

— Oh ! C’est une femme d’attaque. Je ne l’aurais pas cru d’abord, mais la jalousie l’a galvanisée.

— Au fond je ne sais pas pourquoi, elle qui n’en a pas besoin, elle tient tant à un amant aussi naïf… moi, je lui ai dit, je lui laisse volontiers.

— Tu as mieux, pas, ma chérie ?

Et, sans se soucier de Robert et de Fernande, Albert prenait sa petite amie sur ses genoux, et ils commençaient à échanger des baisers.

— Eh là !… fit Robert… Tenez-vous un peu… Nous n’avons pas le temps de faire des bêtises.

— C’est dommage ! dit Juliette.

— Tiens ! répliqua Fernande. Tu as eu pourtant ta part de caresses et d’amour la nuit dernière.

« Qu’est-ce que nous dirons, alors, Robert et moi qui sommes restés sages à cause de vous ?

— Oui, qu’est-ce que nous dirons ?… Mais on se rattrapera, nous, la nuit prochaine.

« Pour le moment, nous devons attendre l’avis de Mme Vve Violet, née Briquet, pour bondir chez elle…

— Avec quelle impatience je l’attends, soupira Juliette.

— Bigre ! dit Robert… Vous n’étiez pas si pressée que ça hier.

« Vous paraïssiez même absolument résignée au sacrifice et l’on vit rarement — pardonnez-moi cette constatation — une jeune mariée à l’aspect aussi heureux.

— Hier n’était pas aujourd’hui ! La nuit m’a ouvert les yeux sur celui que j’avais épousé… et aussi sur celui que j’allais lâcher pour lui.

« Albert, mon petit, ce que tu as fait pour me conserver est épatant…

« Quand je pense que tu aurais pu te faire arrêter comme cambrioleur, que tu aurais pu être tué par Onésime, le jardinier…

La conversation fut interrompue par l’arrivée de la concierge, qui frappa à la porte :

— Monsieur Rougier, dit-elle. On vous demande chez le marchand de vins à côté !

— Ça y est… dit Juliette… Je suis cocue !… ou du moins je suis bien près de l’être !…

— Tais-toi donc, répondit Albert, tu n’es cocue qu’en théorie, puisque ton mari n’a jamais rien eu de toi.

Tout en parlant les quatre amis descendaient l’escalier et quelques secondes plus tard, ils étaient dans la salle du café voisin.

Le débitant, qui se tenait les manches retroussées, derrière son comptoir, apostropha Albert avec le plus pur accent auvergnat :

— Ah ! Monchieur Rougier, dit-il… Il y a une dame qui a téléphoné pour vous…

« Elle a dit comme cha que je vous dije : que la poire était mure que vous veniez la manger…

— Merci, Camussat… Et versez-nous vite un verre, car on est pressés…

« N’est-ce pas, Iette ?…

— Oh ! oui… Je n’ai jamais été aussi pressée… répondit la jeune femme.

Les complices hélèrent un taxi, mais Juliette seule y monta :

— 295, rue du Commerce ! dit-elle au chauffeur.

C’était l’adresse de sa mère.

Tandis que l’auto s’éloignait, elle envoyait un baiser à son amant, lui disant :

— À tout à l’heure !

Quelqu’un qui fut surpris, ce fut Mme Ernestine Arnaud, lorsqu’elle vit arriver sa fille, qu’elle croyait à soixante kilomètres de la capitale.

— Juliette ! fit-elle, Juliette ici… Que se passe-t-il donc ?

Juliette avait, durant le trajet, dans le taxi, préparé son effet.

Elle se tamponnait les yeux avec son mouchoir.

— Ah ! Maman !… Maman !… dit-elle en poussant des profonds soupirs…

Et avant que Mme Arnaud eût proféré une parole, elle s’écroulait sur la poitrine maternelle en sanglotant, laissant échapper, en hachant les mots, son grand secret.

— Prosper… me trompe… Ah ! Je suis malheureuse !… bien malheureuse !…

Dans une telle circonstance, une mère vient toujours au secours de sa fille. Cependant, Mme Arnaud, tout en s’apitoyant sur le malheur de son enfant, voulait avoir des explications, car cette révélation n’était pas très claire,

— Il te trompe ?… Il te trompe ?… Mais… il n’en a pas encore eu le temps !…

— Si… il me trompe… maintenant… en ce moment,

— En ce moment ?

« Voyons, remets-toi… Assieds-toi un peu et explique-toi !…

— Oh ! mais… je n’ai pas le temps… Il faut nous dépêcher si je veux le surprendre… Et je suis venue te chercher pour que tu m’accompagnes.

— T’accompagner ?… Où cela ?

— Je te le dirai en route. Prépare-toi toujours… et vite !

— Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu !… Qu’est-ce qui nous arrive ?… Mais Juliette, n’oublie pas que s’il est ton mari, M. Benoît est aussi…

— Le directeur ?… Ça m’est égal ! Ça n’est pas une raison pour que je supporte d’être trompée par lui…

La pauvre Mme Arnaud dut s’habiller et suivre sa fille qui l’entraîna avec elle vers le taxi qui attendait devant la porte.

— Maintenant, dit-elle au chauffeur, rue des Batignolles, 315.

Une fois dans l’auto, elle daigna enfin raconter à sa mère ce qui se passait ou du moins lui donner la version qu’elle avait elle-même imaginée :

— Voilà, dit-elle. D’abord, cette nuit, mon mari a été bizarre…

— Comment, bizarre ?

— Oui, étrange enfin… J’ai été très surprise de son attitude.

— Tu sais, la première fois la nuit de son mariage, on est toujours étonnée…

— Je comprends. Mais il ne s’agit pas de cela.

« Il avait soi-disant des hallucinations… Il croyait coucher avec une autre femme !

— Ce n’est pas possible ?

— Si, Maman !…

— Et il te l’a dit ?

— Oui, Maman !

— C’est un homme sans morale.

— Oui, Maman !…

— Cependant, il a rempli son devoir… ?

— Heu !… Oui… Si on veut !

— Il ne t’a pas aimée ?

— Si… Si… mais enfin, tu sais, il n’y avait rien de trop…

— Comment as-tu pu juger ?

— Oh ! Maman… J’ai bien deviné, tu sais… rien qu’à la manière…

« Enfin, ce n’est pas tout ça. Nous perdons notre temps à causer de bagatelles, et je ne te dis pas le principal.

— Qu’est-ce donc, le principal ?

— Crois-tu qu’il a eu le toupet de se faire adresser aujourd’hui même une dépêche l’appelant d’urgence au ministère…

— C’était peut-être vrai ?

— Penses-tu que c’était vrai…

« Tiens, lis un peu ça pour voir :

Et Juliette tendit à sa mère une lettre sur laquelle Mme Arnaud put lire :

« Madame,

« Cette lettre vous sera remise par une personne dévouée à laquelle vous ne demanderez pas de vous révéler sa personnalité. Qu’il vous suffise de savoir que c’est une amie.

« Lorsque vous recevrez ce mot, votre mari sera probablement parti déjà pour Paris, appelé par un télégramme de son ministre.

« N’en croyez rien.

« Il sera allé retrouver sa maîtresse, Mme Léontine Violet, 315, rue des Batignolles.

« C’est d’accord avec elle que le télégramme a été expédié à M. Benoît.

« Il était entendu d’avance qu’ils devaient se retrouver dès le lendemain du mariage, car Mme Violet n’a permis à son amant de vous épouser qu’à la condition qu’elle resterait son amie.

— Qu’est-ce que tu dis de ça, Maman ?

— Mais comment cette lettre t’est-elle parvenue ?

— Je me promenais dans le bois avec ma femme de chambre, lorsqu’un gamin qui courait nous appela :

« — Vous êtes bien Madame Benoît ? me demanda-t-il.

« — Oui, pourquoi ?

« — Eh bien ! Voilà une lettre qu’une dame vous apportait et qu’elle m’a dit de vous remettre.»

« Il ne me donna qu’un vague signalement de « la dame » dont il parlait… mais cela importait peu… Je lus la lettre, je me souvins des histoires extravagantes de la nuit, et de l’attitude de mon mari en recevant le télégramme…

« Alors, je n’ai plus hésité, j’ai pris le train, je suis venue te chercher pour me donner du courage… et t’emmener avec moi rue des Batignolles, où nous allons arriver et connaître enfin la vérité.

« Mais vois-tu, maman, s’il me trompe, si la lettre a dit vrai dès ce soir tu m’accueilleras chez nous, dès ce soir je retourne à la maison.

— Que dira ton père ?

— Il dira ce qu’il voudra. J’espère bien qu’il se mettra du côté de sa fille…

Mme Arnaud ne pouvait se douter que la lettre anonyme avait été fabriquée par sa fille elle-même et elle partageait l’indignation de la jeune femme.

Le taxi stoppait. Juliette et sa mère mirent pied à terre, puis pénétraient dans la maison.

Mme Arnaud était trop émue pour avoir remarqué, en descendant de voiture deux hommes et une femme assis à la terrasse d’un café, de l’autre côté de la rue.

Les deux hommes étaient Albert et Robert, la femme, n’était autre que Fernande.

— Ça va bien, dit Albert en voyant débarquer son amie avec sa mère, elles arrivent encore à temps…

Et il se mit à siffloter sur l’air de la Java, ce qui était sans doute un signal, car, à une fenêtre du troisième étage, un rideau se leva et s’abaissa.

Albert qui avait les yeux tournés vers le ciel, les abaissa alors vers la terre, et dit à ses amis :

— Je vous l’avais bien dit… que je l’aurais, moi, ce directeur !