Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 30-40).

vii

Les aventures d’une jeune mariée.


Le lecteur a déjà compris que Prosper Benoît n’avait été victime d’aucune hallucination.

On se souvient que Fernande avait épié derrière la porte le couché des nouveaux mariés.

La servante d’occasion ne s’était absentée qu’un instant, pour aller chercher ses complices, lesquels, arrivés l’après-midi même étaient dissimulés dans le parc entourant la propriété.

Comme le seul témoin gênant, le jardinier Onésime dormait à poings fermés, cuvant le vin que lui avait versé sans compter l’amie de Robert Véraud, les conspirateurs étaient certains de ne pas être dérangés.

Albert, qui était resté au rez-de-chaussée, s’était chargé de faire à propos la lumière et l’obscurité en fermant ou ouvrant alternativement le compteur électrique.

Robert et Léontine, eux, étaient montés à pas de loups derrière Fernande.

L’ex-amie du directeur s’était rapidement dévêtue, ne conservant sur sa chemise que son manteau qu’elle n’eut qu’à rejeter vivement pour pénétrer dans la chambre conjugale sur les pas de Robert, qui avait accepté de faire le fantôme. Le brave garçon voyait là une farce de rapin qui l’amusait follement.

Aussitôt qu’il eût renversé sur le sol le malheureux Benoît, rejetant sur lui le drap qu’il avait prestement arraché du lit, il se précipita sur Juliette qui poussa le cri entendu par son mari.

Mais, d’une main preste, Robert ferma la bouche de la jeune femme, lui disant à l’oreille :

— Pas un mot, pas un cri… Laissez-vous faire, on ne vous veut aucun mal.

Et enlevant Juliette dans ses bras, il l’emportait, refermant doucement la porte sur lui.

La pauvre Juliette se croyait aux mains de cambrioleurs et elle était plus morte que vive.

Son ravisseur l’avait enveloppée dans le manteau de Léontine, tandis que celle-ci se glissait dans le lit aux lieu et place de la jeune épousée.

Robert conduisit ainsi Juliette jusqu’au rez-de-chaussée où l’attendait Albert, qui se tenait dans le salon de la villa.

Là les conjurés avaient allumé une lampe, ne pouvant faire jouer l’électricité sans ouvrir le compteur, ce qui eût en même temps éclairé la chambre où Léontine jouait, dans les bras de Prosper, le rôle que nous savons.

Juliette regarda autour d’elle.

Elle poussa un cri de stupéfaction :

— Vous !… C’est vous ! s’exclama-t-elle.

Albert, Robert et Fernande partirent tous les trois d’un grand éclat de rire.

— Oui, c’est nous, dit Robert… c’est moi le fantôme de Jules César…

Et Albert ajouta :

— Je te l’avais bien dit qu’il ne te posséderait pas, M. le Directeur…

— Vous êtes des cambrioleurs maintenant…

— Avouez que le tour est bien joué, dit Fernande.

— Et mon mari qui est resté seul là-haut !

— Seul… Voilà qui vous trompe, intervint Robert. Nous lui avons pris sa femme… mais nous avons laissé sa maîtresse avec lui.

— Sa maîtresse ?

— Oh ! Une dame très bien et très gentille qu’il avait abandonnée, le lâche, pour se marier.

— Alors, elle a osé prendre ma place.

— Comme tu le dis, répondit Albert. C’est la surprise que nous lui réservions. Sois tranquille, la nuit tous les chats sont gris… qu’ils soient blonds ou bruns… et ce brave Prosper ne s’en rendra compte que lorsque nous le voudrons… en ouvrant le compteur électrique…

— Eh bien ! Vous en avez du toupet !… Mais ça ne va pas se passer ainsi. Je vais appeler au secours…

— Si tu veux… personne ne t’entendra…

— Nous vous laissons, dit Robert.

« Viens, Fernande. Ne gênons pas les amoureux…

Robert et son amie se retirèrent.

— Moi, dit le premier, je vais aller prendre la place d’Albert comme dispensateur de la lumière…

« Quant à toi remonte là-haut, continuer ta faction…

Juliette voulut faire une scène à son amant.

— C’est dégoûtant, Albert, ce que tu fais là… Tout est fini entre nous…

— Voyons, ma petite Iette, ne prends pas ton grand air… Profitons plutôt de ce moment.

« Et puisque Prosper a ce qu’il lui faut…

— Tu es un misérable !… Ne m’approche pas !

Mais Albert n’était nullement intimidé par l’attitude de sa maîtresse.

Il riait, le lâche !

Il s’assit tranquillement sur un moelleux divan qui se trouvait à sa portée, et dit, indiquant une place à côté de lui :

— Viens donc t’asseoir là. Nous serons beaucoup mieux pour causer.

« J’ai eu pitié de toi, continua Albert, je n’ai pas voulu que ton sacrifice fût consommé jusqu’au bout.

« Et j’ai juré que tu ne serais jamais à cet individu…

« Non seulement je l’ai juré, mais Léontine l’a juré aussi…

— Qui est-ce cela, Léontine ?

— C’est l’amie du directeur. Tu penses bien qu’elle est aussi intéressée que moi à ce que ton mari… ne soit pas ton mari…

— C’est un guet-apens !

— Oh ! oh ! Comme tu y vas, ma mignonne !

— D’abord, je ne suis plus rien pour toi, je te défends de m’appeler ta mignonne…

— Alors, je t’appellerai ma jolie poupée, comme autrefois…

— Tu m’agaces !

— Je ne t’agacerai pas toujours.

« Voilà. Je te propose un marché. Si tu es gentille, je ne dirai rien à M. Prosper Benoît… Si tu ne l’es pas, il saura tout. C’est Léontine qui le mettra au courant.

— Elle joue un beau rôle, cette Léontine !

— Dame, tu veux lui prendre son amant, elle se défend.

« Donc, ce soir, la nuit de noces, ce sera pour moi ! Je m’en acquitterai aussi bien que ton directeur, je pense.

— Ce n’est pas pour toi que j’ai pris la peine de me refaire une virginité, pourtant.

— Ce sera pour moi tout de même,

Et Albert, passant son bras autour de la taille de Juliette l’embrassa sur le cou.


C’était Léontine (page 28).

— Laisse-moi !

— Pas du tout. Voilà huit jours que je suis privé d’amour, je veux prendre ma revanche…

« Crois-tu que Léontine s’en prive en ce moment ?

À cette pensée, Juliette sentit la jalousie s’emparer d’elle.

Elle se dit que si son mari s’était vraiment laissé prendre à une pareille ruse, il ne méritait pas qu’elle résistât plus longtemps.

Elle pensa même qu’il aurait déjà dû s’inquiéter de ce qu’elle était devenue et elle ajouta mentalement :

— Tant pis pour lui après tout. Il est trop bête !

Dès lors, elle n’opposa plus qu’une molle résistance aux caresses de plus en plus entreprenantes d’Albert, qui lui ravit une seconde fois son innocence.

La jeune femme ne s’occupa même plus du tout de ce qui pouvait se passer au premier étage et elle s’abandonna complètement à son amant, qu’elle préférait après tout au mari qu’elle n’avait épousé qu’à cause de sa brillante situation.

— Enfin, disait Albert en la pressant contre lui, je te retrouve ma jolie poulette, tu es toujours mienne.

C’était l’instant où Prosper croyait tenir dans ses bras sa jeune épouse et l’initier à l’amour.

Pauvre Prosper !… Il ne se doutait guère de ce qui se passait au rez-de-chaussée, tandis qu’il prodiguait ses caresses à Léontine.

Albert et Juliette, eux, avaient complètement oublié le directeur et son amie, lorsque Fernande vint frapper à la porte du salon où ils se trouvaient.

L’amie de Robert les rappela à la réalité.

— Dites donc, les tourtereaux, leur dit-elle. Vous avez fini de vous bécoter !

« L’heure est venue pour Mme Benoît de réintégrer la chambre conjugale.

Juliette n’était plus du tout pressée d’aller retrouver son mari.

— Ça ne me dit rien maintenant, déclara-t-elle.

— Voyez-vous ça ! dit Fernande. Madame n’est plus aussi scandalisée que tout à l’heure !…

Cependant, Juliette se résigna.

Ses amis lui expliquèrent quel rôle elle devait tenir à son tour et, s’enveléppant de nouveau dans le manteau de Léontine, elle suivit Fernande.

Sa camériste occasionnelle lui fournit les indications nécessaires.

— Voilà. Ça à très bien marché. Ton mari y a été franc jeu bon argent.

— Comment. Il s’est laissé abuser ainsi ?

— Il n’y a vu que du feu !

Juliette était plutôt vexée d’apprendre ce qui s’était passé dans la chambre conjugale et, décidément, elle n’éprouvait plus qu’un souverain mépris pour un homme capable de confondre aussi complètement sa maîtresse avec sa femme.

— Alors, tu es sûre, disait-elle à Fernande. Trois fois ?

— Trois fois. J’ai tout écouté derrière la porte.

« Maintenant, il est en train de s’expliquer avec ta remplaçante.

L’ennui, ajouta Fernande, c’est qu’il s’est planté devant la porte et n’en veut plus partir.

« Mais j’espère bien que lorsque l’électricité va s’éteindre, il changera de place.

« Léontine n’attend que ce moment pour sortir du lit.

« Fais bien attention. Elle doit tirer le verrou en passant. Moi, je pousserai doucement la porte et tu te glisseras rapidement dans la chambre, tu mettras le verrou à ton tour et iras reprendre ta place dans le lit.

Surtout n’oublie pas qu’il doit être sage avec toi. D’ailleurs, si tu te laissais aller à lui céder, Léontine interviendrait immédiatement.

— Comment cela ?

— Elle restera dans la chambre, cachée derrière les rideaux de la fenêtre.

« Et si par hasard, ton mari était trop entreprenant, elle jouerait à son tour le rôle de l’âme de Jules César.

— Vraiment ?

— Oui. Et comme elle est excessivement jalouse, elle n’hésiteraït pas à faire un scandale pour ne pas être cocufiée,

— Quel scandale ?

— Eh bien ! Mais, elle reviendrait prendre ta place.

— Ça ferait du joli !

— Donc, te voilà avertie.

« Mais tu n’as rien à craindre ; elle a fait en sorte que Prosper n’ait plus que des velléités amoureuses.

— Pauvre Prosper !

Juliette à présent, prenait les choses en riant. Elle était entrée entièrement dans la conspiration de son amant.

On a vu par ce qui précède qu’elle sut jouer son rôle à la perfection.

Tout en simulant naïvement la surprise des questions que lui posa Prosper, Juliette riait sous cape, et lorsque son époux se fût endormi à côté d’elle, elle le regarda en murmurant :

— Non. Il est plus bête que nature ! Je n’aurais jamais cru cela d’un homme occupant une si haute situation dans l’administration.

« Si j’étais sa maîtresse, je ne serais pas flattée.

Tandis que Prosper dormait, elle se leva tout doucement et se dirigea, sur la pointe des pieds, vers l’embrasure de la fenêtre.

Elle voulait vérifier si Léontine était bien là comme le lui avait dit Fernande, sans compter qu’elle était curieuse de faire connaissance avec cette rivale, qui avait pris si inopinément sa place dans le lit nuptial.

Juliette appela tout bas :

— Madame !… Vous êtes toujours là ?

— Oui… Qu’y a-t-il donc ?

— Oh ! Rien… Mon mari dort… On voit qu’il a des forces à réparer… Tous mes compliments !

— Merci… mais je vous dispense de…

— Ne le prenez pas en mal surtout. Je viens au contraire, en amie.

« Et d’abord, je voudrais bien vous voir.

Juliette tira le rideau. La nuit était claire, et les rayons de la lune permirent à la jeune Mme Benoît de distinguer les traits de sa rivale, laquelle d’ailleurs en profita pour dévisager l’épouse légitime de celui qui l’avait abandonnée.

Cet examen réciproque satisfit également les deux femmes.

— Voyez-vous, déclara Juliette, il vaut mieux nous entendre. Je vois que j’ai affaire à une personne tout à fait distinguée…

— Moi également…

Elles oubliaient toutes deux qu’elles se trouvaient en chemise derrière un rideau dans l’embrasure d’une fenêtre, tandis que leur amant et mari était couché dans le lit voisin, sommeillant le plus tranquillement du monde sans se soucier de ce qui se tramait contre lui, nous ne dirons pas dans l’ombre mais au clair de la lune.

Elles l’oubliaient et faisaient assaut de politesse comme si elles étaient dans un salon.

Juliette reprit :

— Je disais donc qu’il était préférable que nous nous missions bien d’accord.

« Pour moi, je ne me sens pas de taille à lutter à la fois contre vous et contre Albert…

« D’ailleurs, je ne vous cache pas que je préfère Albert…

— Alors, pourquoi m’avez-vous pris Prosper ?

— D’abord, j’ignorais complètement que vous fussiez sa maîtresse, je ne vous connaissais même pas, sans quoi je ne vous aurais jamais fait une crasse pareille… Non, ça, je le jure !

— Oui, mais à présent, vous êtes mariée !

— Il y a le divorce !…

— C’est vrai… Je n’y pensais pas !

À ce moment Juliette crut entendre son mari respirer…

— Écoutez, dit-elle.

— Ce n’est rien. Ne vous inquiétez pas. Je connais cela… c’est Prosper qui ronfle !

— Il ronfle ! Ça c’est le bouquet… Ah non ! Je ne veux pas d’un mari qui ronfle, moi !

— Vous savez, on s’y habitue !

— Oui, vous, vous y êtes accoutumée, ça ne vous fait plus rien.

« Raison de plus pour que je vous le rende !

« Vous voudrez bien le reprendre, n’est-ce pas ?

— Vous me le rendez… comme vous l’avez pris ?

— Soyez sans crainte, je n’y toucherai pas… Vous le retrouverez intact…

« Mais je ne peux pas divorcer parce qu’il ronfle… Ce n’est pas une raison suffisante, ni parce qu’il m’a trompée, puisque nous lui avons fait croire le contraire.

« Alors, voici ce que nous allons faire…

Et Juliette exposa à Léontine tout un projet, prouvant à sa nouvelle amie qu’elle ne manquait pas d’ingéniosité.

La jeune épouse Benoît conclut :

— De cette façon, j’obtiendrai le divorce à mon profit et il sera obligé de me faire une rente. Ça sera bien fait. Ça lui apprendra à être aussi naïf…

— Et à m’avoir trompée aussi odieusement…

M. le Directeur dormait toujours, ses ronflements sonores indiquaient qu’il reposait sans méfiance, croyant sa jeune femme à côté de lui…

Léontine et Juliette en profitèrent pour s’éclipser et descendre retrouver leurs amis, à qui elles firent part du nouveau plan qu’elles avaient conçu.

Albert l’approuva pleinement et il fut convenu qu’il retournerait immédiatement à Paris avec Robert et Léontine.

Il était bien hésitant, Albert, et se demandait s’il n’avait pas tort de laisser ainsi sa petite amie seule avec Prosper Benoît.

Mais Juliette le rassura :

— Oh ! mon chéri ! lui dit-elle en lui sautant au cou, tu peux partir sans crainte.

« D’abord, c’est juré entre Léontine et moi…

« Et puis, ce Prosper il me dégoûte… Il ronfle !

— D’ailleurs, intervint Fernande, je reste moi, et je velllerai à ce que les conventions soient respectées. Vous pouvez compter sur moi !…

Albert et Léontine comptèrent donc sur Fernande et ils prirent le premier train se dirigeant vers Paris.

Quant à Juliette, elle remonta dans sa chambre. Cependant elle ne se recoucha pas à côté de son mari.

Elle revêtit un peignoir et s’assit dans un fauteuil.

Elle avait pour cela allumé naturellement l’électricité, risquant de réveiller Prosper. Mais Prosper dormait si profondément que la lumière ne le réveilla pas.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il manifesta son étonnement de voir sa jeune femme levée.

— Qu’y a-t-il encore ? dit-il, que je te vois debout.

— Il y a que j’ai été souffrante ; je me suis levée et je suis descendue prendre une tasse de tisane.

— Pourquoi ne pas m’avoir réveillé ?

— Vous dormiez trop bien. Je n’ai pas voulu vous déranger.

Elle lui disait vous, sans prendre garde que lui la tutoyait…

— Et tu es mieux, maintenant, demanda-t-il ?

— Oh ! J’ai encore très mal à la tête.

— Il faut te recoucher.

— Oh ! non ! Je suis mieux levée. Quand j’ai mal à la tête ainsi, je ne peux rester au lit.

Cela ne faisait pas l’affaire de Prosper qui, reposé à présent, se sentait disposé à de nouveaux exploits amoureux.

Il le laissa entendre à sa jeune épouse.

— Ma chérie, dit-il, il faut venir auprès de moi. J’ai le souvenir du doux moment passé avec toi cette nuit et je veux encore en goûter l’ivresse.

— Ce souvenir vous est revenu en dormant ! Vous parliez autrement lorsque vous croyiez avoir serré dans vos bras une autre femme.

— J’étais fou !… J’avais eu des hallucinations.

— Eh bien ! Tant pis pour vous. Pour ce matin, vous n’obligerez pas une pauvre femme malade à recevoir vos caresses…

Prosper Benoît dut s’incliner. Il pensa :

— Je me rattraperai la nuit prochaine, et j’espère que je n’aurai plus d’hallucinations.

Malgré tout, il se demandait s’il avait bien rêvé.

Aussi voulut-il en avoir le cœur net, et il résolut de questionner la femme de chambre.

— Vous n’avez rien entendu d’insolite cette nuit ? demanda-t-il à Fernande lorsqu’il la vit.

La fausse soubrette le regarda, puis sourit d’un air entendu :

— Oh ! Monsieur ! que me demandez-vous là ?… Je sais ce que c’est qu’une nuit de noces et je suis trop discrète pour avoir épié ce qui se passait entre vous et Madame.

Le directeur ne s’attendait pas à cette réponse :

— Vous vous méprenez sur ma question, dit-il.

« Je vous demande si, par hasard, quelqu’un ne se serait pas introduit dans la maison.

Fernande simula une grande stupéfaction.

— Monsieur aura rêvé, sans doute.

« Les portes avaient été fermées hier soir, dès le départ de la tante de Monsieur et des parents de Madame. Et elles l’étaient encore ce matin.

« Pour plus de sûreté, Monsieur peut demander au père Onésime, le jardinier. Pour moi, j’ai dormi et n’ai rien entendu.

Prosper questionna donc le père Onésime.

Mais celui-ci affirma, lui aussi, qu’il n’avait perçu aucun bruit.

— J’ai passé la nuit dans mon lit, et, s’il y avait eu la moindre des choses suspectes, je l’aurais entendu, Monsieur peut se fier à moi. J’ai l’oreille fine.

On suppose bien que le jardinier n’allait pas avouer qu’en fait de passer la nuit dans son lit, il s’était réveillé avec les idées encore troublées étendu sous la table de la cuisine.

Il s’enquit auprès de Fernande, qui lui répondit innocemment :

— Je ne sais pas ce que le patron veut dire ! Il m’a demandé la même chose à moi.

M. et Mme Benoît déjeunèrent en tête-à-tête, assis sagement en face l’un de l’autre dans la salle à manger.

Juliette, qui avait passé la nuit sans dormir, fit montre d’un bel appétit, ce qui fit dire à son mari :

— Je vois, avec plaisir, que vous allez mieux !

(Devant les domestiques, il avait jugé qu’il était préférable de reprendre le vous).

— Oui… un peu, répondit Juliette.

— Si vous voulez, nous ferons une promenade en forêt, dès que mon chauffeur sera arrivé.

Le chauffeur, en effet, avait reconduit la veille au soir M. et Mme Arnaud, ce qui expliquait qu’il n’ait pas passé la nuit à Fontainebleau.

— J’aurais préféré me reposer dans le parc, mais je ne veux pas vous refuser ce plaisir.

— Nous ne nous fatiguerons pas, vous verrez, nous nous arrêterons seulement un peu pour nous asseoir dans l’herbe.

Ce plaisir simple et champêtre souriait peu à Juliette, qui craignait que son mari n’en profitât pour lui faire regarder la feuille à l’envers.

Mais elle ne voulait pas le contrarier.

Et puis, elle comptait sur un évènement nouveau qui dérangerait le programme de M. Prosper Benoît.

Cet évènement nouveau, espéré par la jeune femme, et imprévu par son mari, se produisit en effet.

Sur le coup de trois heures de l’après-midi, un télégramme arriva à l’adresse de M. Prosper Benoît.

En le lisant, celui-ci parut très désappointé.

— Qui donc vous télégraphie ? demanda Juliette,

— Le ministre… Tenez… Lisez…

Et Prosper tendit la dépêche à sa femme, qui lut, en manifestant la plus vive contrariété, elle aussi :

« Venez d’urgence à Paris. Désolé vous déranger, mais ministre a besoin vous pour affaire plus haute importance. »

Le télégramme était signé :

Bourdon.

— Bourdon ! N’est-ce pas le directeur du cabinet ?

Question que Juliette n’avait nul besoin de poser, car elle ignorait si peu le nom du haut fonctionnaire dont il s’agissait que c’était elle-même qui l’avait révélé à Léontine afin qu’elle pût s’en servir pour rappeler son mari à Paris.

— C’est bien lui, en effet, répondit Benoît.

« Mais je me demande ce que le ministre peut me vouloir. Il m’a quitté hier sans me parler de rien.

— Peut-être est-ce quelque chose qui est survenu ce matin.

— C’est ridicule ! S’il ne me savait pas si près de Paris, il ne m’aurait pas rappelé… Mon Dieu, que c’est contrariant !

— Sans doute… mais, ajouta-telle en souriant, c’est surtout moi qui pourrais me plaindre, moi qui vais rester seule toute la journée… Car j’espère que vous serez de retour ce soir. Je vous attends pour dîner,

— Évidemment, je ne dînerai pas à Paris, vous sachant ici.

— Eh bien ! J’en profiterai pour me reposer en vous attendant.

Le chauffeur revenait bientôt avec l’auto du directeur.

Celui-ci en profita pour partir par la route au lieu d’attendre le train, et il se fit conduire directement au ministère.