Éditions Prima (Collection gauloise ; no 7p. 24-30).

vi

M. le Directeur a des hallucinations.


Ayant posé le pied sur le sol, Prosper voulut une fois encore atteindre le commutateur électrique.

Or, tandis qu’il tâtait le mur pour chercher le bouton qu’il pensait n’avoir qu’à tourner, une main qu’il devina plutôt qu’il ne la vit, s’appuya sur son bras.

Prosper se retourna… Il ne vit naturellement rien, l’obscurité étant complète.

— Vous m’avez pressé le bras ? demanda-t-il à Juliette.

— Moi ?… Pas du tout…

Et elle ajouta :

— Est-ce que la panne va durer encore longtemps ?

— Je n’en sais rien…

Il tenta de nouveau de s’approcher du mur… Cette fois, il fut pris aux épaules et renversé sur le sol,

En même temps, il voyait… ou plutôt il devinait dans la demi-pénombre un fantôme, oui… un fantôme qui lui sembla gigantesque et qui lui dit d’une voix profonde et grave :


Ma chérie, dit-il ! (page 23).

— Ne touche pas à la vierge qui est couchée dans ce lit… Elle m’appartient…

— Qui êtes-vous ?

— Je suis l’âme de Jules César…

Et, comme par enchantement, le fantôme disparut…

Prosper voulut se relever, mais son corps s’embarrassait dans un drap blanc dont il était recouvert…

En même temps, il percut distinctement un cri poussé par sa jeune épouse… un cri vite étouffé d’ailleurs…

Le directeur se sentait envahir par la peur. Il se demandait quel drame se jouait dans les ténèbres…

Pourtant il réprima ce sentiment et voulut, au contraire, se montrer brave…

Il rejeta donc le drap qui le recouvrait et voulut derechef faire la lumière,

— Qu’avez-vous, chère amie ? demanda-t-il… Je vais allumer…

— N’en faites rien ! Je vous en supplie ! lui fut-il répondu…

Prosper ne remarqua pas sans émotion l’accent angoissé de son épouse, si angoissé que la voix s’étranglait dans sa gorge…

— Pourtant, dit Prosper, je voudrais bien me rendre compte de ce qui se passe,

— Non… non… J’ai trop peur… Venez vite vous récoucher…

Le directeur ne reconnaissait plus du tout la voix de la pauvre Juliette. Il lui demanda :

— Mais qu’avez-vous donc ?…

— Le fantôme !… Vous avez entendu le fantôme ?…

Prosper comprit qu’il importait avant tout de rassurer sa jeune épouse.

Il se coucha donc à tâtons, tandis que sa compagne lui disait tout bas :

— Le fantôme m’a découverte… Reprenez le drap…

Le drap ! C’était celui qui le recouvrait tout à l’heure. Le fantôme l’avait donc arraché du lit…

M. Benoît, qui commençait à discerner vaguement les objets dans l’ombre de la pièce, perçut une tache blanche sur le tapis, C’était le drap qu’il remit tant bien qué mal sur le lit.

Sa femme, maintenant, se serrait contre lui.

De cette voix sans timbre qu’elle avait depuis l’apparition du fantôme, elle disait :

— Vous me protégerez, s’il revient ?…

— Mais il ne reviendra pas… Ce doit être une hallucination… L’obscurité, l’arrêt de l’électricité nous aura un peu troublés.

— Vous croyez ?

Et la femme se pelotonnait contre lui.

À ce doux contact, Prosper sentait s’évanouir ses appréhensions.

L’instant d’auparavant, il était prêt à se mettre à la recherche de celui qui ne pouvait être, à son avis, qu’un cambrioleur. Maintenant, après avoir écouté attentivement, aucun bruit insolite ne se produisant plus, il se laissait aller à la douce sensation de bien être qu’il éprouvait auprès de Juliette.

Il ne pensait plus du tout à faire de la lumière.

Il se disait, au contraire, que l’ombre était plus propice que la clarté aux entreprises amoureuses.

Et sa main s’égarait le long du corps parfumé qui se pressait peureusement contre lui…

Elle s’égara si bien, sa main, que soudain, dans un souffle, sa compagne lui dit :

— Que faites-vous donc… Prosper ?

— Je vous aime, Juliette.

— Non… J’ai peur du fantôme !…

— Il n’y a plus de fantôme… Si même il y en a jamais eu.

» Il n’y a plus que moi qui vous adore et qui vous désire éperdûment.

Le directeur, à ce moment, ne pensait plus du tout à l’arrêt de l’électricité, ni à la défense que lui avait faite l’instant d’auparavant l’âme de Jules César… Il eut fait beau voir qu’à ce moment l’esprit de ce guerrier antique réapparut pour lui ravir la jeune vierge qu’il pressait contre son cœur.

La « jeune vierge » de son côté, ne soufflait plus mot.

Elle se contentait de soupirer et de pousser par instants de petits cris qui excitaient au plus haut point l’ardeur de Prosper Benoît.

D’ailleurs, la maison était redevenue silencieuse, au point que le directeur était persuadé qu’il avait été lui-même le jouet d’une hallucination.

Il n’écoutait d’ailleurs plus que l’appel de l’amour et sa compagne put constater bientôt que l’âme de Jules César ne pourrait plus venir revendiquer, sur sa personne, des droits définitivement acquis par M. Prosper Benoît.

Celui-ci était tout entier à ses transports amoureux…

Il caressait la tête de sa compagne qu’il tutoyait à présent, lui disant :

— Ma chère petite Juliette, comme tes blonds cheveux sont doux à mon toucher. On dirait de la soie.

La petite Juliette ne répondait pas. Après avoir beaucoup crié, elle se contentait de pousser de longs soupirs…

Son mari aurait bien voulu la voir à présent, et il se demanda s’il n’allait pas tourner le commutateur. Mais une crainte inexplicable l’empêchait d’étendre sa main vers le bouton, qu’il savait maintenant à proximité de la tête du lit.

Il se contenta donc du plaisir que lui procuraient les caresses et qui le conduisit à enlever encore à l’âme de Jules César un peu des droits que cette entité s’était attribués sur le corps de Juliette Arnaud, devenue lépitimement et totalement Mme Prosper Benoît.

Il se reposait de nouveau, le bras passé autour du cou de la femme qu’il venait de faire sienne lorsque, comme par enchantement, l’électricité se ralluma, et la lumière vint éclairer subitement le lit conjugal.

Prosper jeta un regard complaisant sur la jeune femme…

Mais, immédiatement, il resta interdit… se frotta les yeux… puis regarda encore :

— Ce n’est pas possible !… Je deviens fou !… s’écria-t-il.

Il y avait de quoi, en effet, être stupéfait : la femme qui était couchée à côté du directeur, la femme à laquelle il avait prodigué ses caresses et ses preuves d’amour n’était pas « l’innocente et pure » Juliette…

Non… C’était Léontine !

Et les cheveux blonds que le mari enamouré comparait tout à l’heure à la soie la plus fine étaient les cheveux bruns, et aussi soyeux d’ailleurs, de Mme Vve Violet, née Briquet, qui regardait en souriant son amant.

Il bondit furieux, hors du lit :

— Vous allez m’expliquer, Madame, rugit-il, votre présence ici… dans cette chambre et dans cette maison.

Il alla vers la porte… Elle était verrouillée en dedans…

Cette constatation le remplit d’aise.

— Je ne sais pas comment tu es entrée, dit-il… mais tu ne sortiras pas sans me dénoncer tes complices et sans me dire ce qu’est devenue ma femme.

— Ta femme… mais n’est-ce pas moi ? dit le plus tranquillement du monde Léontine.

— Inutile de continuer à jouer la comédie…

— Quelle comédie, mon ami ? Ne suis-je pas ta petite Juliette comme tu le disais il n’y a qu’un instant… Et ne m’as-tu pas épousée hier à la mairie du viie arrondissement de Paris, ce matin à l’église Saint-François Xavier…

« Ne sommes-nous pas venus ensemble en auto pour passer notre lune de miel dans cette maison… ?

« Enfin ne m’as-tu pas, tout à l’heure, initiée à trois reprises successives au mystère de l’amour ?…

Le directeur était toujours devant la porte, en barrant l’accès et certain que nul ne pourrait ni entrer ni sortir sans sa permission.

— En voilà assez, dit-il, qu’avez-vous fait de cette malheureuse enfant ?

Et, ce disant, emporté par sa colère, il s’approcha menaçant du lit dans lequel reposait Léontine.

Mais il avait à peine fait quelques pas que la lumière s’éteignait à nouveau, le laissant au milieu de la pièce.

Il tendit l’oreille, prêt à bondir si quelque fantôme lui apparaissait, décidé à sauter sur l’intrus et à ne pas le lâcher.

Mais il n’entendit rien… pas le plus léger frottement… le silence était complet et l’obscurité absolue.

Cinq minutes se passèrent, pendant lesquelles Prosper Benoît s’attendait vainement à voir surgir devant lui l’esprit de Jules César. Voir était une façon de parler, car ses yeux fouillaient vainement la nuit sans rien distinguer.

Et, comme elle était disparue, subitement la lumière revint…

Elle revint, illuminant la pièce, projetant ses rayons sur le lit vers lequel immédiatement le malheureux directeur tourna ses regards…

Et, de nouveau, il se frotta les yeux, se demandant s’il ne rêvait pas.

Ce n’était plus Léontine qui était dans le lit, sagement couchée… c’était Juliette… Juliette, dont la chevelure blonde s’étalait sur l’oreiller et qui le regardait tranquillement, comme si elle n’avait jamais bougé de là.

— Eh bien ! mon ami, dit-elle… C’était encore une panne… ?

La voix de la jeune femme avait son timbre ordinaire, sans aucune trace d’émoi…

Prosper restait hébété. Il se tourna vers la porte. Elle était verrouillée comme l’instant d’auparavant…

Il se pinça pour être bien certain qu’il était éveillé.

Persuadé qu’il ne dormait pas, il parla enfin :

— Chère enfant, dit-il… Que vous est-il donc arrivé ?

— Oh… fit Juliette… Pouvez-vous me le demander… Vous le savez bien ?

Et elle se cacha le visage dans les mains dans une attitude toute honteuse…

— Mais, vous n’étiez pas là… dans le lit… tout à l’heure ?

— Comment, je n’étais pas dans le lit ?… Vous êtes fou… Et qui donc y était à ma place ?… À qui donc avez-vous prodigué vos caresses et vos transports ?…

« Prosper !… Prosper !… Que dois-je penser… après m’être abandonnée trois fois à ton amour !…

Prosper ne répondit pas, pour une excellente raison, c’est qu’il ne savait plus que penser lui-même.

C’était un fait incontestable. : la femme qui était couchée là, dans le lit, était réellement son épouse, la jeune Juliette…

— Vrai… Tu ne t’es pas levée ? demanda-t-il.

— Non… Jamais…

— Alors !… Alors !… Je ne sais plus… J’ai fait un cauchemar épouvantable…

— Tu n’es pas gentil !… Je ne croyais pas t’avoir produit un pareil effet. J’aurais pensé, au contraire, que tu me dirais avoir fait un beau rêve.

— Mais encore… dit-il… c’est donc bien toi que j’ai possédée ?

— Dame… Je le suppose…

« D’ailleurs, tu en as eu la preuve !…

Le pauvre homme était renversé. Et pourtant il devait se rendre à l’évidence, c’était lui qui avait eu une nouvelle hallucination. Cette panne subite d’électricité, se reproduisant à deux reprises, lui avait troublé les idées au point qu’il avait cru voir son ancienne maîtresse couchée à la place de sa femme.

Il n’avait plus qu’à se recoucher, ce qu’il fit, et ce fut lui-même qui tourna le bouton de l’électricité pour faire revenir l’obscurité.

Une fois dans le lit, il voulut recommencer à prouver son amour à sa compagne, mais celle-ci lui dit gentiment :

— Non, Prosper… Non. Je suis trop fatiguée. Et puis, toi-même, tu as besoin de repos… Dormons !

Juliette avait raison. Le directeur, après toutes ces émotions, n’eut pas été un brillant partenaire et il s’endormit profondément à côté de sa jeune femme, heureux au fond que son aventure ne fût qu’un rêve.

Cependant, il était inquiet.

— C’est curieux, dit-il. Cela ne m’est jamais arrivé. Jusqu’ici, je n’étais pas sujet aux hallucinations.