Hélika/L’hôpital général

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 106-111).

CHAPITRE XXII

l’hôpital général.


La guerre entre Paulo et mon Adala allait donc se continuer avec plus d’acharnement que jamais. J’avais espéré vainement que la leçon qu’il avait reçue, lors de sa première tentative d’enlèvement, lui aurait profité ; mais puisqu’il redoublait de rage, c’était à moi de pourvoir au salut de mon enfant et de la mettre hors des atteintes de ce tigre à face humaine.

Je dois l’avouer, si j’avais usé de ménagements envers lui, c’est que je me sentais coupable des mauvais exemples que je lui avais donnés et dont il n’avait que trop profité, je lui avais fait dire, combien je regrettais mon fatal passé ; je lui avais même envoyé de l’argent pour qu’il pût vivre honnêtement et abandonner le sentier du crime. Il parut accepter ces conditions et garda la somme d’argent qu’il dépensa en orgies crapuleuses et à préparer des plans diaboliques.

Le lendemain soir, Baptiste revint chez moi pendant que nous étions seuls, je lui fis part du plan que j’avais conçu de mettre Adala et sa grande mère en sûreté et de donner ensuite la chasse aux bandits. Il m’approuva de tout cœur.

Ce qui me faisait hâter davantage c’est que la rumeur rapportait qu’un meurtre atroce avait été commis à une douzaine de lieues de l’endroit que j’habitais.

En voici les détails : Deux sauvages étaient entrés dans la maison d’un riche et honnête cultivateur. C’était un dimanche, et tout le monde assistait au service divin. La mère de famille était restée seule avec deux petits enfants dont l’aîné pouvait avoir sept ans et la plus jeune cinq.

Cette jeune femme était très hospitalière et très charitable, aussi accorda-t-elle volontiers la nourriture que les deux sauvages avaient demandée en entrant.

Lorsqu’ils eurent pris un copieux repas, ils exigèrent de l’argent.

La pauvre mère comprit alors qu’elle avait affaire à des scélérats et qu’elle pouvait redouter les derniers outrages. Elle chercha à gagner du temps espérant qu’on reviendrait bientôt de l’église lui porter secours.

Par malheur pour elle, la messe avait été beaucoup retardée, le curé ayant été obligé d’aller administrer les derniers sacrements à un homme mourant.

C’est alors que Paulo, saisissant son tomahawk, en asséna un coup terrible sur la tête de l’infortunée qui tomba assommée. Deux crimes affreux furent accomplis ensuite.

Les infâmes firent des recherches dans tous les coins de la maison et découvrirent une somme considérable d’argent qu’ils séparèrent entre eux puis ils disparurent.

Les enfants avaient été enfermés dans un cabinet pendant l’accomplissement de ce drame odieux. Le complice de Paulo les avait menacés de sa hache avec des imprécations effroyables et jurait de leur fendre la tête s’ils proféraient une parole ou essayaient de sortir.

Les pauvres petits s’étaient blottis l’un près de l’autre demi-morts de terreur, n’osant pas pleurer et retenant leur respiration.

Lorsque le bruit eut cessé, le plus âgé se décida à s’avancer tout doucement vers la fenêtre. Il aperçut les deux bandits qui fuyaient dans la direction du bois. Ils sortirent alors de leur cachette, ouvrirent la porte de l’appartement où ils avaient vu leur mère pour la dernière fois. Une mare de sang inondait le plancher. Hélas ! la pauvre femme n’était plus qu’un cadavre.

Je renonce à peindre la scène déchirante qui s’en suivit, les larmes et les cris de désespoir des malheureux enfants.

Enfin la messe était terminée et le père revenait tout joyeux avec les autres personnes de la famille, lorsqu’ils rencontrèrent dans l’avenue les deux enfants qui couraient éplorés en criant : « Papa, papa, viens donc vite, maman est morte, il y a des hommes méchants qui l’ont tuée. » Le père en ouvrant la porte ne connut que trop la triste vérité.

Cette nouvelle que je rapportai à Baptiste fut confirmée le lendemain par des documents officiels et certains.

Par la désignation que firent les enfants, je reconnus mon ancien complice.

Ce récit expliqua à Baptiste pourquoi à pareille date, il avait perdu les brigands de vue, pendant plusieurs jours. C’était pour dépister leurs poursuivants qu’ils étaient revenus sur leurs pas jusqu’au lieu où ils avaient commis ce meurtre.

Il n’y avait donc plus de temps à perdre. J’envoyai de suite Baptiste louer une barque et le même soir à neuf heures, Adala, Aglaus et moi, nous voguions sur le fleuve poussés par un bon vent. Douze heures après, nous entrions dans la rivière St. Charles et débarquions près de l’Hôpital Général de Québec.

Baptiste et les amis devaient rester dans ma maison pendant mon absence et se tenir prêts à tout événement.

Revenons à notre voyage. Nous allâmes frapper à la porte du parloir du couvent. Une jeune sœur vint au guichet. J’avais tant hâte de savoir si mon enfant y trouverait asile et confort que sans autre préambule je demandai la permission de visiter les salles, prétextant qu’il devait y avoir une de mes connaissances qui était là depuis plusieurs années.

Sans m’en douter, je disais bien vrai. Une religieuse vint me conduire. Je tenais Adala par la main, la vieille Indienne nous suivait. Tout en causant, j’admirais l’ordre parfait et le bien-être qui y régnaient. En approchant d’un lit où était étendue une vieille malade, je m’arrêtai malgré moi. Ses traits quoique portant les traces de l’idiotisme me frappèrent. Ils me rappelaient quelque vague souvenir de ma jeunesse.

Où l’avais-je vu ?

Je ne pouvais m’en rendre compte. J’essayai à l’interroger mais elle ne me répondit que par quelques paroles incohérentes.

« Depuis deux ans, me dit la religieuse, la pauvre vieille a perdu toute intelligence. » Je lui demandai de vouloir bien s’éloigner un instant, la bonne sœur accéda volontiers à mon désir.

Je m’approchai du lit de l’octogénaire. « Rosalie », lui dis-je. Elle fit un soubresaut, me regarda d’un œil étonné et quelque peu lumineux, puis son regard redevint terne. Je prononçai mon nom à son oreille ; elle parut se réveiller et me regarda fixement, puis elle retomba dans son état d’hébétement.

La religieuse vint nous rejoindre. Elle nous avait observés attentivement. « Vraiment chef, dit-elle en souriant ; je vous crois un peu sorcier ; car depuis deux ans, la pauvre vieille n’a pas donné de pareils signes de connaissance. »

Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé, cette vieille fille était l’ancienne servante qui demeurait chez mon père lorsque je désertai la maison paternelle.

Nous continuâmes la visite des salles où j’admirai, comme je l’ai dit plus haut, l’ordre parfait qui y régnait. Je fus ensuite conduit au parloir où m’attendaient la supérieure et la dépositaire qu’on avait fait prévenir. Je leur exposai le plan que j’avais formé de mettre Adala entre leurs mains pour qu’elle complétât son éducation. Je leur dis de plus à quels dangers elle était exposée. Pour attirer davantage leur sympathie en faveur de l’enfant et afin qu’elles ne la missent pas en évidence, je leur fis connaître son persécuteur. C’était l’accusateur de son père et l’assassin de l’homme pour lequel celui-ci avait subi le dernier supplice.

Jusque là, les deux religieuses n’avaient pas dit un seul mot. En levant les yeux sur elles, je m’aperçus que toutes deux pleuraient.

Elles m’adressèrent tour à tour la parole. Au lieu de leur répondre, je me mis à les regarder fixement. Je me retrouvais sous la même impression où j’avais été au sujet de la vieille en visitant les salles.

Étais-je donc cette journée-là sous l’effet d’une hallucination ? Je ne pouvais m’expliquer ce que je ressentais, mais plus j’analysais chacun des traits des deux religieuses et plus je me convainquais que je les avais vues quelque part.

Ma conduite les surprit sans doute, car la supérieure, après un silence de quelques minutes, me dit en souriant : « Vous vous croyez, sans doute, chef au milieu des grands bois, à l’affût de quelque gibier. En effet depuis un quart d’heure que nous vous interrogeons, au lieu de nous répondre vous nous examinez comme si vous étiez indécis sur laquelle de nous vous allez diriger votre coup de fusil. »

Ces paroles me ramenèrent à la réalité. Pour un instant, j’avais vécu dans les rêves dorés de mon enfance et les figures sereines des bonnes religieuses me rappelaient quelques traits des sœurs chéries que je croyais mortes et à qui j’avais causé tant de chagrin. Ces souvenirs me rendaient tout rêveur — Pardon, madame, lui répondis-je, mais il me semblait retrouver en vos personnes deux sœurs que j’ai perdues bien jeunes. Vos traits me les rappelaient. C’est ce qui m’impressionnait si fortement.

— Hélas ! dit la supérieure, nous avions nous aussi un frère qui a déserté le toit paternel poussé par le désespoir et nous n’en avons jamais eu de nouvelles.

À ces paroles, je me levai brusquement et m’approchai d’elles. Elles se reculèrent instinctivement.

— N’êtes-vous pas, leur dis-je, du village de… Elles parurent très surprises et me regardèrent toutes deux fixement.

J’ai oublié de dire que je portais le costume et le tatouage d’un chef sauvage de premier ordre.

Elles me répondirent affirmativement.

— Encore une question, mesdames, s’il vous plait. Votre nom n’est-il pas Hélène et Marguerite D… ?

— Oui, répondirent-elles en me regardant d’un air stupéfait.

— Ô Mon Dieu, m’écriai-je alors dans un élan de reconnaissance, Hélène et Marguerite ! mes deux sœurs ! je suis votre frère, et je leur tendis les bras.

Je crus réellement qu’elles allaient défaillir toutes deux à ces paroles.

— Mais, dirent-elles, d’une voix tremblante, notre frère n’était pas indien.

En deux mots, je leur rappelai quelques circonstances de notre enfance et nous tombâmes dans les bras les uns des autres. Elles riaient, pleuraient, me pressaient de questions et quand elles se furent calmées, vous pensez bien avec quel empressement je demandai des détails sur mes bons parents.

Elles me racontèrent que mon père, après s’être épuisé en recherches de toutes sortes, avait fini par croire fermement à ma mort ; mais ma mère, la bonne et sainte femme, assurait que je reviendrais. Tous les soirs, une prière se faisait en commun pour mon retour et dans la journée, ma mère allait s’enfermer dans ma chambre où rien n’avait été changé depuis mon départ et là elle priait et pleurait des heures entières.

Elles me dirent de plus comment Marguerite avait reconnu son enfant et comment on m’avait soupçonné d’être l’auteur de l’enlèvement, ce que peu de personnes avaient cru. Elles ajoutèrent que la vieille était notre ancienne Rosalie, qui aussi avait pleuré sur mon sort.

Enfin après plusieurs heures d’une intime causerie, je leur fis les adieux les plus touchants et je pris congé d’elles. Je leur donnai mes dernières instructions et leur laissai une forte somme d’argent pour pourvoir à la pension et aux besoins d’Adala. Je pressai cette dernière dans mes bras, embrassai la vieille, lui faisant une part de la somme qui me restait entre les mains pour l’aider à vivre pendant les années d’absence que je croyais nécessaires pour terminer l’éducation de mon enfant. Elle avait décidé d’aller demeurer chez les Hurons à Lorette, se réservant toutefois le privilège de venir embrasser sa petite fille très souvent.

Il fallut bien me décider à partir. Avant que de gagner mon embarcation, je fus chez un notaire des plus respectables et fis mon testament en cas de mort, car je ne me dissimulais pas que la poursuite que nous allions entreprendre contre Paulo allait être pleine de périls. J’étais fermement décidé de débarrasser la société d’un tel monstre et de délivrer Adala des dangers qui la menaceraient tant que le misérable existerait.

J’instituai Adala ma légataire universelle, lui nommai un homme de bien comme curateur, donnai une pension plus que suffisante à la vieille. Je laissai pour l’enfant une lettre que la supérieure lui donnerait si je ne revenais pas. Je lui recommandai de prendre bien soin de sa grand-mère et de ne pas oublier dans ses prières celui qui l’avait aimée autant qu’un père.

Je me munis auprès des autorités de tous les papiers nécessaires me permettant de m’emparer de Paulo et de ses complices au nom de la loi, et de les mettre à mort s’il le fallait.

Tous ces devoirs remplis, je m’embarquai pour redescendre.