Hélika/La chasse à l’homme

Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 111-119).

CHAPITRE XXIII

la chasse à l’homme.


Tout en dirigeant ma barque vers l’endroit où je devais rencontrer mes amis, je suivais tristement le sillon qu’elle traçait et me représentais combien était heureuses ces vagues qui paraissaient remonter, de se rapprocher des êtres chéris que je venais de quitter, pendant que je m’en éloignais peut-être pour toujours.

C’était avec peine que je refoulais au fond de mon Ame, les pleurs qui roulaient s’échapper de mes yeux au souvenir des adieux et de la séparation, séparation qui devait être bien longue.

Pourtant après ces quelques instants d’attendrissement, mon énergie et ma force morale me revinrent.

Ma détermination d’en finir pour toujours avec Paulo se fixa plus inexorable que jamais dans mon esprit. Mes compagnons, j’en étais sûr ne mettraient pas moins d’acharnement que moi à leur poursuite. Plus je songeais à leurs affreux forfaits et plus je sentais un désir implacable de m’emparer d’eux vivants ou de les faire disparaître. Ce fut dans cette disposition d’esprit que j’abordai à St. Anne, à l’extrémité ouest du Cap Martin, dans une petite anse qui se trouvait vis-à-vis de ma demeure.

J’allai frapper à la porte et me fit reconnaître. Tout le monde était sur pied, certes mes amis faisaient bonne garde ; ils avaient entendu mes pas.

Nous passâmes le reste de la nuit à faire nos préparatifs de départ, pendant que je leur racontais les incidents de mon voyage. Il avait été convenu entre Baptiste et moi que nous commencerions notre chasse immédiatement après mon arrivée.

Tout le monde dans le village savait quelle était la nature de l’expédition que nous allions entreprendre ; aussi, connaissant à quels dangers nous allions être exposés, faisait-on des vœux pour notre succès, tant les bandits inspiraient de terreur. Des prières étaient faites chaque soir dans les familles, pour que Dieu, nous ramenât sains et saufs.

Cependant la vue de la barque avait appris mon arrivée à mes bons amis, qui connaissaient le but de mon voyage, sans savoir en quel lieu j’avais laissé mon enfant ; le curé seul en était informé. À bonne heure le lendemain matin, une douzaine des habitants les plus aisés et les plus respectables, ayant le bon prêtre en tête, vinrent et nous offrirent tout ce qu’ils croyaient nous être nécessaire pour notre excursion, provisions, habillements et munitions. Mais nous étions amplement pourvus de tout cela. Nous les remerciâmes avec effusion et nous prîmes le chemin des bois accompagnés de leurs souhaits et de leurs vieux.

Il était facile au calme et à la détermination de nos figures de voir combien nous allions mettre de persévérance et de fermeté dans la chasse que nous entreprenions, bien que ceux que nous allions combattre fussent presque deux fois plus nombreux que notre parti, puisque Paulo et son ami avaient recruté les sept autres sauvages.

J’avais pris le commandement de l’expédition.

Un mot personnel sur ma petite troupe.

Bidoune était un homme de six pieds trois pouces, brave et infatigable comme l’étaient les Canadiens trappeurs de ce temps-là. Sa force était herculéenne. Quand une fois il était sorti de sa placidité ordinaire, il devenait furieux et indomptable comme un taureau blessé. Une fois déjà pris par cinq sauvages, il s’était vu attaché au poteau du bûcher et grâce à sa force musculaire, il avait rompu ses liens, saisi une hache, engagé contre tous les cinq une lutte désespérée où trois étaient tombés sous ses coups, le quatrième mortellement blessé et le dernier avait pris la fuite. Ce qui lui donnait encore plus de désir de se joindre à nous c’est que ceux qui s’étaient emparés de lui et qui voulaient le brûler, faisaient partie de la bande où Paulo avait recruté ses nouveaux complices. Lorsque je lui avais communiqué mon plan d’attaque, Bidoune s’était frotté les mains avec délices.

Les deux Français eux aussi étaient de puissants et fermes auxiliaires. C’était deux hommes aux muscles d’acier, au cœur franc et loyal, braves et rusés, qui avaient été formés à l’école de Baptiste. Il m’est inutile de parler de ce dernier, le lecteur le connaît déjà.

Avec de tels hommes, je pouvais tout tenter. Le point que j’avais décidé d’explorer était le lieu qui leur servait de repaire, lorsque Baptiste avait poursuivi Paulo.

Plus nous avancions dans les bois et approchions de cet endroit, plus nous nous convainquions que nous ne nous étions pas trompés dans nos prévisions, car les traces de leur passage devenaient de plus en plus évidentes.

Quand nous fûmes peu éloignés du campement où nous espérions les surprendre et leur livrer assaut, nous décidâmes de nous séparer en deux bandes. Nous eûmes aussi la précaution de nous mettre sous le vent, par crainte que les chiens ne sentissent notre approche et qu’ils ne leur donnassent l’éveil. De leur côté, nos ennemis avaient bien pris leurs mesures pour prévenir toute surprise. Ils comprenaient que si leur plan d’enlèvement avait été ainsi déjoué, c’est qu’il y avait eu trahison de la part du louche ou qu’ils avaient affaire à quelqu’un d’aussi rusé qu’eux.

Nous pûmes approcher jusqu’à portée de fusil de leur cabane en nous glissant et en rampant de broussailles en broussailles.

Malheureusement un chien éventa la mèche. Un coup de feu partit d’une sentinelle embusquée derrière un arbre et une balle vint frapper Bidoune à la jambe. La carabine de celui-ci retentit à son tour, le Peau Rouge fit un soubresaut et retomba inerte. Ces coups de feu avait jeté l’alarme dans le camp. La flamme qui brillait au milieu de leur wigwam fut en un instant dispersée.

En même temps, trois coups partirent dans la direction d’où était venu celui qui avait blessé Bidoune. Les deux Français tirèrent eux aussi du côté d’où venaient ces derniers, puis nous entendîmes des plaintes sourdes et des craquements de branches, comme en peuvent faire les bêtes fauves en fuite dans les bois.

Il n’eût certes pas été prudent de nous avancer plus loin, cette nuit-là, car nos ennemis auraient pu s’être cachés et nous envoyer leurs balles à l’abri des rochers. Nous décidâmes donc d’attendre le jour pour juger de l’effet de nos coups.

Lorsque l’aube parut, Baptiste se chargea d’aller faire la reconnaissance pour voir ce qu’était devenu nos ennemis. Il choisit le Gascon pour l’accompagner. C’était un trappeur consommé en fait d’adresse, de ressources et de ruse. Ils revinrent deux heures après et nous informèrent qu’ils avaient relevé les pistes des fuyards et que Paulo formait l’arrière-garde. Ils étaient encore six, nous le savions déjà, car nous avions examiné l’effet du premier coup qui avait été tiré par Bidonne. La balle avait traversé le cœur du sauvage. Quant aux autres coups tirés par les Français, bien qu’au juger, ils avaient eux aussi parfaitement atteint leur but. L’un avait été tué instantanément, l’autre gisait mortellement blessé.

Bien nous en prit de ne nous approcher qu’avec la plus grande précaution, car malgré le sang qu’il avait perdu, le blessé avait appuyé son fusil sur une pierre et de son œil mourant cherchait encore s’il ne pourrait pas envoyer une balle dans le cœur d’un ennemi. Je lui en exemptai la peine, j’ajustai mon coup sur le canon de son arme et tirai ; son fusil vola en éclats loin de lui ; nous nous avançâmes alors en toute sûreté.

Il était le chef des sept nouveaux associés de Paulo. Il me lança un regard de défi lorsque je fus près de lui, croyant que j’allais le torturer dans ses derniers moments, comme il n’eût pas manqué de le faire si nous fussions tombés entre ses mains. Aussi manifesta-t-il quelque surprise lorsque je lui demandai s’il voulait boire. Il me fit un signe affirmatif, le Normand alla lui chercher de l’eau.

J’examinai alors sa blessure, la balle lui était entré dans le dos obliquement et lui ressortait dans la partie interne de la cuisse opposée. Elle avait donc traversé les intestins ; sa mort était certaine. Pendant la demi-heure qu’il survécut, nous essayâmes à soulager ses souffrances et lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, nous creusâmes une fosse commune où nous déposâmes les trois cadavres. Nous les recouvrîmes de terre et même de pierres pour les protéger des atteintes des bêtes.

Nous incendiâmes ensuite leur cabane et après un repos de quelques instants, nous nous mîmes à la poursuite des autres bandits qui avaient sur nous une avance de plus de trois heures. C’était là que commençaient les difficultés de la tâche que nous avions entreprise.

Maintenant l’éveil leur était donné. Sans doute qu’ils allaient employer toutes les ruses possibles pour nous surprendre à leur tour.

Je comprenais toutefois qu’ils ne pouvaient marcher longtemps ensemble. L’attaque avait été si inattendue et leur fuite si précipitée qu’ils n’avaient pas eu le temps de prendre des provisions. Ils devaient donc se séparer avant que d’avoir fait bien du chemin et c’était justement ce que je voulais empêcher.

Nous étions presque en nombre égal, il n’était donc pas prudent pour nous de rester tous ensemble, car ils pourraient nous surprendre à l’entrée où à la sortie d’un défilé et nous tirer à l’affût comme gibier de passage, aussi nous séparâmes-nous. Je pris avec Bidonne, l’avant-garde, pour servir d’éclaireurs, pour que nous ne nous éloignâmes pas trop les uns des autres, afin de nous prêter un secours mutuel en cas de surprise.

Nous étions en route depuis deux jours, lorsque nous découvrîmes des traces toutes fraîches de leurs pas. Comme dans la chasse que Baptiste avait donnée à Paulo, ils avaient encore cette fois pris toutes les peines du monde pour effacer les vestiges de leur passage. Ils avaient monté et redescendu les ruisseaux, choisi les terrains pierreux, fait un grand nombre de tours et de détours afin de nous donner le change, mais j’étais trop habitué à toutes ces ruses pour me laisser tromper. En partant de l’endroit où nous les avions surpris, ils s’étaient dirigés vers le sud puis marchant dans le cours d’un ruisseau, ils étaient revenus plusieurs milles en arrière.

Nous pûmes constater qu’évidemment Paulo conduisait le parti.

Enfin la nuit de la seconde journée, il faisait un clair de lune magnifique. Nous étions dispersés les uns des autres, l’œil et l’oreille au guet, lorsque tout à coup, une modulation d’abord, puis le cri du merle siffleur s’élevant à une petite distance arriva à mes oreilles. C’était le signal de ralliement, l’ennemi devait être en vue de quelqu’un de notre bande.

Nous nous glissâmes avec des précautions infinies vers le lieu d’où était parti le cri. Nous aperçûmes effectivement dans un cran de rochers doux points lumineux et le canon d’une carabine qui brillait au rayon de la lune. J’abaissai mon arme et fit feu. Deux balles d’un autre côté vinrent siffler auprès de moi. Trois autres coups partis des nôtres répondirent aux deux premiers.

J’avais bien recommandé à mes hommes de se tenir à l’abri des arbres et de se coucher à plat ventre sitôt qu’ils auraient tiré. C’est ce qu’ils firent. Ils durent à cette précaution de n’être pas atteints par les balles.

Quelques secondes après, je reconnus le son de la grosse carabine de Baptiste et j’aperçus en même temps un sauvage qui dégringolait du haut du rocher.

« À l’assaut ! » m’écriai-je, sans leur donner le temps de recharger et le couteau aux dents, nous nous précipitâmes sur eux. Paulo comprit alors qu’il n’y avait plus de salut pour lui que dans une lutte désespérée dont il sortirait victorieux. D’ailleurs les hommes qu’il commandait étaient bien propres à lui inspirer de la confiance. C’étaient des gens déterminés et dont les forces devaient être décuplées par l’idée que s’ils tombaient vivants entre nos mains, la potence les attendait.

Le coup de fusil de Baptiste seul avait porté, le mien avait fait voler en éclats la crosse de la carabine de la sentinelle.

Nous étions cinq contre cinq, la partie était égale. Ce fut la crosse de nos armes qui nous servit d’abord de massues, mais les bandits étaient exercés à parer les coups. Les crosses volèrent en éclats et la lutte au couteau s’en suivit.

Elle fut terrible et sanglante. Qu’il me suffise de dire qu’une heure après, le plateau qui nous avait servi de champ de bataille était inondé de sang. Trois hommes gisaient se tordant dans les convulsions de l’agonie. Deux autres blessés étaient un peu plus loin, mais ceux-là fortement liés. Trois de mes malheureux compagnons, dont Baptiste et moi pansions les malheureuses blessures, nageaient dans leur sang. Le Normand, le Gascon, Bidoune étaient blessés plus sévèrement que nos ennemis qui se trouvaient être Paulo et son complice. Bidoune avait reçu un coup de couteau en pleine poitrine.

Après avoir pansé les blessures du mieux que nous pûmes, Baptiste et moi qui n’avions reçu que de légères égratignures, nous nous mîmes à faire un abri, car il ne fallait pas songer à se mettre en route pour gagner les habitations dans l’état étaient nos amis.

Lorsque le soleil du lendemain éclaira le lieu du carnage, je ne pus voir sans frémir les cadavres de ces hommes forts et braves, dont la vigueur et la jeunesse auraient pu être si utiles, si elles eussent été tournées au bien.

Nos ennemis que nous n’avions pu lier que grâce à la perte de sang qui avait diminué leurs forces, conservaient sur leurs figures pâlies, l’expression d’une sauvage férocité.

Cependant notre pauvre Canadien s’affaiblissait visiblement.

Le nombre de blessés et de pansements que j’avais vus dans nos guerres m’avait donné quelqu’idée de chirurgie et quelques connaissances pratiques de médecine. Je ne me faisais donc pas d’illusions sur le résultat de la blessure ; lui-même de son côté pressentait sa fin prochaine. Cette blessure, il l’avait reçue après le combat de la manière la plus traîteuse.

Comme je l’ai dit, Paulo avait été blessé grièvement sans toutefois l’avoir été dangereusement. Par compassion, on lui avait laissé un bras libre. Pendant que j’étais occupé à donner des soins à mes chers blessés, il me fit demander par Bidoune de vouloir bien aller le trouver, prétextant qu’il avait quelque chose d’important à me communiquer. Je lui fis répondre que je n’avais pas le temps de me rendre auprès de lui pour le moment. Le Canadien lui porta ma réponse, il le supplia de lui donner à boire, ce que celui-ci fit volontiers. Mais Paulo se prétendait trop faible pour pouvoir lever la tête, alors ce brave homme se mit à genoux auprès de lui, lui soulève la tête d’une main tandis que de l’autre il lui présentait de l’eau fraîche mêlée à quelques gouttes d’eau de vie qu’il avait tirées de sa gourde. Tout occupé à cet acte de charité, il ne remarqua pas le mouvement de Paulo. Il avait glissé sa main libre sous lui, avait saisi son poignard et l’avait enfoncé dans la poitrine de son bienfaiteur. Il allait redoubler, mais le Canadien avait eu la force de se mettre hors de ses atteintes. Ce forfait avait été commis en moins de temps que je ne mets à le rapporter. Baptiste avait tout vu, aussi poussa-t-il un rugissement terrible et saisissant son casse-tête il aurait fendu le crâne du misérable si je ne me fusse trouvé là, pour arrêter son bras. J’eus toutes les peines du monde à le détourner de son projet de tuer immédiatement le lâche assassin. Il ne céda qu’après que je lui eusse expliqué combien plus terrible serait sa punition d’agoniser dans les chaînes d’un cachot, en attendant le jour de son procès ou le moment de son exécution.

Tout en lui parlant ainsi, j’avais retiré le poignard de la blessure et pratiquai une saignée qui arrêta le sang, mais la respiration continua à devenir de plus en plus haletante et difficile. Enfin, lorsque malgré nos soins tout espoir fut perdu et que lui-même m’eut avoué qu’il se sentait mourir et comprenait qu’il n’en avait plus pour longtemps, il nous fit approcher, nous chargea de ses derniers embrassements auprès de sa vieille mère. Il nous fit détacher une ceinture remplie de grosses pièces d’or qu’il nous pria de lui remettre et me recommanda de ne pas l’abandonner dans le cas où elle aurait besoin.

Il me demanda ensuite de faire une prière qu’il récita après moi d’une voix râlante et entrecoupée, fit une acte de contrition et recommanda son âme à Dieu puis, dégageant sa main des miennes, il eut la force de faire le signe de la croix, montra le ciel du doigt et expira.

Le croirait-on, les deux scélérats pendant ce triste spectacle riaient d’un rire satanique ?

Le lendemain, nous le déposâmes dans sa bière. Elle était formée du tronc d’un pin énorme dont l’âge avait tellement creusé le centre que nous pûmes facilement y placer le cadavre. Les restes rendus à la terre, nous dressâmes sur sa tombe un petit mausolée de pierre brute et nous le fîmes surmonter d’une croix de bois. Son nom y fut gravé avec ces trois mots « repose en paix ».

Nous creusâmes aussi une tombe commune à quelque distance de celle du Canadien, aux quatre bandits, les associés et les complices de Paulo. Les misérables avaient conservé jusqu’au moment où la terre les recouvrit leur air de défi et de férocité tel que nous l’avons décrit déjà plus haut.

Il nous fallut passer au-delà d’un mois dans les bois pour permettre à nos blessés de se guérir et de reprendre quelques forces avant que de nous mettre en route. Paulo et son digne séide étaient l’objet de notre part d’une extrême surveillance. Quatre à cinq fois, jour et nuit, leurs liens étaient minutieusement examinés et bien nous en prit, car plus d’une fois nous pûmes constater qu’ils faisaient des efforts surhumains pour s’en délivrer. Quoique entièrement en notre pouvoir, jamais ils ne perdaient une occasion de nous accabler de leurs insultes les plus ignobles, soit que nous leur donnassions à manger ou que nous pansassions leurs plaies.

Enfin l’état des malades devint des plus satisfaisant, les blessures se guérirent comme par enchantement tant le mal avait peu de prise sur ces charpentes granitiques.

Un mois après cette lutte gigantesque, où nous nous étions pris corps à corps avec de véritables lions pour la force et de vrais tigres pour la férocité, nous décidâmes de nous mettre en route.

Avant que de partir, nous allâmes nous agenouiller sur la tombe de notre malheureux ami, puis nous fîmes nos préparatifs de voyage et nous prîmes le chemin des habitations.

Baptiste ouvrait la marche avec le Normand, Paulo et son complice, liés de manière à ce qu’ils ne pussent s’échapper ni faire aucune de leurs tentatives diaboliques contre nous, formait le centre avec le Gascon, j’étais à l’arrière-garde.

Nous mîmes six jours avant de pouvoir atteindre le village de Ste Anne, la faiblesse des blessés ne nous permettait pas d’avancer plus vite. Enfin lorsque nous débouchâmes du bois, toute la paroisse était accourue pour nous recevoir.

Ils avaient appris notre arrivée par un chasseur que nous avions rencontré et qui avait pris les devants. Les remerciements pleins de gratitude et d’effusion que ces braves gens nous firent sont encore présents à ma mémoire. Leurs yeux se mouillèrent de larmes en entendant le récit de la mort de notre malheureux ami et les circonstances dans lesquelles il avait reçu le coup fatal.

Les victimes des deux monstres les identifièrent parfaitement et ce fut en frémissant qu’elles s’approchèrent d’eux pour les reconnaître. Comment ne pas frissonner, pour des femmes de se trouver près de ces êtres à figures patibulaires, pleines de défi et d’effronterie, leur adressant encore des propos cyniques et immondes.

Nous confiâmes nos prisonniers à la garde de cinq hommes robustes et déterminés, puis nous acceptâmes le repas et l’hospitalité qui nous furent donnés par les citoyens.

C’était à qui nous entoureraient de plus de soins et de prévenances.

Nous prîmes une bonne nuit de repos dont le Gascon et le Normand avaient surtout besoin. Nous transportâmes les prisonniers à bord de la même barque que j’avais louée pour mon voyage précédent. Ils refusèrent de marcher, il fallut donc les y porter, une fois qu’ils y furent installés, nous fûmes obligés de leur lier de nouveau les jambes pour nous mettre à l’abri de leur coup de pieds et de les attacher solidement au fond de la barque pour qu’ils ne se jetassent pas à l’eau.

Dans la journée du lendemain, nous les remîmes entre les mains des autorités et ils furent enchaînés dans un même cachot. Lorsque nous prîmes congé d’eux, ils nous accablèrent des plus affreuses malédictions. Nul doute que s’ils eussent pu briser leurs chaînes, ils se fussent précipités sur nous avec une rage infernale pour essayer à nous dévorer à belles dents.

Cependant ce ne fut pas sans émotion que je jetai sur Paulo un dernier regard et lui dit qu’il n’avait plus rien à espérer de la clémence des hommes et qu’il devait se préparer par le repentir à comparaître devant un juge plus redoutable que ceux de la terre. Il me répondit par d’affreux blasphèmes et d’abominables imprécations.

Tels furent ses adieux, je ne devais plus le revoir.

Une fois hors de la prison, je sentis intérieurement un soulagement indicible, ma vie jusqu’alors si tourmentée allait enfin prendre un cours plus calme, plus tranquille.