Tallandier (p. 233-247).


XVI


Il était à peine huit heures quand, le lendemain matin, Ivor de Penanscoët sonna à la porte de Coatbez. Au domestique qui vint ouvrir, il tendit une enveloppe en disant :

— Remettez ceci à Mme Dourzen et dites-lui que je l’attends au salon.

Là-dessus, il entra en écartant le serviteur, quelque peu ébahi de ce sans-gêne.

Mme Dourzen était dans la cuisine, préparant le petit déjeuner, car sa cuisinière était partie la veille. L’enveloppe décachetée, elle lut ces mots :


« Il faut que je vous parle tout de suite. Gwen s’est enfuie, mais nous pouvons la surprendre au nid, c’est-à-dire à Kermazenc où Dougual doit se trouver aussi. Mais il convient d’agir vite. »

— Ah ! bien, par exemple ! murmura Mme Dourzen.

Mais, voyant le regard furieux du domestique, elle se tut et glissa le billet dans la poche de sa robe d’intérieur.

— Dites à ce monsieur que je viens dans cinq minutes, ordonna-t-elle.

Et elle alla s’habiller un peu moins sommairement. Puis elle descendit et entra dans le salon qu’arpentait Ivor.

— Qu’y a-t-il ?… Elle s’est enfuie, dites-vous ? s’écria-t-elle, la porte à peine refermée.

Ivor s’était arrêté, lui faisant face.

— Oui… Et Willy a été tué.

— Comment ?… Comment ? Tué par elle ?

— Non, par un des serviteurs de Dougual. Mevada, qui a eu l’occasion de le voir naguère, l’a reconnu.

— Comment a-t-on découvert ?…

— Je ne sais encore… Il y avait aussi une femme, inconnue de Mevada, et qui était déjà venue quelques jours auparavant s’informer qui habitait cette maison. Une personne âgée, un peu contrefaite. Je me demande qui ce peut être…

Mme Dourzen était si éloignée de supposer des rapports quelconques entre Mlle Herminie et Gwen que cette description n’attira pas son attention de ce côté.

— Mais comment cela s’est-il passé ? demanda-t-elle.

Brièvement, Ivor lui fit le récit qu’il tenait de Mevada. Puis il ajouta :

— Je ne doute pas que Dougual soit à Kermazenc et que Gwen se soit réfugiée là.

— Dougual à Kermazenc ? Je n’en ai pas entendu parler !

— Il se sera arrangé pour y demeurer en secret. Voici donc ce qu’il faut faire : je vais aller à la gendarmerie pour faire connaître l’assassinat de Willy, et Hervé, qui m’accompagnera, requerra l’aide des représentants de la justice pour aller à Kermazenc chercher la pupille coupable, qu’ils ramèneront ici. Après quoi, il déposera une plainte contre le ravisseur.

— Ah ! quelle affaire !… quelle affaire ! Et vous paraissiez tellement sûr qu’elle ne chercherait pas à fuir, à cause de l’enfant que vous aviez en votre pouvoir !

— Non, malheureusement, je n’ai pu parvenir à l’avoir ! dit Ivor d’un air sombre. Peut-être l’a-t-elle su… je me demande comment, par exemple ! Ou bien simplement a-t-elle risqué, malgré tout…

Il pensait :

« Elle s’est peut-être aperçue qu’on l’empoisonnait… J’aurais dû lui faire donner la forte dose tout de suite. Mais je voulais qu’elle souffrît plus longtemps, pour raffiner ma vengeance. »

Il reprit :

— Il faut faire vite, pendant qu’ils sont à Kermazenc. Allez avertir Hervé. J’ai ma voiture près d’ici et je l’emmènerai.

Hervé Dourzen était dans le jardin, occupé à soigner ses chrysanthèmes. Ahuri par les explications de sa femme, il se laissa entraîner vers sa chambre, s’habilla machinalement, suivit Ivor sans avoir compris ce qu’on attendait de lui. M. de Penanscoët, s’en rendant compte, lui répéta plus clairement ce qu’avait bafouillé Blanche, une fois qu’ils furent en voiture.

Hervé ne put retenir une grimace.

— Vous croyez que j’ai le droit ?

— Comment, si vous avez le droit ? Quelle question ! Le droit et le devoir, mon cher !

— Mais nous ne sommes pas sûrs du tout qu’elle soit à Kermazenc !

— C’est précisément ce que nous voulons savoir. Vous, vous accusez votre pupille de s’être fait enlever par Dougual ; moi, j’affirme que mon fils a bien, en effet, commis ce rapt. Nous sommes ainsi suffisamment armés contre les coupables.

M. Dourzen ne semblait pas très convaincu.

Mais il se sentait fort petit garçon devant ce Penanscoët, dont le regard lui donnait un secret malaise, et il se rendait compte qu’il n’oserait jamais lui résister.

Une heure plus tard, deux gendarmes se présentaient au château de Kermazenc. Ils furent introduits aussitôt en présence de Dougual. L’un d’eux, le brigadier, déclara :

— Je viens, monsieur, à la requête de M. Dourzen, chercher sa pupille, Mlle Gwen Dourzen, qu’il dit se trouver ici.

— Il n’y a pas de demoiselle Dourzen sous mon toit, répondit froidement Dougual.

— Cependant, M. Dourzen vous accuse d’avoir enlevé cette jeune fille, l’année dernière, et votre père, M. le comte Ivor de Penanscoët, se déclare prêt à porter témoignage de ce rapt.

— Ivor de Penanscoët n’est pas mon père, mais mon oncle… Et il peut porter tous les témoignages du monde sans que je m’en soucie. Quant à vous, gendarmes, rendez-vous compte que je ne cache ici nulle pupille fugitive. Mes serviteurs vont vous conduire partout en cette demeure.

— N’avez-vous point, parmi eux, un Chinois du nom de Wou ?

— Il n’y a dans Kermazenc personne de ce nom.

Dougual, en répondant ainsi, disait la stricte vérité ; car, pressentant que Wou avait été reconnu, il l’avait envoyé, lui aussi, sous le toit hospitalier de Mlle Herminie.

Les gendarmes, après une perquisition en règle que leur avaient facilitée avec la plus grande complaisance les gardiens du château, se retirèrent sans avoir rien trouvé. Ils allèrent rendre compte de ce résultat négatif à Hervé Dourzen, chez qui attendait Ivor. Celui-ci, après leur départ, laissa paraître quelque chose de sa fureur.

— Où a-t-il bien pu les cacher ? Les aurait-il fait partir aussitôt ?

— Probablement, dit Blanche, qui semblait fort déçue. C’est une affaire manquée.

— Pour le moment, oui, peut-être… Mais je reste à Ti-Carrec pour surveiller, autant que possible, les mouvements de l’ennemi.

Devant la lueur sinistre qui passait dans le regard d’Ivor et en entendant ce mot d’« ennemi » appliqué à celui qu’elle croyait encore son fils, Mme Dourzen eut ce même petit frisson, ce même malaise qu’elle avait éprouvé un jour en présence de Willy.

Quand Ivor de Penanscoët eut pris congé et qu’elle se retrouva seule avec son mari, elle dit avec un rire forcé :

— En voilà des histoires, à cause de cette Gwen ! Après tout, j’aimerais surtout qu’elle ne fût pas retrouvée, car cela ferait du bruit, nous amènerait des ennuis… Et au moment du mariage de Rose, ce serait doublement ennuyeux.

— Alors, mieux aurait valu ne pas faire cette démarche, fit observer judicieusement Hervé, dont un pli soucieux barrait le front. Tu aurais pu réfléchir à cela avant, Blanche, au lieu de t’emballer sur les racontars de…

— Quoi ? quoi ? Des racontars ? dit aigrement Mme Dourzen, aussitôt redressée devant les reproches. C’est la vérité, malheureusement ! Et je ne serais tout de même pas fâchée que cette Gwen fût punie comme elle le mérite.

— Si elle le mérite.

— Comment, si elle le mérite ?

Blanche toisait superbement son époux.

Mais Hervé, en veine de courage, riposta :

— Je ne me fie pas trop à cet Ivor !

— Comment, tu ne te fies pas ? Que veux-tu dire par là ?

— Eh bien ! qu’il a par moments une physionomie que je n’aime pas.

Cette impression concordait trop avec celle ressentie par elle-même pour ne pas retenir l’attention de Blanche. Mais elle ne voulut pas en avoir l’air et déclara :

— Ce sont des idées, tout simplement, mon cher.

— Des idées… des idées… Au fond, c’est bizarre, toute cette affaire de Ti-Carrec. Je regrette que nous nous en soyons mêlés…

— Oui, oui, tout ce qui dérange ta tranquillité, ça te gêne ! Moi, après tout, je m’en moque de cette Gwen ! Que M. de Penanscoët se débrouille comme il voudra avec son fils, je ne m’en occupe plus !


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Mais Mme Dourzen ne devait pas en avoir fini avec cette affaire. Le bruit courait maintenant dans le pays qu’un crime avait été commis à Ti-Carrec, où la pupille de M. Dourzen, disparue mystérieusement l’année précédente, habitait depuis quelques semaines et d’où elle s’était enfuie pour se réfugier à Kermazenc. On disait aussi que c’était Dougual de Penanscoët qui l’avait enlevée et que la gendarmerie, sur la requête du tuteur, avait perquisitionné au château pour la retrouver, sans résultat d’ailleurs.

Mlle Herminie, la première, en parla à Mme Dourzen. Sur la demande de Dougual, qui craignait que Mevada ou le boy ne la reconnussent, s’ils la rencontraient, elle ne quittait pas son logis. Mais, par Macha, elle se tenait au courant de ce qui se disait. Un après-midi, rencontrant Blanche dans le jardin, elle l’apostropha en ces termes :

— Eh bien ! ma chère, qu’est-ce que ces histoires que l’on raconte, au sujet de la pupille d’Hervé ? Je pense qu’il n’y a pas là un mot de vrai ?

— Comment ? Mais tout est vrai, naturellement !

— Alors, permettez-moi de vous dire qu’il est assez étrange de votre part, au moment où vous mariez votre fille, de chercher ainsi un scandale.

Blanche rougit de colère.

— Comment, moi, je cherche un scandale ?

— Évidemment. En admettant que la jeune Gwen fût coupable, — ce qui n’est sans doute pas prouvé, — mieux valait faire le silence. Mais non, vous montez tout le grand jeu ! Ça, c’est une gaffe, ma bonne, une belle petite gaffe.

Ce jugement s’accordait avec les regrets de Blanche. Mais elle n’eût pour rien au monde voulu le reconnaître devant cette odieuse Herminie, dont les yeux narquois la dévisageaient.

— Chacun son idée ! dit-elle d’un air rogue. Moi, je crois ce que m’a appris Ivor de Penanscoët, qui doit être au courant mieux que personne, puisque c’est son fils qui a fait enlever Gwen.

— Avec le consentement de celle-ci ?

— Il dit que oui.

— Il dit… Il dit… Il n’en sait peut-être pas plus que vous. On n’attaque pas ainsi la réputation des gens sans preuves, Blanche. Dougual de Penanscoët peut avoir fait enlever Gwen malgré elle.

Blanche ricana.

— Oui, oui… Et puis aussi, il l’a peut-être épousée devant un prêtre, comme elle le prétend ?

— Ah ? elle prétend cela ? Eh bien ! il est possible qu’elle dise la vérité, après tout !

— Vous me faites rire ! Un homme comme Dougual épousant cette petite !

— En tout cas, ce serait une bonne version à répandre, pour que notre nom ne souffre pas de dommages de cette histoire. Réfléchissez-y, Blanche.

Et Mlle Herminie rentra chez elle, satisfaite d’avoir jeté cette semence qu’elle espérait voir germer.

De fait, Blanche, en dépit de sa courte intelligence, se rendait compte que la vieille demoiselle avait raison. Et quand, ce même jour, son futur gendre lui demanda ce qu’il y avait de vrai dans ce qu’on racontait, elle répondit :

— Fort peu de chose, mon cher ami, pour ce qui a rapport à la pupille de mon mari. Dougual de Penanscoët, la trouvant à son goût, a eu le tort de la faire enlever l’année dernière. Mais il l’a épousée religieusement

— On dit cependant que M. Dourzen l’a fait rechercher par la gendarmerie, à Kermazenc ?

— Non, non, il s’agit d’une tout autre affaire. Nous avions loué une maison, propriété de cette jeune fille, à un parent du comte Ivor de Penanscoët Or, ce parent a été victime d’un assassinat et ses domestiques prétendent que le meurtrier est un serviteur de Dougual. Au reste, cela n’est point prouvé et les gendarmes n’ont rien découvert.

Cette version se répandit dans le pays et vint aux oreilles de Mlle Herminie. Elle dit à Dougual et à Gwen :

— Maintenant, les Dourzen ne vous mettront plus de bâtons dans les roues pour la régularisation civile de votre mariage. Ils s’y prêteront plutôt, au contraire.

— J’irai voir M. Dourzen ces jours-ci, dit Dougual. Mais ce qui me préoccupe surtout, c’est de savoir cet odieux Ivor embusqué à Ti-Carrec.

M. Dourzen doit pouvoir le faire partir. D’après ce que j’ai compris, il n’y a pas eu de location.

— Il le pourrait… mais l’osera-t-il ? L’autre s’incrustera là, tant que nous serons ici, pour nous guetter, nous menacer. Et quand nous partirons, il nous suivra.

Voyant que Gwen frissonnait, Dougual l’attira contre lui en disant :

— Ne crains rien, mon amour, tu es bien gardée !

— C’est pour toi que j’ai peur ! Pour toi et pour notre petit Armaël.

— J’ai pris toutes les précautions nécessaires. Mais nous ne pouvons vivre indéfiniment ainsi. J’ai donné des ordres afin qu’un avion vienne nous prendre la semaine prochaine. Nous retournerons à Pavala où nous serons plus en sûreté.

— Mais s’il y vient aussi ?

— Je le souhaite, car alors, cette fois, je ne le manquerai pas. Là-bas, je suis le maître, j’établirai un système de surveillance tellement serré qu’il ne pourra passer à travers les mailles.

Et, se tournant vers Mlle Herminie, Dougual ajouta :

— Nous ferez-vous le grand plaisir de nous accompagner, ma cousine ?

— Ne me tentez pas trop ! répondit-elle en riant. Un retour de mon esprit voyageur ne serait pas impossible.

Gwen dit joyeusement :

— C’est une acceptation, cela ! Nous vous la rappellerons en temps et lieu, chère cousine Herminie.

Dougual, ce soir-là, quitta vers minuit la demeure de Mlle Dourzen. Il était accompagné, comme chaque jour, d’Ajamil et d’un autre serviteur, tous deux armés. Sans encombre, il atteignit le château.

Dans le vestibule, Sanda vint à lui et l’informa que Mme de Penanscoët désirait lui parler.

— Elle est dans le salon chinois, ajouta l’Hindoue qui semblait fort émue.

Dougual entra dans la pièce où, naguère, il avait enlevé son masque à l’inconnue qui excitait si vivement sa curiosité. Dans un des grands fauteuils d’ébène, Nouhourmal était assise, vêtue de velours violet, avec un long collier de merveilleuses topazes tombant presque jusqu’au bas de son corsage. Les années ne semblaient pas l’avoir touchée. Son étroit visage d’une blancheur mate n’avait pas une ride. Elle se tenait là, dans une de ces attitudes hiératiques dont elle avait l’habitude, les paupières un peu baissées. Quand son neveu entra, elle les releva et attacha sur lui ses longs yeux noirs.

— Qu’y a-t-il, ma tante ? demanda Dougual.

— Ivor est à Kermazenc.

— À Kermazenc ?

— Oui. Il a escaladé le mur du parc et s’est caché dans la tour, dont j’ai fait aussitôt garder les alentours.

— Ah ! fort bien ! Il vient se mettre entre nos mains. Nous allons en faire justice, cette fois.

— Oui… mais méfie-toi. Il…

À ce moment, on entendit au-dehors un bruit de pas précipités, des cris confus. Dougual s’élança vers la porte vitrée donnant sur le parterre et l’ouvrit. Un homme qui courait, poursuivi par d’autres, se précipita sur lui. Mais Nouhourmal, avec une souplesse de félin, s’était levée, bondissait vers son neveu et l’écartait d’un brusque mouvement. Une détonation retentit. Mme de Penanscoët recula de quelques pas, saisit sur une table un long poignard à manche de jade et, d’un violent effort, se porta en avant, puis enfonça l’arme jusqu’à la garde dans la poitrine de son mari.

Ivor tomba comme une masse. En même temps, Nouhourmal chancelait et elle se fût affaissée si son neveu ne l’avait reçue dans ses bras.

Il la porta dans un fauteuil et appela des serviteurs. Mais Mme de Penanscoët, entrouvrant les yeux, dit faiblement :

— C’est inutile. Il m’a tuée. Adieu, Dougual… Dis à Gwen… que je l’aimais bien… et que je vous ai délivrés… de lui.

Puis elle se tut, et quand arriva le docteur Tsang, il ne trouva plus qu’une morte, belle, calme, énigmatique comme elle l’avait été pendant sa vie.