Tallandier (p. 221-232).


XV


Dans la matinée du lendemain, Macha trouva sous la porte d’entrée du logis de Mlle Dourzen un billet qu’elle porta à sa maîtresse. Wou, comme c’était chose convenue pour le cas où Dougual aurait à correspondre avec la vieille demoiselle, l’avait apporté avant l’aube en passant par le parc de Kermazenc et le jardin de Coatbez.


« Il faut que je vous parle le plus tôt possible, ma chère cousine, écrivait Dougual. Gwen est bien à Ti-Carrec, mais Wou n’a pu communiquer avec elle. Venez ce matin à Kermazenc, puisqu’il m’est impossible de me rendre près de vous. »


Bien vite, la vieille demoiselle s’habilla et partit. Au château, elle fut aussitôt introduite en présence de Dougual et de sa tante. Le jeune comte lui raconta l’expédition nocturne de Wou et comment, à l’instant où Gwen allait lui parler, quelqu’un était entré dans la chambre — une femme, comme il avait pu le constater quand elle s’était penchée avant de clore les volets.

— … Vous voyez qu’elle est bien gardée. J’avais pensé d’abord à me rendre là-bas, à l’enlever de force, avec le concours de mes serviteurs. Mais ce serait lui faire courir trop grand risque, surtout si Willy est là. Il peut la tuer avant que nous arrivions jusqu’à elle.

— Évidemment… Mais que faire ?

— Hier, j’ai interrogé les deux hommes qui sont les gardiens de Kermazenc, au sujet des habitants de Ti-Carrec. Ils n’en connaissent rien, sinon qu’un jour, en passant non loin de la maison, l’un d’eux a aperçu, m’a-t-il dit, une jeune dame assise sur la lande, à quelques pas du logis — une jeune dame très belle, aux cheveux tout dorés, qui avait l’air bien triste.

— Mais ne connaissent-ils pas Gwen ?

— Non, car pendant le temps qu’elle a habité Kermazenc, elle était toujours voilée dès qu’elle sortait des appartements et portait le costume des femmes de Pavala… Ainsi donc, on la laisse sortir à proximité de la maison. Sans doute la tiennent-ils par quelque horrible menace, les misérables ! Il faudrait que quelqu’un pût l’approcher, échanger quelques mots avec elle. Et j’ai songé à vous, ma cousine. Vous m’avez dit que les Dourzen n’avaient jamais soupçonné vos rapports avec Gwen ?

— Jamais, j’en suis sûre.

— De notre côté, ni elle ni moi n’en avons jamais dit mot à personne, sauf, naturellement, à ma tante. Vous n’êtes donc pas suspecte à Ivor et à ses gens. Si vous alliez vous promener par là et que vous aperceviez de loin Gwen assise au-dehors, vous pourriez vous approcher, lui parler, savoir en quelques mots ce qui l’empêche de fuir… et l’emmener avec vous, n’importe quelle menace on ait pu lui faire, car il n’y a pire danger que d’être entre les mains de tels bandits !

— Mais elle doit être surveillée ?

— C’est probable. Il faudrait agir avec promptitude. Ne vous montrez pas de trop loin, contournez le pli de terrain où se trouve la maison, afin d’apparaître un peu inopinément… Mais je vous parle comme si vous aviez accepté cette mission, un peu périlleuse, je l’avoue.

— Oh ! cela ne m’effraye pas et je serais heureuse d’aider à la délivrance de la pauvre Gwen. Mais il faut prévoir, autant que possible, les difficultés qui peuvent se présenter.

— C’est pourquoi Wou, armé d’un revolver, se cachera le plus près possible. Si vous avez besoin de son aide, il aura vite fait d’accourir… Ah ! si je n’étais retenu par ma blessure, c’est moi qui serais là ! Quelles heures torturantes je vais passer, pendant que vous serez là-bas !

— Mais rien ne dit que Gwen se trouvera dehors cet après-midi ?

— Il y a des chances, car le temps est doux et ensoleillé… Si elle n’y est pas, il faudra retourner demain, les jours suivants… tant qu’il faudra !

Mme de Penanscoët fit observer :

— Comme Wou s’est fait reconnaître d’elle hier soir, il y a lieu de penser qu’elle sera maintenant aux aguets, dans l’espoir d’une proche délivrance.

— C’est probable… Ma pauvre Gwen !… Savez-vous ce que je crains ?… ce qui est mon angoisse de tous les instants ?… C’est qu’ils la fassent mourir comme sa mère !

— Oh ! s’exclama Mlle Herminie. Non, ne vous faites pas ces imaginations, Dougual !

Nouhourmal ne dit rien. Mais un grand pli se formait sur son front, et les énigmatiques prunelles sombres devenaient plus sombres encore.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Vers deux heures, cet après-midi-là, Gwen descendit de sa chambre. Elle était pâle, frissonnante ; un persistant malaise demeurait en elle. Aujourd’hui, elle n’avait rien mangé. Mais pour que ses geôliers ne s’en aperçussent pas, elle avait caché sous le lit une partie des aliments apportés par Mevada.

Au bas de l’escalier, elle se heurta presque contre Willy.

— Ah ! bonjour, Gwen ! Me voilà de retour, avec tous les compliments de mon père pour vous.

Elle détourna les yeux du regard d’ironie cruelle et se dirigea vers la porte, sans un mot.

— Vous allez prendre l’air ?

Il la suivit des yeux, puis se tourna vers Mevada, qui apparaissait au seuil de la salle.

— Comment va-t-elle ?

— Assez mal, il me semble. Mais elle ne me dit rien.

— Oui.

— Il faudra doubler la dose. M. de Penanscoët veut en terminer maintenant.

— Bien.

Et, sur ce mot, la métisse rentra dans la salle.

Gwen, contournant la maison, s’avança un peu sur la lande. Pendant un moment, elle s’arrêta, les yeux fixés sur l’Océan que berçait une houle légère. Elle était résolue à fuir, maintenant qu’elle savait sa vie menacée. En admettant que le petit Armaël fût entre les mains de ces hommes, il était destiné, de toute façon, à devenir leur victime, car, certes, ils ne s’embarrasseraient pas de lui !… Et si Dougual était vivant, il fallait qu’elle tâchât de le rejoindre… Elle allait donc fuir, ou du moins essayer de le faire. Elle irait à Kermazenc et si Dougual n’y était pas, elle gagnerait par le parc le logis de Mlle Herminie, elle se mettrait sous sa protection.

Détournant son regard de la mer, Gwen le porta dans la direction vers laquelle, dans un instant, elle allait s’élancer, aussi vite que le lui permettraient ses forces malheureusement atteintes par les tourments de ces quelques semaines et par l’effet du poison. On la poursuivrait, sans doute… mais puisqu’elle était condamnée par ses geôliers à mourir ici, mieux valait courir la minime chance qui lui restait.

Elle tressaillit tout à coup… Une silhouette féminine se profilait sur la lande, à une centaine de mètres… une silhouette déjà aperçue quelques jours auparavant. Oui, c’était bien Mlle Herminie.

Elle avançait d’une allure flâneuse, avec toutes les apparences d’une paisible promeneuse. Gwen bondit, courut à elle…

— Sauvez-moi ! Vite, vite !

Elle lui prenait la main, l’entraînant en répétant :

— Vite, vite !

Mais la vieille demoiselle, tôt essoufflée, dut s’arrêter bientôt.

— Allez, allez ! dit-elle. Ne m’attendez pas !

À cet instant, un homme s’élançait sur la lande, venant de Ti-Carrec. Il tenait un revolver à la main et le dirigeait vers Gwen. Une détonation claqua dans le grand silence de la lande. Willy oscilla, puis s’abattit sur le sol.

Du repli de terrain où il s’abritait, Wou surgit, tenant l’arme dont il venait de si bien se servir. Il cria à Gwen :

— Allez, madame, allez ! S’il y en a d’autres, je les tiendrai en respect.

Prenant le bras de Mlle Herminie, Gwen s’éloigna, d’un pas moins hâtif cette fois, car tout danger immédiat semblait écarté, Willy étant hors de combat. Tout en marchant, sa voix haletante d’angoisse questionnait :

— Dougual ?

— Presque entièrement remis de sa blessure. Il vous attend au château.

— Armaël ?

— Bien portant.

— « Ils » prétendaient le tenir en leur pouvoir ?

— Non, non, grâce au Ciel !

Elles allaient à travers la lande, aussi vite qu’elles le pouvaient sans trop de fatigue. Gwen avait hâte de s’éloigner de Ti-Carrec… hâte surtout de revoir Dougual, d’échapper ainsi complètement à l’affreux cauchemar. Elles longèrent le chemin creux et, sur la route étroite où il débouchait, elles virent une voiture arrêtée, avec l’un des chauffeurs de Dougual au volant. La portière fut brusquement ouverte et Dougual descendit, s’élança vers sa femme.

— Gwen !

Il l’entraînait vers la voiture, l’y faisait monter. Puis il se tourna vers Mlle Herminie :

— Je vous demande pardon, ma cousine…

Mlle Herminie sourit :

— Oh ! ne vous excusez pas !… C’est très naturel que vous pensiez à elle d’abord.

— Montez, je vous en prie.

— Non, je préfère rentrer à pied. Demain, j’irai vous faire une petite visite. Pour le moment, il faut que nous nous remettions tous de ces émotions… Au revoir, Gwen !

Et, après un geste amical vers la jeune femme dont les lèvres pâles lui souriaient, Mlle Herminie s’éloigna, très satisfaite d’avoir participé à cette dramatique aventure, et non moins ravie de savoir Gwen en sûreté, réunie à son mari, à ce Dougual qui lui plaisait infiniment.


. . . . . . . . . . . . . . .


Une heure plus tard, Wou revenait au château. Ni Mevada ni le gardien n’avaient donné signe de vie. Voyant Willy à terre, ils avaient sans doute jugé plus prudent de ne pas s’exposer au revolver du Chinois.

— Tu as tué Willy ? demanda Dougual à son serviteur.

— Oui, seigneur, il est bien mort, je l’ai constaté.

— Il reste encore le pire des deux. Tant qu’il vivra, celui-là, nous serons en perpétuel danger.

Gwen, dans sa chambre, était étendue sur une chaise longue, avec son fils entre les bras. Près d’elle se tenait Mme de Penanscoët. D’après ses indications, Sanda préparait un remède destiné à atténuer les effets du poison absorbé par la jeune femme. Mais déjà Gwen déclarait se sentir presque guérie.

— Je vous ai, mes bien-aimés ! disait-elle en regardant tour à tour son mari et l’enfant. Ah ! j’ai tellement craint de ne plus jamais vous revoir !

À la fin de l’après-midi apparut Mlle Herminie. Après que Gwen l’eut remerciée chaleureusement, la vieille demoiselle déclara :

— Il faut maintenant aviser à vous mettre en sûreté.

— Comment, en sûreté ? Ne le suis-je pas ici ?

— Non, pas du tout. Qu’en pensez-vous, Dougual ?

— Je suis de votre avis, ma cousine. Quand Ivor saura ce qui s’est passé, il aura aussitôt l’idée que je suis à Kermazenc et que c’est là que s’est réfugiée Gwen.

— Oui… Et alors, étant de connivence avec les Dourzen, il les fera marcher à son gré. On constatera que la pupille fugitive, autrefois enlevée par Dougual de Penanscoët, est retournée chez celui-ci. On l’obligera, légalement, à réintégrer le domicile du tuteur, et on inculpera de rapt de mineure ledit Dougual.

— Oh ! ce serait trop fort ! s’écria Gwen, toute soulevée d’indignation.

— Ne t’agite pas, ma chérie ! dit Dougual en lui prenant la main. Nous allons chercher et trouver un moyen d’empêcher cela.

— Il n’y en a qu’un, déclara Mlle Herminie. C’est qu’elle vienne dès ce soir chez moi, où elle se tiendra cachée le temps nécessaire pour que les Dourzen et Ivor la croient partie du pays.

— C’est parfait ! dit Dougual. Je vous la confierai bien volontiers, ma cousine… N’est-ce pas, Gwen ?

— Mais toi ?… Mais Armaël ?

— Nous prendrons toutes les précautions nécessaires. Étant prévenus de la présence de l’ennemi, ce sera plus facile.

— Oh ! être encore séparée de vous !… À peine vous ai-je retrouvés !

— Je pourrai aller te voir parfois, à la nuit, par le parc.

— Non, j’aurais trop peur qu’il te guette, par là !

— Il n’y a pas de raison pour qu’il soupçonne ta retraite, dans la maison de ton tuteur. C’est vraiment là qu’il y aura le plus de sécurité pour toi.

À ce moment, Wou entra, annonçant qu’Ajamil venait d’arriver. Sur l’ordre de Dougual, l’Hindou fut aussitôt introduit. Répondant à une question de son maître, il déclara :

M. de Penanscoët est parti ce matin de Paris, dans une de ses voitures. J’en ai été informé heureusement à temps, et j’ai pu le suivre dans une voiture que je tenais prête à tout hasard. Ainsi, je suis arrivé au village de Lesmélenc. Là, il a laissé la voiture sous la garde d’un domestique, emmené par lui, et il s’est dirigé vers la lande.

— Il allait à Ti-Carrec, dit Dougual. Il va y trouver son fils mort… Et, aussitôt, il se doutera que je suis ici, que Gwen est venue m’y retrouver.

La jeune femme, très pâle, toute frissonnante, lui saisit les mains.

— Oh ! le sentir si près !… Dougual, prends garde !

— Ne crains rien, nous sommes maintenant trop avertis pour qu’il puisse nous prendre par traîtrise. Mais il importe que tu ne restes plus ici, car il va sans tarder mettre les Dourzen en avant. Il faut donc, plus que jamais, accepter l’hospitalité de ta cousine, et dès ce soir.

— Je rentre à l’instant pour prévenir Macha afin qu’elle prépare sa chambre, ajouta Mlle Herminie. Et quand il vous plaira de venir partager sa prison, Dougual, vous pourrez y demeurer tant que vous le voudrez.

— Vous êtes la meilleure des parentes, répondit-il en s’inclinant pour lui baiser la main. Mais je veux espérer que, bientôt, nous en aurons terminé avec tout ce mystère, toutes ces angoisses.

— Que le Ciel t’entende ! dit Gwen avec ferveur.