Tallandier (p. 209-220).


XIV


Le ciel avait été sombre toute la journée et il faisait déjà presque nuit quand Mlle Dourzen, le lendemain, s’engagea sous l’épaisse voûte de l’avenue, formée d’arbres centenaires, qui précédait le château de Kermazenc. À la grille, l’un des gardiens l’attendait et l’introduisit aussitôt. Dans le grand vestibule décoré d’anciennes tapisseries, Wou vint au-devant d’elle et, par l’escalier de granit d’une majestueuse beauté, la conduisit à l’appartement de son maître.

Quand elle entra dans le salon, Dougual se leva et s’avança, les mains tendues.

— Je suis heureux de vous voir, ma cousine. Oui, dans ma terrible angoisse, ce me sera un apaisement passager de parler avec vous d’elle, ma bien-aimée Gwen…

— Mais qu’y a-t-il ? s’écria la vieille demoiselle. Qu’est-il arrivé ? Où est Gwen ?


Elle remarquait aussitôt le visage amaigri et altéré de Dougual, le cerne profond de ses yeux.

— Ah ! si je le savais, où elle est ! dit-il sourdement.

— Comment, si vous saviez ?

— Asseyez-vous, ma cousine. Je vais vous raconter tout.

Elle prit place sur un siège qu’il lui avançait. Dougual sonna, donna un ordre à Wou, puis s’assit près de Mlle Herminie.

— J’ai fait dire à ma tante, Mme de Penanscoët, la princesse Nouhourmal, que vous étiez ici, car je désire vous présenter l’une à l’autre… Maintenant, écoutez cette terrible histoire.

Et il commença de narrer les faits qui s’étaient passés depuis quelques semaines. Mlle Herminie lui prêtait une attention ardente. Elle se trouvait là en plein drame, et le vieux sang des Dourzen bouillonnait en elle. Puis il y avait des idées qui montaient, montaient dans son cerveau…

Comme Dougual arrivait à la fin de son douloureux récit, Mme de Penanscoët entra. Elle vint à Mlle Herminie et lui tendit la main.

— Je sais que vous avez été une amie, un soutien pour Gwen, et cela suffit pour que je vous donne toute ma sympathie, dit-elle avec cette grâce un peu hautaine qui s’alliait si bien à sa beauté fière.

— J’ai fait pour elle ce que j’ai pu, la pauvre enfant. Elle avait une si triste existence, avec cette Blanche, aussi vaniteuse qu’un paon dont elle a tout juste l’intelligence… Mais parlons de Gwen, s’il vous plaît. Dougual vient de me dire ce qui s’est passé… Ainsi, vous n’avez aucun indice ?

— Aucun encore, répondit le jeune comte. Comme je vous l’ai appris, Ajamil surveille les démarches d’Ivor. Mais, jusqu’ici, il n’a pu rien découvrir se rapportant à Gwen. Non plus, il ne lui a été possible de retrouver la trace de Willy.

— Oh ! Willy, moi, je peux vous dire où vous le trouverez !

Dougual bondit.

— Vous pouvez !… Vous savez ?

— Mais oui… Je l’ai découvert, tout à fait par hasard d’ailleurs.

— Où ?… Où est-il ?

— Tout simplement à Ti-Carrec.

— À Ti-Carrec ?… Serait-ce possible ? Dans la maison de Gwen ?

— Parfaitement. Je l’ai vu entrer là, il y a une huitaine de jours, comme chez lui.

— C’est inouï ! Mais qu’y ferait-il ?

— Ce sont les Dourzen… ou plus exactement c’est Blanche qui a dû lui louer la maison. Il y a là, comme domestiques, un boy chinois et une femme très brune, de type asiatique.

— Mais que peut-il faire dans cette maison ? Pourquoi ?…

Et, s’interrompant brusquement, Dougual demeura un moment sans parole, les traits tendus, les yeux étincelants. Puis il dit lentement, regardant tour à tour Mme de Penanscoët et Mlle Herminie :

— Ne pensez-vous pas qu’ils pourraient tenir Gwen cachée là ?

— Je le pense, en effet, dit Mlle Herminie.

Et Nouhourmal inclina la tête pour indiquer qu’elle aussi partageait cette croyance.

— Oh ! ce serait trop fort, si elle était là, tout près de moi !

Dougual fit quelques pas, nerveusement, dans la grande salle qu’éclairaient discrètement des candélabres de bronze. Mme de Penanscoët songeait, les yeux mi-clos. Mlle Herminie fit observer :

— Les Hervé Dourzen seraient donc de connivence avec eux pour la tenir prisonnière.

Dougual s’arrêta en face d’elle.

— Sans doute. Ils la traitent en coupable, ma pauvre Gwen, alors que c’est moi seul… Oh ! je ne le regrette pas ! Si c’était à refaire, je recommencerais, pour l’enlever à ces Dourzen, êtres lâches et mauvais qui n’ont su que la faire souffrir !

— Oui… mais au point de vue légal, vous êtes dans votre tort. Et c’est bien là que se trouve la difficulté — une des difficultés, veux-je dire — pour agir contre ce maudit Ivor.

Dougual eut une sorte de rire sarcastique.

— Ah ! quant à cela, je ne m’en embarrasse guère ! S’ils veulent mettre des obstacles à la régularisation de notre mariage, au point de vue civil, j’emmènerai ma femme à l’étranger, voilà tout. Mais ce qui est autrement embarrassant, autrement grave, c’est de savoir comment m’y prendre, d’abord pour savoir si Gwen est réellement à Ti-Carrec, et ensuite pour la soustraire à ses geôliers. Car s’ils s’aperçoivent que nous avons découvert le lieu où ils la cachent, il y aurait danger pour sa vie.

Mlle Herminie hocha la tête.

— Ce sera difficile, en effet. La maison paraît bien gardée par ce Chinois et cette femme… Peut-être la laisse-t-on sortir à certaines heures, sous la surveillance de l’un d’eux. Mais il faudrait savoir… Et, sur cette lande, il est difficile de se cacher.

— J’enverrai Wou faire une reconnaissance à la nuit. Il est nyctalope et sait admirablement se glisser, circuler sans le moindre bruit.

Le jeune comte de Penanscoët semblait avoir recouvré toute sa vitalité, toute son énergie, devant l’espoir qui s’offrait à lui. Il voulut que Mlle Herminie demeurât encore et qu’elle prît le thé avec sa tante et lui. Quand Wou vint le servir, il remit à son maître une lettre que l’un des gardiens venait de rapporter de la ville voisine, où le courrier était adressé poste restante. Elle était d’Ajamil. L’Hindou écrivait :


« Hier soir, j’ai enfin repéré Willy. S’il avait échappé jusqu’ici à mon attention, c’est qu’il se grime de façon remarquable. Mais, ayant eu l’occasion de le voir de plus près, je suis enfin fixé. Il s’est rencontré dans un bar de Montmartre avec M. de Penanscoët. Tous deux ont eu un court entretien, dont je n’ai pu saisir que les derniers mots : « J’irai faire un tour là-bas, un de ces jours. À bientôt. » Je continue à surveiller le père et je tâcherai de le suivre à ce « là-bas », où il doit, semble-t-il, retrouver Willy. »

— « Là-bas », cela signifie sans doute Ti-Carrec ? dit Nouhourmal.

— Je le suppose… Ainsi, Willy serait peutêtre encore à Paris ? Voilà le moment d’aller faire une reconnaissance. Cette nuit, Wou ira à Ti-Carrec.

Il ajouta d’une voix qu’assourdissait l’émotion :

— Que ne puis-je y aller moi-même ! Mais la nuit sera très sombre — il faut d’ailleurs qu’elle le soit — et seul mon fidèle Chinois pourra se conduire dans ces ténèbres.

— Mais connaîtra-t-il suffisamment le chemin ? demanda Mlle Herminie.

— Oh ! il se retrouve partout ! Il a un flair incroyable… Mais que les heures vont me paraître interminables, dans l’attente de ce qu’il pourra découvrir !


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Il tombait une pluie fine, quand Wou s’engagea à travers la lande. Il allait de son pas glissant, régulier, dans la nuit qui couvrait tout autour de lui. En sortant d’un repli de terrain, il aperçut la vieille maison. Un rai de lumière paraissait à une fenêtre du rez-de-chaussée. Un chien aboya. Wou s’arrêta un moment, puis, au lieu d’approcher, fit un détour, afin d’aborder la maison par derrière, du côté où elle regardait la mer.

Là, c’était à une fenêtre du premier étage que l’on voyait un mince filet de lumière entre les interstices des volets pleins. Wou s’avança à pas veloutés vers la petite porte basse dont il connaissait bien l’existence, puisqu’il était un des deux hommes qui avaient naguère, d’après les ordres de Dougual, enlevé Gwen Dourzen au moment où elle sortait de Ti-Carrec. Il posa lentement sa main sur le bouton. Mais celui-ci ne tourna pas. La porte était fermée à l’intérieur.

Wou réfléchit un instant. Puis il se recula, chercha un moment à terre et ramassa une pierre. Alors, prenant du champ, il la lança contre le volet. Une seconde fois, il refit le même geste. Puis il attendit…

Gwen, dans sa chambre, achevait de natter ses cheveux pour la nuit. Au premier choc contre le bois, elle tressaillit, prêta l’oreille. Au second, elle s’élança vers la fenêtre, l’ouvrit, écarta le volet…

La nuit était trop sombre pour qu’elle aperçût Wou. Mais lui la voyait, éclairée par la lampe posée sur une table, au milieu de la chambre. Se rapprochant d’un bond, il dit à mi-voix :

— Madame la comtesse, c’est moi, Wou !

Elle eut un grand battement de cœur et elle étouffa un cri de joie. Wou ! Elle allait savoir, enfin !

Et comme elle allait parler, s’informer de Dougual, de l’enfant, la porte de la chambre s’ouvrit. En se détournant, elle vit sur le seuil Mevada.

Mevada, l’odieuse geôlière qui épiait toutes ses démarches. Elle avait des yeux auxquels rien n’échappait, une ouïe d’une extraordinaire finesse. Sans doute avait-elle entendu le bruit de la fenêtre, des volets qu’on ouvrait et, le jugeant suspect parce qu’inusité à cette heure et en cette saison, elle venait surprendre sa prisonnière, la porte n’ayant pas de clef et ayant été démunie de son verrou.

— Qu’y a-t-il, mademoiselle ? demanda la voix doucereuse. Êtes-vous souffrante ? Pourquoi cette fenêtre ouverte ?

— J’ai la migraine, dit Gwen, s’efforçant de dominer son émoi pour parler froidement.

— Ce n’est pas en faisant entrer cet air humide que vous y remédierez. Rien n’est plus mauvais…

Tout en parlant, la métisse allait vers la fenêtre. Écartant doucement Gwen, elle se pencha, scruta les ténèbres… Mais Wou, d’un bond, s’était écarté suffisamment pour qu’elle ne pût l’apercevoir dans la nuit.

Gwen, le cœur serré par l’angoisse et la colère, se reculait un peu. Elle dit, en se maîtrisant pour affecter un ton de mépris ironique :

— Que vous prend-il ? Ne m’est-il plus permis, maintenant, d’ouvrir ma fenêtre ?

— Pas à cette heure, ce n’est pas prudent.

— Pourquoi ? Craignez-vous que l’on vienne m’enlever ?

Une sorte de rire nerveux passait entre les lèvres de Gwen.

Mevada, attirant à elle les volets, les ferma soigneusement, et, après eux, la fenêtre. Puis elle se tourna vers la jeune femme et répondit avec la même douceur presque féline :

— Nous savons bien que vous ne vous laisseriez pas faire, car vous craindriez que cela coûte trop cher à un être que vous aimez.

Sur ces mots, elle sortit. Gwen demeura debout au milieu de la pièce, toute pâle, frissonnante, et songeant désespérément : « Wou est là, si près… et je ne puis l’appeler, lui parler… savoir !… Oh ! savoir si ces misérables ne m’ont pas menti ! »

Mais il fallait refréner ce violent désir de courir à la fenêtre, de l’ouvrir à nouveau, car, certainement, la métisse était derrière la porte, aux écoutes, et elle y resterait infatigablement, peut-être toute la nuit. Pendant ce temps, Wou, après une attente plus ou moins longue, s’en irait sans avoir pu lui parler, sans avoir pu lui dire…

Mais qui l’envoyait ? Qui ?… Était-ce Dougual, vivant, quoi qu’en eussent dit les criminels ? Oui, ce devait être lui !… Et peut-être… peut-être était-il à Kermazenc ?

Oh ! cette ignorance, cette incertitude, quel supplice !

Gwen se tordait les mains, en luttant contre la tentation de courir à la fenêtre. Maintenant que Mevada était alertée, ce soir, il n’y avait plus rien à faire. Mais Wou savait à présent qu’elle était là… Wou et son maître, car de plus en plus l’espoir pénétrait l’âme de la jeune femme. Ils trouveraient tous deux le moyen de la sauver, en dépit de ses geôliers.

Elle s’abattit sur le prie-Dieu, brisée, le corps secoué de frissons. Elle ressentait tout à coup un malaise dont elle avait souffert à plusieurs reprises, hier et aujourd’hui. Un voile s’étendait devant ses yeux et sa langue trop sèche semblait s’attacher au palais.

« Qu’ai-je donc ? songea-t-elle. Pourvu que je ne tombe pas malade ! »

Elle essaya de prier. Mais d’étranges hallucinations se présentaient à sa pensée. L’une d’elles lui montra sa mère, agenouillée sur ce même prie-Dieu, comme elle l’avait vue si souvent… et puis elle la revit morte, étendue sur ce lit qui était là, tout près… morte… empoisonnée par Ivor de Penanscoët.

Empoisonnée…

Le mot s’incrustait dans le cerveau en désarroi. Pendant quelques secondes, Gwen, saisie d’horreur, le contempla, écrit, lui semblait-il, en lettres fulgurantes devant elle. Puis elle se redressa d’un pénible effort et joignit les mains en balbutiant :

« Ah ! sauvez-moi, mon Dieu, mon Dieu ! Sauvez-moi de ces monstres ! »