Tallandier (p. 201-207).


XIII


Quand Ivor était venu voir les Dourzen de Coatbez, il n’avait point paru à Kermazenc. Sans doute voulait-il éviter que, par aventure, les gardiens du château eussent l’occasion de faire connaître à Dougual son passage dans le pays. Car, ignorant à ce moment si son neveu était atteint mortellement, il voulait prendre toutes les précautions nécessaires pour que sa trace demeurât introuvable.

Willy non plus ne se montrait pas au châ­teau. Il n’allait jamais au bourg et ne se pro­menait que dans les endroits peu fréquentés. Sa voiture était gardée dans la petite ville la plus proche et, quand il en avait besoin, le boy allait téléphoner à la poste de Lesmélenc.

Kermazenc appartenait doublement à Dou­gual : d’abord parce qu’il avait été la pro­priété de son père Riec, l’aîné des deux frères, et ensuite parce qu’Ivor, alors qu’il le croyait son fils, lui avait transmis ce domaine, dans toutes les formes légales.

Un soir, les gardiens, deux Bretons, le père et le fils, aussi taciturnes l’un que l’autre, virent arriver une automobile d’où sortit le Chinois Wou, serviteur favori du jeune comte de Penanscoët. Celui-ci leur annonça l’arrivée du maître pour le lendemain.

— Et n’en dites mot à personne, ajouta-t-il. M. le comte a été blessé par un ennemi acharné. Il vient ici pour se remettre et il ne faudrait pas que le criminel y connût sa présence.

— Nous n’ouvrirons pas la bouche là-dessus, déclarèrent les deux hommes.

Avec l’aide de Wou, ils firent rapidement les préparatifs nécessaires, assez peu compliqués d’ailleurs, car le château était tenu par eux en parfait état. Dans la soirée du lendemain, trois silencieuses voitures amenèrent Dougual, sa tante, le petit Armaël et leur suite : médecin, cuisinier, valets et servantes. Ils étaient partis de Lausanne l’avant-veille dans la nuit, pour dépister les espions qu’Ivor entretenait autour de la villa, comme ils avaient pu s’en convaincre par la capture que Wou avait faite de l’un d’eux qui, sous la menace, avait dénoncé un de ses complices. Les deux hommes étaient gardés à vue dans la villa d’Ouchy où ne demeuraient plus que quelques serviteurs ; mais au cas où d’autres rôderaient encore aux alentours, Dougual avait fait prendre toutes les précautions pour que son départ pût passer inaperçu.

Il s’installa dans l’appartement qu’il avait occupé autrefois. Après deux jours de repos, le docteur Tsang l’autorisa à sortir un peu dans les jardins. Les forces revenaient vite, en ce jeune être plein de vitalité. Mais l’angoisse, la douloureuse impatience, la fureur de son impuissance à découvrir la retraite de sa bien-aimée et à châtier le criminel, entretenaient chez lui un état de nervosité qui inquiétait le médecin et Mme de Penanscoët.

Il alla s’asseoir dans le kiosque chinois où, le jour de la fête masquée, il avait rencontré la mystérieuse Hindoue pour laquelle, aussitôt, il avait éprouvé un attrait jusqu’alors inconnu de lui. Il revécut leur lente promenade à travers les groupes des hôtes intrigués, la brève petite scène dans le salon aux parois de laque, aux tentures de soie jaune brodée d’argent… le masque enlevé par lui, la vue de l’admirable visage, l’indignation de Gwen, sa fuite à travers les jardins… Gwen, la jeune fille à l’âme ardente, qui avait hérité de la race paternelle le goût de l’aventure, Gwen, la très aimée, dont il ignorait le sort.

Un des jours suivants, Dougual se rendit au pavillon, imitation de temple hindou, qui s’élevait au bord du petit lac fleuri de nénuphars. Il s’étendit sur le divan, parmi les coussins brochés d’or et de soie pourpre. Les yeux mi-clos, il se laissait emporter vers le passé ; il revoyait chacun de ses séjours ici, dans ce Kermazenc dont il aimait l’étrange mélancolie, le charme singulier, cet antique domaine, autrefois repaire de pirates qui, au long des siècles, s’étaient mués en sujets — fort peu soumis — des ducs de Bretagne et avaient apaisé leur héréditaire passion de l’aventure dans de lointains voyages aux pays alors mystérieux, d’où ils avaient rapporté de fabuleuses richesses. Il l’avait aussi dans l’âme, cette passion — et Gwen de même, Gwen, une vraie Dourzen, celle-là, physiquement aussi bien que moralement. Ce n’était pas comme ce pitoyable Hervé, descendant déchu de la noble race au sang violent, au cœur impétueux.

Mlle Herminie, par exemple, pouvait revendiquer quelques-uns des défauts et qualités de la race. L’esprit d’aventure, en tout cas, la possédait fortement. Toute sa vie, jusqu’à ces dernières années, elle avait voyagé aux quatre coins du monde. Sous ce rapport, elle était digne du nom de Dourzen.

Dougual, par la pensée, revoyait le laid visage, la grande bouche spirituelle, les yeux pétillants de vie. Cette femme avait été la seule qui eût témoigné de l’intérêt, de la bienveillance pour l’orpheline. Parfois, elle avait agi de façon inconsidérée, dangereuse, comme pour cette aventure de la fête masquée qui aurait pu si mal tourner. Mais il était certain qu’elle n’y avait mis aucune malice et avait suivi là seulement la pente de son caractère trop imaginatif. En fait, Dougual se disait que, sans son imprudence, il n’aurait sans doute pas connu Gwen. Et de cela, il lui gardait une vive reconnaissance.

« Je voudrais la revoir, parler avec elle de ma Gwen, songea-t-il. Elle ignore mon affreux malheur… Mais je ne puis me rendre chez elle. Il faudrait qu’elle vînt ici en secret. »

Dans la soirée du lendemain, tandis que Mlle Herminie lisait près du beau feu de bois allumé par Macha, car ce début d’octobre était assez frais, on frappa doucement à la porte du logis. La femme de chambre alla ouvrir et se trouva en face d’un homme jeune, de type chinois, qui lui présenta une lettre en disant dans le français le plus correct :

— Voulez-vous remettre ceci à Mlle Herminie Dourzen ? J’attends la réponse.

La vieille demoiselle, aussitôt fort intriguée, décacheta rapidement l’enveloppe d’épais vélin satiné et en sortit une carte où elle lut ces mots :

« Je suis à Kermazenc, ma cousine, et voudrais m’entretenir avec vous. Mais il ne faut pas que l’on connaisse ma présence ici. Pourriez-vous venir un de ces jours au château ? Vous n’aurez qu’à vous présenter à la grille et les gardiens, prévenus, vous feront entrer. Donnez, s’il vous plaît, la réponse à mon fidèle Wou.

« Votre respectueusement dévoué.

« Dougual de Penanscoët. »


— Dougual de Penanscoët !

Mlle Herminie prononçait ce nom avec la plus vive surprise.

— … Comment, il est à Kermazenc ? Mais il ne me parle pas de Gwen. Qu’y a-t-il donc encore ? Tenez, lisez, Macha. Puis vous direz à ce Chinois que j’irai demain, vers cinq heures. Ce sera déjà le crépuscule et il y aura encore moins de risque que je rencontre quelqu’un à cette heure par là, où d’ailleurs on ne passe guère.

Quand Macha revint, après avoir porté la réponse à Wou, sa maîtresse lui demanda :

— Eh bien ! qu’en dites-vous ?

La femme de chambre secoua la tête.

— J’ai peur qu’il ne soit arrivé quelque chose à Mme Gwen, mademoiselle ! J’ai demandé à ce Chinois : « Est-ce que la jeune comtesse est aussi à Kermazenc ? » Et il m’a répondu : « Non. »

— Bizarre ! Bizarre ! Et inquiétant, en effet. Pourquoi tout ce mystère ? Et la présence de ce Willy à Ti-Carrec, par là-dessus ? Qu’est-ce que toute cette manigance ? Cela ne me dit rien qui vaille pour Gwen, Macha !

— À moi non plus, avoua la femme de chambre.

— Enfin, nous saurons demain ! conclut Mlle Herminie.