Tallandier (p. 189-200).


XII


Mlle Herminie, depuis que Gwen était retournée avec son mari à Pavala, avait entretenu avec sa jeune parente une correspondance assez irrégulière, mais fort cordiale. Se méfiant de la curiosité de Blanche et de ses filles, Gwen envoyait ses lettres à l’adresse d’un agent dévoué à Dougual, qui habitait Rome, et celui-ci les réexpédiait à Mlle Dourzen sous une enveloppe avec adresse de sa main. La vieille demoiselle, de son côté, pour éviter toute indiscrétion de la poste, envoyait également sa correspondance par l’intermédiaire du même agent.

Elle avait ainsi appris l’emprisonnement d’Ivor, puis, plus tard, le voyage de Dougual et de sa femme en Europe et leur installation à Ouchy. Mais elle ignorait l’évasion d’Ivor, Dougual l’ayant cachée à Gwen.

Souvent, elle parlait avec Macha de sa jeune parente et se félicitait d’être, en quelque sorte, l’auteur de son bonheur.

— … Car si je n’avais insisté, elle ne se serait pas décidée à tenter la belle aventure… et aujourd’hui, elle se trouverait encore sous la domination de cette stupide Blanche, au lieu d’être l’épouse très heureuse d’un prince des Mille et une Nuits.

Puis, la malice ne l’abandonnant jamais, elle ajoutait en riant :

— Je voudrais voir la tête de Blanche, si elle savait cela !

Un matin, — il y avait trois semaines que Gwen était à Ti-Carrec — Macha, en revenant de faire quelques achats au village, dit à sa maîtresse :

— Il paraît que la vieille maison de la lande est louée, mademoiselle.

— La maison de Gwen ? Les Dourzen auraient donc fini par trouver un locataire ?… Gwen ne sera pas contente d’apprendre cela ! Louée à qui, le savez-vous ?

— L’épicière, qui m’a raconté cela, ignore ce que sont ces gens-là. Les provisions sont faites par un jeune Chinois, dont on ne peut tirer un mot en dehors de ce qui a trait à ses commissions. Des gens, en passant par la lande, ont aperçu une femme d’un certain âge, au teint très brun.

— Il faudra que je tâche de savoir quelque chose à ce sujet, pour en informer Gwen, dit Mlle Herminie.

Pour cela, il lui fallait s’adresser à ses cousins Dourzen, avec l’habileté nécessaire pour qu’ils ne soupçonnassent point qu’elle s’y intéressait autrement que par curiosité. Car ils n’avaient jamais soupçonné les rapports entre la vieille demoiselle et l’orpheline, tellement toutes deux y avaient apporté d’adresse.

Mais étant donnée l’antipathie réciproque entre Blanche et Mlle Herminie, celle-ci jugeait préférable de s’adresser à Hervé, plus facile d’ailleurs à faire parler. Elle n’en trouva l’occasion que trois jours plus tard, tandis qu’il se promenait en fumant dans le jardin. Après quelques paroles préliminaires, elle aborda le sujet :

— Qu’est-ce que me raconte Macha ? Vous avez trouvé à louer Ti-Carrec ?

À sa grande surprise, elle vit changer la physionomie béate de M. Dourzen. L’embarras, la gêne, y apparurent, tandis qu’il répondait d’une voix hésitante :

— Loué… Non… Oui… C’est-à-dire…

— Eh bien ! quoi ? Elle n’est pas louée ?

— Je… je ne crois pas…

— Comment, tu ne crois pas ? Tu dois pourtant bien le savoir ?

— Non… je… C’est Blanche qui s’est occupée de cela… J’ignore qui sont ces gens…

Mlle Herminie était trop fine pour ne pas s’apercevoir que son cousin mentait. Et cela éveilla prodigieusement sa curiosité.

— Quoi ! tu laisses loger dans une maison appartenant à ta pupille des gens dont tu ne sais rien ? C’est un peu fort, Hervé !

— Blanche sait, elle… Mais je ne m’occupe pas de cela.

Et, visiblement désireux de changer de conversation, il demanda :

— Avez-vous vu mon nouveau rosier, cousine ?

Mais Mlle Herminie ne lâchait pas le morceau. Après un coup d’œil sur le rosier, elle interrogea de nouveau :

— Enfin, tu sais tout de même bien le nom de ces personnes-là ?

— Quelles personnes ?

— Mais celles qui habitent Ti-Carrec. On ne loue pas ainsi un logis qui ne vous appartient pas sans prendre quelques précautions.

— Il n’est pas loué… Ce sont… des amis de Blanche.

— Ah ! bon… Mais ça ne plairait peut-être guère à ta pupille, je le répète. Ta femme en prend un peu trop à son aise, mon ami.

— Heu… c’est-à-dire… la petite s’est mal conduite envers nous…

— Sais-tu si elle est coupable ? On peut l’avoir enlevée bien malgré elle.

— Il paraît que non…

Hervé s’arrêta court en s’apercevant qu’il allait en dire trop long.

Mais Mlle Herminie dressait de plus belle l’oreille. Prenant un ton négligent, elle demanda :

— Auriez-vous appris quelque chose sur cette mystérieuse disparition ?

— Mais non ! Mais pas du tout ! dit Hervé avec précipitation. Nous ne savons rien… absolument rien.

— Ah ! c’est regrettable, car il aurait été bon qu’on sût à quoi s’en tenir sur cette affaire et qu’on connût le sort de cette jeune fille.

— Certainement… mais on ne sait rien, rien du tout.

Laurette, à ce moment, appela son père, et Hervé prit congé de la trop curieuse demoiselle avec un empressement qui n’échappa point à celle-ci.

« Toi, mon cher, pensa-t-elle, tu as été chapitré par ta femme pour raconter des bourdes. Ça se voit à l’œil nu… Évidemment, ils ont appris quelque chose sur l’enlèvement de Gwen, mais quoi, au juste ? Quant à Ti-Carrec, c’est une histoire à dormir debout qu’il me raconte là. Il me prend pour une imbécile comme lui, ma parole ! Qu’est-ce que Blanche a pu manigancer là ? Qui loge-t-elle dans cette maison et pourquoi en fait-elle un mystère ? Vraiment, c’est un peu louche… et il serait bon que je tire cette affaire au clair. »

En conséquence, le lendemain, la vieille demoiselle s’en alla en promenade vers la lande. Avec des allures flâneuses, elle arriva près de Ti-Carrec. Dans la cour, le boy fourbissait des casseroles. Mlle Herminie s’avança délibérément et demanda :

— Qui habite donc ici ?

— Je ne sais pas, madame.

— Comment, tu ne sais pas ?

Le boy secoua négativement la tête.

— Allons donc, ne me raconte pas de sottises ! Tu le sais parfaitement, j’en suis sûre.

— Non, je ne sais pas, répondit imperturbablement le Chinois.

À ce moment, attirée par le bruit des voix, parut au seuil de la porte la métisse. Elle demanda poliment :

— Que désirez-vous, madame ?

— Je demandais à ce garçon qui habitait ici. Or, il me répond qu’il n’en sait rien.

— Il a raison.

— Comment il a raison ?

— Parce que cela ne peut pas vous intéresser, madame.

Et, se tournant vers le boy, Mevada ordonna :

— Viens, Lang.

Ils rentrèrent tous les deux, et la porte se referma sur eux.

— Ah ! bien, par exemple ! dit Mlle Herminie.

Elle était stupéfaite et furieuse. Mais sa curiosité n’en était que plus excitée.

Cependant, elle ne voyait pas le moyen de la contenter ici. Très vexée, elle s’en alla, ruminant en son cerveau inventif des moyens d’arriver à ce qu’elle voulait. Mais quoi ! Si ces gens-là tenaient à s’entourer de mystère, comment les obliger à se faire connaître ?

« Qu’y a-t-il donc là-dessous ? pensait-elle. Qu’est-ce que cela cache ? Inutile de questionner Blanche, elle ne me répondra que des mensonges. Ses filles de même… Au village, on ne doit rien savoir. Cela m’a l’air d’une histoire diablement difficile à débrouiller ! »

Comme Mlle Herminie allait quitter la lande pour prendre un chemin creux, elle vit venir devant elle un jeune homme d’élégante allure, que suivait un chien jaune fort laid. Quand il la croisa, elle remarqua dans le visage au teint brun pâle les yeux d’un bleu dur qui se posèrent sur elle au passage. Elle songea : « Où donc ai-je vu cette figure-là ? »

Et presque aussitôt, elle se souvint… Un jour de l’année précédente, en revenant d’une promenade avec Macha, Dougual de Penanscoët était passé près d’elle, à cheval, accompagné de ce même jeune homme.

« Ce doit être ce Willy dont m’a parlé Gwen, se dit la vieille demoiselle. Willy, le fils de Varvara et d’Ivor… Comment se trouve-t-il ici ? D’après ce que m’a écrit Gwen, il avait disparu au moment où fut démasqué son misérable père. Que vient-il faire dans ce pays ? Je ne pense pas qu’il habite à Kermazenc ! »

Elle s’était arrêtée au milieu du chemin pour réfléchir. Puis, tout à coup, mue par une soudaine impulsion, elle se détourna et se mit à suivre de loin le jeune homme.

Elle le vit se diriger, à travers la lande, vers Ti-Carrec, puis disparaître dans la maison, dont il ouvrit la porte en habitué.

« Ça, c’est trop fort ! » dit-elle tout haut. Oui, vraiment, il y avait en tout cela un réel imbroglio ! Que venait faire là ce Willy ? Fallait-il penser qu’il y habitait ?… que c’était lui qui louait ce logis aux Dourzen ? Mais alors, pourquoi en faire un mystère ? Elle se remit en marche, tout absorbée en ses pensées. De temps à autre, elle secouait la tête. Vraiment, de plus en plus, elle trouvait quelque chose de louche en cette affaire.

« Si ce n’était qu’Ivor de Penanscoët est prisonnier là-bas, à Pavala, songeait-elle, je me demanderais s’il n’y a pas là quelque manigance de lui, avec l’aide de cette oie vaniteuse qui s’appelle Blanche Dourzen… Et encore, même ainsi, la chose serait incompréhensible, car je ne vois pas du tout à quoi pourrait bien servir cette maison. »

Dans sa préoccupation, la vieille demoiselle se cogna presque à Blanche qui sortait de Coatbez, en compagnie de Rose et du fiancé de celle-ci, Émile de Chevignon, un grand blond efflanqué dont la mine d’apparence bonasse était à certains moments démentie par le sourire rusé des lèvres minces.

— Bonjour, ma cousine. Vous revenez de promenade ? demanda Mme Dourzen avec quelque aménité, car elle escomptait un assez beau cadeau pour Rose, Mlle Herminie passant pour être généreuse dans les grandes circonstances.

— Oui… Et je viens de faire une rencontre singulière.

— Ah ! Laquelle donc ?

— Eh bien ! ce jeune homme qui accompagnait Dougual de Penanscoët dans ses promenades et qui avait un type assez singulier… Son nom est Willy, je crois…

Mlle Herminie regardait Mme Dourzen attentivement. Elle la vit rougir, sous la poudre, elle constata que son regard fuyait le sien, tandis qu’elle répondait :

— Je ne sais qui vous voulez dire…

— Vous devez pourtant le savoir, car je l’ai vu entrer à Ti-Carrec.

— À Ti-Carrec ?… Oh ! ce doit être l’étranger à qui nous avons loué la maison… un monsieur… monsieur… Je ne me souviens plus. Ces noms étrangers sont si difficiles à retenir !

— Vous l’avez louée ?… Sans l’assentiment d’Hervé ?

— Naturellement non ! Je n’en avais pas le droit.

— Alors, pourquoi m’a-t-il dit qu’il ne savait pas si elle était louée ?

— Il vous a dit cela ?

Blanche rougissait plus fort.

— … Quel imbécile ! Lui-même a débattu le prix avec ce monsieur.

— Dont vous ne vous rappelez pas le nom. Vous êtes étonnamment sujets à l’amnésie, dans la famille. Pourtant, il paraît que ces locataires sont vos amis ?

— Qui vous a dit cela ?

— Mais Hervé, parce que je m’étonnais qu’il ait logé dans cette maison des gens dont il ne savait rien, même pas le nom, lui non plus.

Cette fois, Blanche perdit son sang-froid. Excédée par l’insistance et l’ironie peu voilée de la vieille demoiselle, elle dit avec irritation :

— Je ne vois pas trop ce que tout cela peut vous faire, ma cousine. Pour notre part, nous n’avons vu aucun inconvénient à mettre dans cette demeure inutilisée des personnes honorables, dont nous n’avons jusqu’ici qu’à nous louer.

— Très bien ! Très bien ! Cela vous regarde, en effet, ma bonne. Mais si, avec tous vos mystères, vous avez plus tard des ennuis, ne venez pas vous en plaindre à moi.

Et, lui tournant le dos, Mlle Herminie entra dans la maison.

— Vieille toquée ! dit Mme Dourzen entre ses dents.

— Qu’est-ce qu’elle demandait ? Je n’ai pas compris.

Blanche sourit aimablement à son futur gendre, qui lui adressait cette question.

— C’est une toquée ! Il faut toujours qu’elle se mêle de ce qui ne la regarde pas. Il s’agit d’une vieille maison appartenant à une pupille de mon mari et que nous avons cru bon de louer.

Rose leva les épaules en ajoutant dédaigneusement :

— Il faut toujours qu’elle critique tout et tous, cette cousine Herminie. Quel caractère !

Mlle Herminie, pendant ce temps, regagnait son logis, et elle s’empressa aussitôt de conter à Macha les singulières choses qu’elle avait vues et entendues. Mais elle ne se doutait pas que, de sa fenêtre, Gwen l’avait aperçue tandis qu’elle s’en retournait à travers la lande, après son bref colloque avec Mevada. Instinctivement, la jeune femme avait tendu les bras vers elle, prête à jeter un cri d’appel… Et ce cri était demeuré dans sa gorge. Car, en une horrible vision, elle avait vu son enfant, son bien-aimé Armaël, aux mains d’Ivor… Armaël sans vie, petite victime sacrifiée à l’odieuse vengeance de ce monstre.

Et, toute frissonnante, le cœur serré, elle avait regardé s’éloigner la silhouette familière, elle l’avait vue disparaître dans un repli de terrain. Alors, elle s’était écartée de la fenêtre et, affaissée dans un fauteuil, elle avait sangloté, tout bas, pour que ses geôliers, ses ennemis, ne l’entendissent pas et ne pussent s’en réjouir.