Tallandier (p. 163-168).


IX


Willy venait de terminer son déjeuner. Enfoncé dans le vieux fauteuil de velours d’Utrecht jaune, il fumait en parcourant une revue. Au bruit de la porte qui s’ouvrait, il leva la tête. Rien ne bougea sur sa physionomie à la vue de Gwen ; mais un éclair passa dans le bleu dur de ses yeux.

La jeune femme s’arrêtait sur le seuil. Elle parut un moment près de défaillir. Son regard faisait le tour de la salle où autrefois, toute petite fille, elle passait une partie de ses journées près de sa mère, et revenait, chargé de douloureuse colère, vers le jeune homme qui, dédaignant de se lever, posait près de lui son cigare en se carrant insolemment dans ce fauteuil qui avait été le siège habituel de Varvara. Une soudaine poussée de sang monta au visage blêmi. D’un pas chancelant, Gwen s’avança jusqu’à la table et, la voix frémissante d’indignation :

— Vous pourriez être poli, monsieur, et ne pas oublier que vous êtes ici chez moi !

Willy ricana :

— Parfaitement, chez vous. Mais à quoi bon tant de cérémonies entre frère et sœur ?

— Mon frère !… Hélas ! oui, vous l’êtes. Pauvre mère, si elle voyait en ce moment…

Les mots s’étranglèrent dans la gorge de Gwen. Pour se soutenir, la jeune femme appuya ses mains contre la table.

Willy dit avec un accent de sarcasme :

— Asseyez-vous donc, ma chère…

Et, en se soulevant légèrement, il poussait une chaise vers elle.

Un regard d’ardent mépris s’abaissa vers lui.

— Inutile. J’ai simplement quelques questions à vous adresser. Tout d’abord, est-il vrai que M. de Penanscoët a tué Dougual, comme il me le dit dans le billet qu’on m’a remis tout à l’heure ?

— Absolument vrai. J’étais avec lui à ce moment-là et, tandis qu’il lui enfonçait un poignard dans le dos, je me jetais sur vous, je vous couvrais le visage d’un mouchoir imbibé de chloroforme et je vous emportais.

— Oh ! monstres !… monstres tous deux !

Pendant un moment, Gwen ne put continuer, car la parole lui manquait et les battements tumultueux de son cœur l’étouffaient. Devant elle, Willy, impassible, jouait avec un couteau à manche de nacre qui avait appartenu aux grands-parents d’Armaël Dourzen.

— … C’est ainsi que vous avez répondu à la bonté de Dougual pour vous… en aidant son misérable oncle à l’assassiner !

— La bonté de Dougual ?

Willy eut un rire mauvais. Laissant retomber le couteau sur la table, il se leva en repoussant le fauteuil.

— Où avez-vous pris que Dougual était bon pour moi ? Il n’aimait que lui… Adulé par tous, et en premier par celui qui se croyait son père, ainsi que par Appadjy, il se considérait comme bien au-dessus de tous les autres mortels… à plus forte raison de moi, qui n’étais à ses yeux que l’un de ses serviteurs. Mais j’avais été élevé dans cette idée qu’il était, réellement, plus qu’un mortel ordinaire. J’avais pour lui un sentiment qui n’était pas de l’affection, — je ne crois pas être susceptible d’en éprouver pour personne au monde, — mais une sorte d’attachement fanatique. Bien que n’ayant pas reçu de confidences, j’avais deviné les secrets desseins d’Ivor de Penanscoët et d’Appadjy ; je savais dans quel dessein ils élevaient Dougual. Et moi aussi, moi, le dédaigné, le paria, je souhaitais passionnément la réalisation de ces desseins, l’élévation quasi divine de celui que je croyais être mon frère. Je rêvais d’être un jour le premier ministre de cette divinité, de devenir le premier dans sa confiance, dans sa faveur. Et j’étais jaloux de tous ceux qu’il semblait me préférer. Je détestais le Chinois Wou, son serviteur favori. Je détestais jusqu’aux animaux qu’il aimait… Et voilà qu’un jour vous êtes entrée dans sa vie…

Willy s’interrompit. Son brun visage avait un léger frémissement et l’éclat de ses yeux devenait plus dur encore.

— … Alors, vous, je vous ai haïe. Dès l’instant où je vous ai vue, j’ai eu l’intuition que Dougual était perdu pour ceux qui avaient préparé son prestigieux avenir. Mais sans cela même, je crois qu’une antipathie soudaine, irraisonnée, m’aurait porté à concevoir cette haine que vous m’inspirâtes aussitôt.

Gwen dit sourdement :

— Hélas ! vous êtes bien le fils de votre père !

— Oui, et je m’en glorifie !… Ah ! on ne se méfiait pas de Willy… de ce Willy qu’on méprisait, qu’on tenait pour un quelconque esclave ! C’est lui, pourtant, qui, aidé par un serviteur fidèle, a fait évader Ivor après avoir acheté l’un de ses gardiens et fait égorger l’autre ! C’est lui qui a aidé le prisonnier délivré à s’emparer d’un avion et qui l’a accompagné jusque dans une des îles de la Sonde où il est resté caché parmi des pirates de ses amis. Ce fils qu’il dédaignait auparavant, Ivor l’a reconnu comme son héritier et successeur, et, depuis lors, nous sommes unis pour la vengeance… et pour la revanche.

Le regard de Willy, luisant d’une joie démoniaque, s’attachait au visage frémissant de la jeune femme. Et Gwen, avec un affreux serrement de cœur, comprit qu’il serait pour elle le plus cruel, le plus inexorable des geôliers.

Elle se redressa, dans un mouvement de violente indignation.

— Vous n’avez, heureusement, aucun droit sur moi ?… Et je suis bien certaine que, si mon tuteur apprend de quelle manière je suis retenue ici, il me protégera contre vous et votre père !

Willy laissa échapper un ricanement.

— Votre tuteur ? Si vous comptez sur lui !… C’est avec son assentiment que vous êtes ici, sous ma garde. Et votre chère cousine Blanche Dourzen viendra quelque jour vous assurer du sympathique souvenir qu’elle a gardé de vous et du plaisir que lui a causé votre fuite. C’est une petite satisfaction qu’elle se donnera certainement, la bonne dame, car il paraît qu’elle vous a en grande affection… presque autant que moi.

À cet odieux persiflage, Gwen ne put riposter que par un regard de lourd mépris. Elle était à bout de forces. D’ailleurs, que servait de discuter avec cet être pétri de haine, digne fils du misérable Ivor ? Elle était aux mains de ces deux êtres et il fallait qu’elle cherchât, seule, les moyens de leur échapper. Mais elle ne le pourrait tant qu’elle ne saurait pas si leurs assertions au sujet de Dougual et de l’enfant étaient vraies. Ivor n’avait-il pas inventé cet enlèvement du petit Armaël et ce meurtre de son neveu pour s’en faire un moyen de pression sur elle ? On pouvait le supposer. Et cette idée avait rendu un peu d’espoir à la malheureuse jeune femme. Elle lui faisait redresser la tête devant Willy ricanant, avant de quitter silencieusement la salle pour remonter à cette chambre où lui était si présent le souvenir de sa mère — de sa mère qui était aussi, hélas ! celle de Willy.