Tallandier (p. 151-161).


VIII


Il pleuvait quand, le lendemain soir, une automobile vint s’arrêter près de Ti-Carrec.

Au seuil de la vieille maison parut un homme qui s’avança vers la voiture dont il ouvrit la portière.

— C’est toi, Willy ? dit la voix de M. de Penanscoët. Tout est prêt ?

— Oui, mon père.

En même temps, le jeune homme s’avançait vers la voiture. La lueur du phare éclaira son visage maigre et brun. Il se pencha vers l’intérieur de la voiture en demandant :

— Elle dort toujours ?

— Oui… Aide-moi.

Portant Gwen immobile, les deux hommes se dirigèrent vers l’entrée du logis, au seuil duquel venait d’apparaître une femme qui tenait une lampe.

Elle s’inclina pour saluer Ivor et, silencieusement, précéda le père et le fils dans le vestibule, puis dans l’escalier, et de là dans la chambre qui avait été celle de Varvara.

M. de Penanscoët et Willy étendirent Gwen sur le lit. Le beau visage était calme et très pâle. Pendant quelques instants, Ivor considéra la jeune femme, tandis que son doigt s’appuyait sur le pouls. Puis il se tourna vers la femme.

— Elle va dormir sans doute jusqu’à demain. À son réveil, tu lui donneras du café très fort… Puis, tu lui remettras ceci.

Il lui tendait une enveloppe. Elle la prit en s’inclinant de nouveau.

— … Tu sais ensuite ce que tu as à faire ? La surveiller de telle sorte qu’elle ne communique avec personne. Au reste, ce que contient ce papier facilitera ta tâche… Et M. Willy sera là pour lui faire entendre raison, si c’est nécessaire.

— Le maître peut compter sur moi.

Elle parlait un français correct, avec un accent étranger. C’était une femme âgée, très brune, de type malais. Dans le visage flétri brillaient de petits yeux sournois et mauvais.

— Bien. Reste près d’elle cette nuit, au cas où elle se réveillerait plus tôt. Y a-t-il quelque chose à manger en bas ?

— J’ai préparé un souper, maître.

— Parfait. Descendons, Willy.

Dans la salle à manger, qu’éclairait mal une petite lampe à pétrole, les deux hommes s’assirent devant la massive table de chêne où se trouvait dressé le couvert. Ivor, attirant à lui une terrine de foie gras, se servit une tranche, puis poussa la terrine vers son fils. Pendant un moment, ils mangèrent silencieusement. Puis Willy demanda :

— Pas d’autres nouvelles au sujet de Dougual ?

— Non… Pas un mot dans les journaux.

Il y a eu entente, dans son entourage, pour cacher l’affaire.

— Pourquoi ?

— Eh bien ! parce qu’ils ne veulent pas que la police s’en occupe et vienne embrouiller les choses. Naturellement, ils savent bien qui est l’auteur de l’attentat. Mais ils n’ignorent pas non plus qu’avec un homme comme toi, toutes les polices du monde auraient fort à faire.

Et M. de Penanscoët eut, à ces mots, un rictus sardonique.

Willy se servit un morceau de fromage, demeura un instant songeur et dit pensivement :

— Je me demande si vous l’avez tué.

— Ah ! cela, je l’ignore. Ce matin, j’ai expédié là-bas un homme sûr pour tâcher d’avoir des nouvelles. S’il survit, nous aurons probablement quelques ennuis.

— Comment ferez-vous pour enlever son fils ? On va le surveiller de très près, maintenant.

— Évidemment, ce sera difficile. Mais j’aime la difficulté. J’y arriverai. Aussi puis-je sans crainte annoncer dès maintenant à Gwen que son enfant est en mon pouvoir.

Un éclair de joie sauvage passa dans les yeux bleus de Willy.

— Ah ! Gwen !… Nous la tenons enfin ! Je vais lui faire payer l’effondrement de tous nos projets, de tous nos rêves…

— Je me fie à toi pour cela, Willy. Sans doute auras-tu quelque peine, car la jeune personne a de l’énergie, de la volonté. Mais par son fils, nous la tiendrons. Tu auras, à l’occasion, une auxiliaire zélée dans la personne de Mme Dourzen, qui la hait comme une femme peut haïr une autre, quand celle-ci est jeune, belle, et à qui en outre elle en veut mortellement d’avoir échappé à son joug et d’avoir charmé Dougual. Si tu as besoin de l’autorité du tuteur pour venir à bout de la jeune personne, tu l’obtiendras par elle.

— Cela peut être utile… si, par exemple, en dépit de vos avertissements, elle réussissait à s’échapper ou si Dougual survivait à sa blessure et arrivait à la retrouver, M. Dourzen aurait, en ce cas, le droit de la faire poursuivre et ramener.

— Évidemment. C’est bien pourquoi je suis entré en rapport avec eux et ai choisi ce lieu pour son internement… Voyons, il est temps que je parte. Je te laisse, mon cher…

M. de Penanscoët se levait en parlant, et Willy l’imita.

— … Tu vas t’ennuyer pas mal ici, par exemple !

Ivor posait la main sur l’épaule de son fils.

Le jeune homme eut un rire bas et mauvais.

— M’ennuyer !… en voyant souffrir Gwen ! Vous ne vous doutez donc pas comme je la hais ?

La main d’Ivor s’appesantit davantage sur l’épaule de Willy.

— Oh ! tu es bien mon fils, toi ! Je puis te confier en toute sûreté ma vengeance… Eh bien ! donc, je pars. Écris-moi à Paris, à l’adresse convenue. Je te renverrai la voiture à Quimper. Tu n’auras qu’à faire téléphoner au bourg par le boy, quand tu la voudras.

— Entendu. Vous pouvez compter sur moi.

Les deux hommes se serrèrent la main, puis, sans un mot de plus, se séparèrent. Ivor regagna la voiture, qui partit aussitôt. Willy alluma une cigarette et s’installa dans le vieux fauteuil de chêne sculpté où s’asseyait autrefois Varvara Dourzen. Un jeune Chinois d’une quinzaine d’années entra silencieusement et se mit à desservir la table, après avoir, sur l’ordre du jeune homme, ouvert la fenêtre pour laisser entrer l’air frais de cette nuit de septembre, l’air pur et calme chargé des senteurs salines de la mer proche.


-:-


Il faisait grand jour quand Gwen ouvrit les yeux.

Un long moment fut nécessaire avant que son cerveau appesanti lui permît de se rendre compte du lieu où elle se trouvait. Quand elle comprit enfin, la stupéfaction, d’abord, la domina.

La chambre de Ti-Carrec !… Rêvait-elle ? Pourquoi se trouvait-elle ici ?

Elle fit un mouvement pour se soulever. Une forme féminine bougea, dans un coin de la pièce, et s’avança en glissant légèrement.

— Vous voilà réveillée, mademoiselle ? dit une voix doucereuse, à l’accent étranger. Comment vous trouvez-vous ?

D’un mouvement souple, Gwen se souleva complètement et regarda cette femme inconnue, ce visage brun et flétri.

— Qui êtes-vous ? Comment suis-je ici ?

— Je m’appelle Mevada. Je suis à votre service, mademoiselle.

— Pourquoi m’appelez-vous mademoiselle ?

— N’êtes-vous pas mademoiselle Gwen Dourzen ?

— Non, je suis la comtesse de Penanscoët.

La femme leva les sourcils en signe d’étonnement.

— Je ne comprends pas… M. le comte de Penanscoët m’a dit que vous vous appeliez Mlle Dourzen.

— Que signifie ?… Que signifie ?

Gwen jetait ces mots avec angoisse.

— … Vous dites… le comte de Penanscoët ? Mais c’est mon mari ! Il n’a pas pu vous dire cela !

Mevada eut un ironique sourire.

— Vous n’êtes pas la femme du comte Ivor de Penanscoët, que je sache ?

— Le comte Ivor ?… Ivor ?

Ce cri de stupéfaction retentit à travers la grande chambre. Gwen, penchée hors du lit, attachait sur la femme un regard où la stupéfaction se mêlait à l’épouvante.

— … Mais il est… il est prisonnier !

— Je ne le crois pas, car il était ici hier soir.

— Ici ?… ici ? Mais alors… Dougual, mon mari ?

— Voici ce que M. de Penanscoët m’a chargée de vous remettre. Sans doute vous donne-t-il les explications nécessaires.

Et Mevada lui tendit une enveloppe blanche. Puis elle sortit de son pas silencieux.

Gwen déchira l’enveloppe et lut :

« Vous êtes ma prisonnière, Gwen. Je vous tiens désormais en mon pouvoir, vous qui avez fait échouer mon plan magnifique, vous, aimée de ce Dougual que je hais maintenant autant que je l’ai aimé, quand je le croyais mon fils. Après votre mère, vous connaîtrez ce que ce mot « haine » signifie pour un homme comme moi. Je vous enferme à Ti-Carrec, sous la surveillance de Willy, votre frère — car je pense que vous n’ignorez pas que Varvara fut sa mère ? Et il vous a en exécration presque autant que moi-même. C’est vous dire que je puis compter sur un pareil geôlier pour exécuter strictement mes instructions et vous faire payer cher quelques moments de bonheur.

« Votre tuteur et votre excellente cousine Blanche Dourzen, qui vous aime plus que jamais, seront là pour donner apparence de légalité à l’internement de la pupille rebelle, de la mineure coupable, enlevée au mépris de toutes les lois divines et humaines par Dougual de Penanscoët. Car n’oubliez pas qu’aux yeux de la loi vous êtes toujours Mlle Dourzen.

« À Ti-Carrec, vous ne serez pas enfermée sous verrous. Il vous sera permis de vous promener sur la lande. Mais qu’il ne vous prenne pas fantaisie de vous enfuir, car, écoutez ceci : je tiens en mon pouvoir votre fils et une tentative de fuite serait l’arrêt de mort de l’enfant. »


Un cri s’étouffa dans la gorge de Gwen.

— Mon petit !… Mon petit !… Oh !… mais Dougual, alors ?… Dougual ?

Elle reporta ses yeux sur le papier que tenaient ses mains crispées et continua de lire :


« Au reste, vous n’avez aucun secours à attendre, car, en même temps que nous vous enlevions, vous et l’enfant, j’ai poignardé Dougual. »

Cette fois, ce fut un cri d’horreur qui sortit des lèvres de Gwen.

— Dougual !… Ô mon Dieu !… Dougual !

Pendant un moment, elle défaillit. Puis la vie revint en elle et en même temps cette pensée :

« Peut-être n’est-ce qu’un mensonge du misérable ? Mais comment savoir ? »

Oui, comment ? Si vraiment il tenait le petit Armaël en son pouvoir, toute tentative de sa part serait peut-être le signal du meurtre de l’enfant. Car elle était assurée qu’Ivor ne reculait devant aucun crime.

— Seigneur !… Seigneur, que faire ? dit-elle en joignant ses mains glacées.

Elle se laissa glisser à bas du lit, se chaussa avec peine, car elle était très faible. Elle était encore vêtue de la robe d’intérieur en crêpe de Chine blanc qu’elle portait le soir de son enlèvement, sur cette terrasse où Dougual et elle causaient, dans la tiédeur de la nuit, face au lac. D’un pas chancelant, elle alla jusqu’au vieux prie-Dieu de chêne recouvert d’une tapisserie fanée et s’y agenouilla. La tête entre ses mains, le corps frémissant, elle jeta mentalement un grand cri d’appel désespéré vers le Tout-Puissant. Dans son cerveau, dans son cœur, tout était détresse, désespoir. Elle était aux mains du plus terrible, du plus implacable des ennemis. Avant d’avoir pu réfléchir à sa situation, elle sentait que, pour échapper aux filets d’un tel oiseleur, il fallait élever son espérance bien plus haut que les secours humains, car le démoniaque tourmenteur de Varvara n’aurait pas plus de pitié pour la fille qu’il n’en avait eu pour la mère.

Un coup fut frappé à la porte. Sans attendre la réponse, Mevada entra. Elle portait sur un vieux plateau de laque les éléments d’un petit déjeuner.

M. de Penanscoët est-il ici ? demanda Gwen.

— Non, il n’y a que M. Willy.

— Où est-il en ce moment ?

— Dans la salle à manger.

Tout en parlant, Mevada posait le plateau sur une table. Elle dit en jetant vers le visage altéré de la jeune femme un regard de sournoise malveillance :

— On vous procurera ce qu’il vous faut comme linge et vêtements. M. le comte doit envoyer cela ces jours-ci.

Comme si elle n’avait pas entendu, Gwen, qui s’était levée du prie-Dieu à l’entrée de la métisse, se dirigea vers la table et attira à elle une chaise ; puis elle s’assit, versa un peu de lait dans une tasse. Car il fallait, dans la terrible situation où elle se trouvait, que son cerveau restât lucide et son corps vigoureux.

Quand elle eut un peu mangé, elle fit sa toilette, se recoiffa à l’aide d’un peigne et d’une brosse ayant appartenu à sa mère, qu’elle trouva dans le tiroir de la table de toilette. Puis elle quitta la chambre, descendit le vieil escalier en se retenant à la rampe de bois, car la faiblesse, le malaise, suite de l’absorption du narcotique, n’étaient pas encore dissipés.