Tallandier (p. 137-150).


VII


— Ah ! ces domestiques !… Ils me rendront folle !

En jetant cette exclamation, Mme Blanche Dourzen frappa du poing sur la table autour de laquelle venaient de s’asseoir, pour le déjeuner, son mari, Hervé, et ses filles, Rose et Laurette.

— Croiriez-vous que Mathurin m’a donné ses huit jours, en prétendant que je coupais d’eau son cidre !

— Eh ! maman, c’est que tu allais un peu fort ! Il a fini par s’en apercevoir, riposta Laurette avec son aigre petit rire habituel.

Blanche Dourzen leva les épaules.

— Allons donc ! Pour si peu d’eau que j’y mettais !… Qu’il aille donc chez le vieux M. de Chevignon, il verra ce qu’on lui donnera à boire !

— Il se garderait d’y entrer, la réputation d’avarice de M. de Chevignon étant bien établie dans le pays… Il faut espérer que son neveu ne tient pas de lui, car alors, ma pauvre Rose…

Et Laurette eut une grimace à l’adresse de sa sœur.

Rose était fiancée depuis huit jours à Émile de Chevignon, jeune propriétaire des environs, pourvu d’une large aisance.

À la réflexion de Laurette, la jeune personne riposta :

— Je ne me laisserais pas faire, ne crains rien ! Ce n’est pas pour me priver que je me marie.

À ce moment, Mme Dourzen prêta l’oreille.

— Une automobile vient de s’arrêter.

— Oui, c’est vrai, dit Laurette.

Elle se leva, passa dans la pièce voisine et souleva le rideau d’une fenêtre.

— Un monsieur descend… Il va sonner…

En effet, la sonnette se fit entendre. Mme Dourzen demanda :

— Tu ne connais pas ?…

— On dirait… je ne sais trop, car je ne l’ai jamais vu de près pendant son séjour ici… mais on dirait le comte de Penanscoët !

— Le comte de Penanscoët ! répéta Mme Dourzen d’un ton de stupéfaction.

— Ah ! bien, par exemple ! murmura Hervé, non moins ébahi.

Le domestique était allé ouvrir. Il introduisit le visiteur dans le salon et vint annoncer :

M. le comte de Penanscoët demande à voir Monsieur et Madame pour une communication importante.

Blanche se leva brusquement.

— Viens vite, Hervé !… Une communication importante ?… Qu’est que ça peut bien être ? Je ne savais pas qu’il fût au château…

Tout en parlant, elle s’approchait d’une glace et rectifiait une ondulation de ses cheveux qu’elle avait fait couper quelques mois auparavant.

— Vite, Laurette, va me chercher de la poudre.

Puis elle considéra avec satisfaction la robe d’intérieur couleur géranium qu’elle étrennait aujourd’hui.

— C’est une chance que Mme Le Moal me l’ait apportée hier !

— Mais tu as de vieilles pantoufles, maman, fit observer Rose.

— C’est vrai ! Cours vite me chercher autre chose, Rosette ! Toi, Hervé, va toujours au salon… Non, au fait, mieux vaut que nous y allions ensemble.

Bien qu’Hervé n’en comprît pas la raison, il attendit docilement que son impérieuse épouse eût chaussé d’élégants souliers et poudré copieusement son visage pour la suivre jusqu’au salon où attendait le visiteur, assis près d’une fenêtre.

À leur entrée, Ivor de Penanscoët se leva et leur tendit la main.

— Je ne vous savais pas à Kermazenc ! dit Blanche avec son plus gracieux sourire. Combien c’est aimable à vous de ne pas nous oublier !

— Je suis venu en Bretagne exclusivement pour vous entretenir d’un sujet qui vous intéresse autant que moi.

— Ah ! vraiment ?… Quel sujet ?… Mais asseyez-vous, je vous en prie.

Ivor reprit son siège, tandis qu’Hervé et sa femme s’asseyaient en face de lui. Les yeux de Blanche brillaient de curiosité, en s’attachant sur l’impassible visage de M. de Penanscoët.

— Vous n’avez jamais su ce qu’était devenue votre jeune parente, Gwen Dourzen ?

À cette question, Mme Dourzen laissa voir quelque surprise, tout en répondant :

— Jamais.

— Qu’avez-vous supposé ?

— Mais qu’elle avait suivi quelqu’un. Je me demande qui, par exemple ! Il faut que ce soit un homme étranger au pays…

Ivor eut un rictus sardonique.

— Vous étiez près de la vérité… La belle Gwen a été enlevée en avion par Dougual de Penanscoët et transportée à Pavala.

Blanche et Hervé eurent une violente exclamation. Mais tandis que la surprise rendait muet ce dernier, Mme Dourzen s’écriait avec un accent de triomphe :

— Ah ! la misérable petite créature ! Je l’avais bien dit qu’elle finirait ainsi, avec une mère comme la sienne…

— Mais… mais, objecta M. Dourzen, comment votre fils l’avait-il connue ?

M. de Penanscoët rit sourdement.

— Vous souvenez-vous de cette mystérieuse Hindoue que nous vîmes passer au bras de Dougual, le jour de la fête masquée ? De cette Hindoue qui excita si vivement les curiosités et qui disparut presque aussitôt ?

— Oui… oui !

— Eh bien ! c’était votre pupille.

— Gwen ?… Mais c’est impossible ! Comment serait-elle venue ?… Et où se serait-elle procuré ce costume ?

— Je l’ignore. Dougual ne m’a donné aucun détail à ce sujet. Je sais seulement qu’elle avait fait sur lui dès ce soir-là une impression assez forte pour qu’il eût presque aussitôt décidé de l’enlever. Elle a vécu depuis lors à Pavala, où elle a mis un enfant au monde…

Mme Dourzen leva les bras au plafond.

— Un enfant !… Ah ! c’est du joli !

Ivor de Penanscoët poursuivit de sa voix nette et glacée :

— Je pensais que ce nouveau caprice de mon fils serait aussi éphémère que les précédents. Mais il dure encore et cela gêne les projets que j’avais conçu pour lui. En outre, cette jeune personne me déplaît beaucoup…

— Ah ! que je vous comprends ! s’exclama Blanche avec ardeur.

— Oui, vous ne l’avez pas en grande sympathie non plus ? Et elle vous le rend bien, croyez-le ! Je sais qu’elle a fait de vous, à Dougual, le plus abominable portrait.

Le sang monta au visage de Blanche.

— Est-ce possible ? Le petit monstre ! Moi qui l’ai recueillie, nourrie, habillée !… Ah ! comme je voyais clair, quand j’éprouvais tant de répugnance à la recevoir sous notre toit après la mort de sa mère, cette aventurière, cette créature qui a perdu le pauvre Armaël !

— Oui, votre instinct était bon, madame. La fille ne vaut pas mieux que la mère, et ce n’est pas peu dire !

— Est-ce que vous sauriez quelque chose de particulier sur cette Varvara ? s’écria vivement Mme Dourzen.

— Je sais qu’elle était une créature vile entre toutes. C’est pourquoi, retrouvant en sa fille la même perversité, j’ai voulu la faire disparaître de la vie de mon fils. J’aurais pu, une fois en France, m’adresser à la police et remettre la jeune personne entre ses mains, puisqu’elle est une mineure échappée à l’autorité de son tuteur, car il ne fait pas de doute qu’elle a cédé de plein gré à la volonté de Dougual. Mais je ne pouvais admettre d’agir ainsi pour une femme portant le nom de Dourzen, si indigne qu’elle fût. En outre, je considérais qu’il me fallait prendre votre avis, puisque vous êtes son tuteur. C’est pourquoi j’ai voulu venir vous entretenir à son sujet, avant de mettre à exécution ce que j’ai décidé afin qu’elle soit tenue en surveillance, ainsi qu’il convient, du moins jusqu’à sa majorité. Car, si nous n’y mettions ordre, elle continuerait de déshonorer la famille, après avoir si bien commencé.

Blanche appuya charitablement sur ce pronostic :

— Ce n’est que trop certain ! Ah ! les bras m’en tombent de ce que vous me racontez là ! Quelle histoire !… Quelle histoire !… Et alors, qu’avez-vous fait d’elle ?

— Que vais-je en faire, plutôt ? Voici. Sa maison de la lande n’est toujours pas habitée ?

— Non. Jamais nous n’avons trouvé à la louer.

— Bien. Demain, je l’amènerai là et je l’y laisserai, prisonnière en quelque sorte.

— Prisonnière ? dit Hervé avec effarement.

— Oui. Songez, mon cher, que vous auriez le droit de la faire enfermer jusqu’à sa majorité. Elle devra s’estimer trop heureuse que, par égard pour le nom qu’elle porte légalement, vous vous contentiez de lui infliger ce demi-internement, dans une demeure qui est la sienne.

— Mais elle n’y restera pas ! objecta Mme Dourzen. Elle fera savoir à votre fils où elle est…

— Elle y restera, et elle ne fera rien savoir du tout à Dougual. Je tiens son enfant en mon pouvoir ; par lui, je la tiens elle-même. En outre, je mettrai près d’elle une femme dont je suis sûr. Puis elle sera sous la surveillance constante de son frère, qui ne permettra pas qu’elle s’écarte en rien de l’existence que nous lui aurons tracée pour son expiation.

— Son frère ? dit Blanche en ouvrant des yeux stupéfaits.

— Oui, son frère… un fils que Varvara Tepnine avait eu avant son mariage avec Armaël… un fils dont je suis le père, car moi aussi j’ai été, comme Dougual, épris pendant un peu de temps de la pire intrigante, de la plus dangereuse séductrice. Voilà pourquoi je puis vous dire en connaissance de cause ce que valait Varvara. Et, malheureusement, j’ai pu me convaincre que nous devons dire en toute vérité : « Telle mère, telle fille. »

— Seigneur !… j’en suis abasourdie !

Hervé, lui, demeurait sans parole, son regard ahuri attaché sur l’impénétrable physionomie d’Ivor.

M. de Penanscoët poursuivit :

— Tout ce que j’ai pu dire à Dougual pour qu’il se sépare volontairement de cette Gwen s’est heurté à l’obstination la plus complète. Cependant, je crois son caprice au déclin et, lorsqu’il ne verra plus près de lui l’enchanteresse, il l’oubliera vite.

— Tout de même, il se doutera bien que c’est vous…

— Non, car il est en ce moment très malade et, quand il sera mieux, il acceptera plus facilement le conte que je lui ferai pour expliquer l’absence de la jeune personne.

Hervé Dourzen et sa femme étaient d’esprit trop borné et cette dernière, en outre, trop aveuglée par sa haineuse malveillance pour s’apercevoir des singularités qui existaient dans les explications de M. de Penanscoët.

Celui-ci poursuivit :

— Voilà donc, je le répète, ce que j’ai imaginé pour elle comme châtiment : un demi-emprisonnement à Ti-Carrec, sous la garde constante de Mevada, une métisse en qui j’ai toute confiance, et sous la surveillance de mon fils Willy, qui a pour sa sœur une particulière antipathie. Elle n’aura aucun argent à sa disposition et il lui sera permis seulement de se promener sur la lande, en compagnie de Mevada. Un boy chinois sera chargé de faire les commissions. Tous les frais seront naturellement payés par moi. Il ne reste plus maintenant qu’à savoir si j’ai l’autorisation de son tuteur ?

La question s’adressait à Hervé, mais M. de Penanscoët regardait Blanche, Ce fut celle-ci qui répondit avec ardeur :

— Mais je crois bien, qu’il autorise ! C’est un sort encore trop doux pour une misérable fille comme elle !

Hervé, ahuri et visiblement fort perplexe, balbutia :

— Mais je… Il me semble que… Je ne sais si j’ai le droit…

— Comment, si tu as le droit ?… Cette fille, ta pupille, s’est enfuie de chez toi pour suivre un jeune homme, et tu demandes si tu as le droit de la tenir enfermée jusqu’à sa majorité ? C’est un peu fort !

— Oui, vraiment, c’est là un scrupule mal placé, mon cher Dourzen, ajouta Ivor de Penanscoët. La jeune personne n’en vaut pas la peine, je vous l’affirme.

— Certes, certes ! appuya Mme Dourzen. Mais que dirons-nous, pour expliquer son retour à Ti-Carrec, avec cette femme étrangère ?

— Mais vous n’expliquerez rien du tout ! La lande est presque toujours déserte et en particulier du côté de Ti-Carrec. Comme, malgré tout, on s’apercevra que la maison est habitée, ne serait-ce qu’à cause des lumières, vous direz que vous avez trouvé à louer à des étrangers.

Blanche hocha la tête.

— C’est que je me méfie de cette Gwen ! Elle peut s’enfuir, ou tout au moins aller se promener aux alentours, où on la reconnaîtra.

— Non, elle n’ira pas ; je prendrai des mesures pour cela… Allons, est-ce entendu ? Demain, je l’amène à Ti-Carrec…

— Demain ? Mais c’est impossible ! La maison est fermée depuis longtemps, rien n’est prêt…

— Ne vous inquiétez pas de cela. Donnez-moi seulement la clef, c’est tout ce qu’il me faut… Ah ! une recommandation ! Ne parlez à personne de ma visite chez vous, car je ne tiens pas à ce que mon fils sache, plus tard, que je me suis mêlé de cette affaire.

— Mais le domestique vous a vu.

— Est-il du pays ?

— Non, il est de Lannion et la cuisinière aussi.

— Alors, ils ne me connaissent pas. Recommandez la discrétion à vos filles, au sujet de la présence de Gwen à Ti-Carrec…

— Oh ! il n’y a rien à craindre !… Mais pensez-vous que je devrai aller voir parfois cette créature ? Quelque pénible que me sera sa vue, je le ferai par devoir.

— Évidemment, ce sera une bonne chose d’aller exercer là-bas de temps à autre votre surveillance… Et maintenant, je vous quitte pour reprendre la route de Paris. Gwen se trouve dans les environs de la capitale, bien gardée par des gens sûrs. Demain, je la ramènerai dans ma voiture… Ah ! encore une recommandation ! Dites-lui, comme je le lui dirai moi-même, que Dougual est mort, mystérieusement assassiné. C’est préférable.

Sur ces mots, Ivor se leva.

— Je vais vous chercher la clef de Ti-Carrec, dit Blanche.

Quelques minutes plus tard, Ivor de Penanscoët remontait dans la voiture qui l’attendait. Blanche se tourna vers son mari qui restait immobile à l’entrée du vestibule, la mine abasourdie.

— Eh bien ! en voilà une affaire ! dit-elle, la voix assourdie, mais le regard triomphant. Quand je te le prédisais que nous verrions de belles choses, avec cette petite-là !

Par la porte entrouverte de la salle à manger Laurette montra sa figure frémissante de curiosité.

— Qu’y a-t-il, maman ?

— Ah ! c’est une histoire ! Mais tout à l’heure je vous dirai cela, mes petites.

D’un coup d’œil, Mme Dourzen désignait la cuisine.

— Déjeunons d’abord… et puis nous parlerons à loisir de cette affaire.

Le déjeuner fut prestement expédié. Rose et Laurette, talonnées par le désir de connaître le motif de cette visite, ne tenaient pas en place, et Mme Dourzen n’était pas moins pressée de parler. Quant à Hervé, visiblement, il n’était pas encore revenu de la surprise que lui avait causée cet entretien avec Ivor de Penanscoët.

— Allons dans ma chambre, dit Blanche. Nous y serons plus tranquilles, à cause des domestiques. Et souvenez-vous bien, mes petites, que vous ne devez parler à personne de ce que je vais vous apprendre.

Cette recommandation n’était pas pour diminuer la curiosité des demoiselles Dourzen. Elles suivirent leur mère au premier étage, tandis qu’Hervé s’en allait fumer dans le jardin.

Les jeunes personnes jetèrent de beaux cris, en écoutant le récit de leur mère, agrémenté de commentaires variés. Mais ce qui les frappa le plus, ce fut d’apprendre que cette mystérieuse Hindoue, qui avait si fort intrigué les hôtes de Penanscoët, le jour du bal masqué, était Gwen.

— Gwen, la Cendrillon de Coatbez !

— Ça, c’est invraisemblable ! déclara Rose. Où aurait-elle pris ce costume ?

— Je ne puis me l’expliquer non plus ! dit Mme Dourzen. Cependant, M. de Penanscoët l’affirme absolument.

— Voyons, c’est fou !… Elle ne quittait jamais la maison, si ce n’est pour aller de temps à autre au village. Et ce n’est pas là où elle aurait trouvé un costume de ce genre. Et puis, avec quoi l’aurait-elle payé ?

— Je te concède que c’est là le plus complet mystère ! Mais enfin, il faut bien admettre ce que nous dit M. de Penanscoët, car il n’a pas été inventer cela !

— Quelle odieuse petite créature ! dit Rose d’un ton de vertueux mépris. Ah ! elle n’aura pas volé la punition que lui inflige M. de Penanscoët.

Pendant longtemps encore, la mère et les filles épiloguèrent sur ce sujet palpitant, dans lequel se complaisait leur malveillance à l’égard de Gwen. Mais toujours revenait cette question, insoluble pour elles :

— Comment s’est-elle procuré ce costume hindou ?

Car jamais elles n’avaient soupçonné les relations existant entre Mlle Herminie et Gwen.