Tallandier (p. 127-135).


VI


La villa Clelia se trouvait située au milieu d’admirables jardins. De ses terrasses du premier étage, la vue s’étendait sur le golfe de Naples et l’on pouvait contempler le Vésuve, qui témoignait à cette époque d’une recrudescence d’activité.

Dans cette demeure enchantée, Dougual et Gwen passèrent un mois d’enivrant bonheur. Ils s’aimaient d’autant plus qu’ils s’étaient crus perdus l’un pour l’autre. Pendant ce temps, ils ne prononcèrent pas une seule fois le nom d’Ivor de Penanscoët. Gwen essayait d’oublier l’être odieux. Dougual en écartait aussi mo­mentanément sa pensée. Il serait temps d’y songer quand, dans peu de temps, il regagne­rait Pavala. Alors se poursuivrait son œuvre de justice.

Mais, un soir, son courrier lui apporta une lettre de Mobassa, le dignitaire malais qui exerçait les fonctions de Premier ministre et lui était entièrement dévoué. Elle contenait deux nouvelles dont l’une le fit sursauter et pâlir, quel que fût son empire sur lui-même.

Mobassa l’informait qu’Appadjy avait été trouvé mort dans sa prison. Il avait dû absorber un poison qu’il portait sur lui. Puis, trois jours plus tard, on avait trouvé vide le cachot du comte de Penanscoët. Un de ses geôliers avait disparu avec lui. On avait reconnu au-dehors des traces de leurs pas et de ceux d’un troisième individu. Ils avaient dû quitter Pavala par les airs, car un avion manquait et les deux gardiens du parc d’aviation avaient été trouvés égorgés.

C’était là une terrible nouvelle, car Ivor de Penanscoët, libre, ne pouvait avoir qu’un désir : se venger de son neveu, à quelque prix que ce fût.

Dougual n’en dit mot à sa femme, afin de lui épargner, du moins, l’inquiétude de tous les instants qui serait maintenant la sienne, à lui, connaissant toute l’étendue du péril. Mais il résolut de regagner aussitôt Pavala, où il jugeait pouvoir mieux se défendre contre le misérable assassin de son père et de Varvara Dourzen.

Il donna comme prétexte à Gwen des affaires qui l’appelaient dans sa principauté asiatique. Bien que regrettant de quitter les enchantements de cette demeure, la jeune femme ne fit pas d’objections. Elle n’avait d’ailleurs gardé qu’un bon souvenir du merveilleux palais et des jardins féeriques du rajah Han-Kaï. Et puis, pour qu’elle fût heureuse, il lui suffisait de vivre près de Dougual, dans n’importe quel lieu de la terre.

À Pavala, le rajah reprit l’enquête déjà faite par Mobassa et recueillit quelques nouveaux indices, entre autres celui-ci : un Dayak, qui venait vendre des peaux de bêtes sauvages tuées par lui, déclara avoir rencontré aux environs de la résidence princière, précisément dans la nuit où s’enfuit M. de Penanscoët, un jeune homme qui, d’après le signalement donné par lui, devait être Willy. Ceci confirma un soupçon déjà conçu auparavant par Dougual, qu’Ivor de Penanscoët avait été délivré avec la complicité de son fils. Et tous deux, maintenant, allaient s’unir pour la vengeance.

Cette inquiétude ne put qu’assombrir encore l’existence de Dougual. Quoi qu’il fît pour cacher ses préoccupations à sa femme, celle-ci était trop aimante et trop finement observatrice pour ne pas s’en apercevoir. Mais elle les attribuait au regret qu’il avait de n’avoir pu poursuivre le grand rêve d’ambition pour lequel on l’avait élevé.

Il y avait eu, de-ci de-là, en Inde et en Chine, quelques soulèvements. Le mot d’ordre et la direction suprême manquant, ils étaient restés isolés et sans lendemain. L’immense mouvement audacieusement organisé par Ivor et Appadjy avait sombré tout près du port, par la volonté de Dougual.

Mme de Penanscoët, qu’il avait instruite de la fuite de son mari, lui répondit en déplorant « cet épouvantable malheur, car, ajoutait-elle, vous avez là tous deux l’ennemi le plus acharné, le plus implacable qui se puisse concevoir et dont vous aurez tout à craindre tant qu’il lui restera les moyens de vous nuire. »

Dougual n’en était, lui aussi, que trop certain et faisait exercer une surveillance sévère autour du palais et dans la petite capitale. Tout individu suspect était saisi, incarcéré, soumis à un interrogatoire auquel ne manquaient pas les moyens d’intimidation. En outre, à l’étranger, Dougual entretenait des agents chargés de retrouver les traces d’Ivor et de Willy. Mais au bout d’une dizaine de mois après leur disparition, ceux-ci demeuraient toujours introuvables.

Dougual, parfois, se demandait : « Sont-ils encore vivants ? N’ont-ils pas péri dans quelque accident et, s’ils n’avaient sur eux rien qui indiquât leur identité, n’ont-ils pas été mis au nombre des morts anonymes ? »

Mais il n’osait entretenir ce bienheureux espoir, car il connaissait assez la ruse, la souple ténacité d’Ivor pour penser que la bête fauve se terrait dans quelque antre secret, jusqu’à l’instant favorable où elle chercherait à saisit sa proie.

Gwen avait mis au monde un fils, qui avait été appelé Armaël, du nom de son grand-père maternel. Tandis qu’elle jouissait pleinement de ce nouveau bonheur, Dougual, lui, songeait : « Si ce misérable vit encore, il aura maintenant deux victimes de choix pour se venger. »

Au bout de trois mois, la santé de l’enfant commença de donner quelques inquiétudes. Le climat tropical, bien qu’atténué à Pavala qui se trouvait à une certaine altitude dans l’intérieur, l’éprouvait visiblement. Le médecin conseilla un prompt départ et, après délibération, Dougual décida de s’installer en Suisse, sur les bords du lac de Genève.

Dix jours plus tard, il se trouvait avec sa femme et son fils dans un hôtel d’Ouchy. De là, il chercha aux alentours une résidence et, bientôt, entra en possession d’une vaste et superbe propriété, appelée le château Ipanof, du nom de son précédent propriétaire, un Russe ruiné par le bolchevisme.

Ils s’y installèrent confortablement, mais sans le faste princier dont s’entourait à l’ordinaire Dougual. Celui-ci voulait éviter d’attirer trop vivement l’attention, tout en craignant qu’une telle précaution fût bien inutile avec un homme comme Ivor, qui avait dû s’arranger pour avoir un ou plusieurs espions dans Pavala et par conséquent devait être instruit de son départ. En outre, le jeune comte de Penanscoët — car il avait pris le titre qui lui revenait comme étant le fils aîné de Riec, frère aîné d’Ivor — avait organisé un système de surveillance très discret autour de sa femme et de son fils, en y employant des serviteurs dont il était absolument sûr. Mais, en dépit de ces précautions, l’inquiétude ne l’abandonnait pas et enveloppait d’amertume le bonheur dont il jouissait près de Gwen.

En outre, privé d’activité, car il voulait s’éloigner le moins possible de sa femme et de son fils, quelles que fussent les précautions prises pour les préserver, il sentait l’ennui s’appesantir sur lui. Gwen s’en apercevait et lui disait :

— Pourquoi ne pas adopter un autre genre d’existence ? Tu étais habitué à voyager, à mener une vie mondaine pendant tes séjours en Europe, à pratiquer tous les sports dans les différentes parties du monde où te conduisait ton caprice. Allons où tu voudras, mon cher Dougual, n’importe où, je te suivrai avec joie, tu le sais bien.

Ne voulant pas lui avouer le véritable motif qui lui faisait choisir cette existence contraire à ses habitudes et à ses goûts, il répondait :

— Mais je suis fort bien ainsi, ma bien-aimée, entre toi et notre petit Armaël ; je ne désire rien de plus.

Gwen, soucieuse, hochait la tête en répliquant :

— Je suis sûre que tu regrettes l’existence pour laquelle tu avais été préparé, cette domination, cet empire sur le monde asiatique qui devait faire de toi une demi-divinité.

Il répliquait avec force :

— Tu te trompes, Gwen… je t’affirme que tu te trompes. Dire que tout d’abord je n’ai pas eu de regrets serait mentir. Mais, maintenant, je n’y songe plus.

Et il pensait :

« Ah ! si je voyais cet homme, ce monstre, mort devant moi, ce poids qui m’oppresse tomberait aussitôt, et je saurais me faire l’existence qu’il faut à une nature telle que la mienne, sans véritable regret pour le rêve qu’Ivor et Appadjy ont fait luire à mes yeux. »

Il se tenait en correspondance suivie avec sa tante, à laquelle il confiait toutes ses craintes. Un soir, il reçut d’elle une lettre où elle l’informait qu’elle allait, en compagnie de ses fidèles serviteurs, Ajamil et Sanda, s’embarquer pour l’Europe, et qu’elle comptait passer quelques mois près de ses neveux.

Gwen, quand son mari lui fit part de cette nouvelle, témoigna d’un vif contentement. Elle avait gardé le meilleur souvenir de la belle Nouhourmal, un peu étrange, un peu énigmatique, mais qui avait préservé secrètement la jeune femme, menacée par Ivor de Penanscoët.

— Elle fera la connaissance de notre petit Armaël. Dit-elle si elle viendra par mer ou par l’air ?

— Elle ne semble pas encore très fixée. Mais elle doit câbler la date de son départ et sans doute nous indiquera-t-elle en même temps si elle choisit le yacht ou l’avion.

Dougual et Gwen s’entretenaient ainsi sur une terrasse qui donnait sur le lac. Cette soirée de septembre était chaude, presque sans brise. Deux lampes électriques étaient allumées, éclairant les deux époux assis l’un près de l’autre sur un petit canapé de rotin garni de coussins. Au-delà, où n’atteignait pas le reflet des lumières, c’étaient les ténèbres profondes d’une nuit orageuse, sans lune.

— Tu n’as pas sommeil, Gwen ? Tu ne veux pas rentrer encore ? demanda Dougual en appuyant son visage contre celui de la jeune femme incliné sur son épaule.

— Non, mon ami, je suis très bien ici. Je…

Deux corps souples bondirent sur la terrasse. Avant que les deux jeunes gens eussent pu faire un mouvement, une lame était enfoncée dans le dos de Dougual. Avec un sourd gémissement, le jeune comte s’affaissa, Gwen, brusquement saisie par des bras vigoureux, était immobilisée, bâillonnée avec une dextérité sans pareille. Après quoi, l’homme qui l’avait attaquée l’emportait et, suivi de son compagnon, gagnait le petit débarcadère où s’amarraient les légers bateaux dont se servait Dougual pour promener sa femme et son fils sur le lac. La jeune femme fut étendue dans une barque où s’installèrent les deux agresseurs, dont l’un prit les rames. Et, sans bruit, le canot quitta la rive, tandis que, sur la terrasse, les serviteurs qui avaient entendu le gémissement de Dougual accouraient et trouvaient leur maître à terre, dans une flaque de sang.