Tallandier (p. 119-125).


V


Assis côte à côte, dans une salle du palais du Dragon d’Or, M. de Penanscoët et le brahmane s’entretenaient à mi-voix. Le comte disait :

— Willy n’a rien pu savoir de positif. Mais il est persuadé que Dougual, cherchant le meilleur lieu pour la cacher, n’a pu trouver mieux que Kermazenc — précisément parce que c’est là que personne n’aurait l’idée de l’aller chercher, pour plusieurs raisons dont la principale est que son tuteur habite à côté.

— Le raisonnement n’est pas mauvais et prouve que le garçon a de la subtilité. Il nous sera facile d’envoyer là-bas quelqu’un pour nous assurer qu’il a bien deviné.

— Et, dans ce cas, je fais enlever la jeune personne, je la cloître en un lieu sûr où un beau jour elle disparaît en douceur de ce monde.

Appadjy hocha la tête.

— C’est fort désagréable, toute cette histoire-là. Avec les soupçons qu’il peut avoir déjà, Dougual ne doutera pas un instant d’où vient ce coup.

— J’attendrai, pour l’exécuter, qu’il soit dans tout l’enivrement de son triomphe. Alors, le souvenir de cette belle Gwen lui sera moins présent.

À cet instant, une lourde portière de brocart violet fut soulevée et Ajamil annonça :

— Sa Hautesse Han-Kaï.

Dougual entra. Il avait son habituelle physionomie impénétrable ; mais le regard dirigé dès l’entrée vers le comte brûlait de haine contenue.

— Ah ! te voilà, mon cher ami ! dit M. de Penanscoët. Nous allons donc pouvoir convenir de nos derniers arrangements…

— Il n’y a plus d’arrangements… Je refuse de me prêter à vos desseins.

Les deux hommes sursautèrent. Ivor bondit de son siège en s’écriant :

— Tu dis ?… Répète ?

Il s’approchait du jeune homme, étendait sa main pour lui saisir le bras. Mais Dougual le repoussa violemment.

— Ne me touchez pas, meurtrier de mon père !… Car je suis le fils de Riec, et non le vôtre, grâce au Ciel !

— Le fils de Riec ? bégaya Ivor.

— Demandez à votre ami Appadjy… Oui, Appadjy, avoue que le petit Dougual étant mort, tu lui as, de concert avec Nouhourmal, substitué Ivor, le fils de Riec et de Priamvara ?

Après une courte hésitation, le brahmane dit résolument :

— Eh bien ! je l’avoue ! Nouhourmal était au désespoir, craignant de perdre l’amour de son mari, et la chose me paraissait de peu d’importance…

— De peu d’importance ? Me tromper ainsi ? Vous jouer de moi ?

Une violente fureur luisait dans le regard du comte.

— … Et cet autre qui vient me jeter à la face une accusation…

— Une accusation ?… J’ai aussi à vous parler de la mort de Varvara Dourzen, Ivor de Penanscoët !… des souffrances morales que vous aviez infligées auparavant à cette malheureuse et à combien d’autres !… de votre tentative de meurtre contre Gwen ! Vous êtes un misérable, digne des pires châtiments !

— Voilà, en vérité, de belles paroles !

Ivor, la tête dressée, toisait son neveu avec arrogance.

— … Mais il faudrait des preuves… Riec est mort d’un arrêt du cœur…

— Tiens ! comme la tante de Mlle Tepnine, sa seule protectrice. Et le fait s’est produit très opportunément pour que la pauvre Varvara fût à votre discrétion.

Ivor eut un tressaillement et jeta vers son neveu un regard haineux.

— Où as-tu été ramasser toutes ces vieilles histoires ? La pauvre Varvara, comme tu dis, ne valait pas grand-chose, et…

— Assez ! Ne cherchez pas encore à salir la mémoire de vos victimes… Des preuves, dites-vous ? Que m’importe, puisque j’ai la certitude absolue de vos crimes. Aussi vous les ferais-je expier comme ils le méritent… Et toi aussi, Appadjy, qui fus son complice en bien des choses, tu seras puni.

À ses lèvres, Dougual porta son sifflet d’or. Aussitôt, plusieurs soldats malais bondirent dans la pièce, se saisirent des deux hommes, les lièrent en dépit de leur résistance. Puis ils les emmenèrent. Avant de franchir le seuil, Ivor tourna vers son neveu un visage convulsé par la rage et dit sourdement :

— Prends garde à toi, si jamais je puis me venger !

Dédaignant de riposter, Dougual quitta la pièce. Il rentra dans son palais et donna l’ordre qu’on lui envoyât Willy. Mais, au bout d’un certain temps, Wou revint en annonçant qu’on ne le trouvait nulle part.

Et introuvable encore il demeura les jours suivants. Dougual fit faire des recherches dans tout le pays environnant, sans obtenir de résultats. Il en conclut que Willy avait dû s’enfuir dans la forêt où un hasard seul pouvait le faire découvrir. Ainsi donc, il s’avouait coupable d’avoir trahi son maître.

Dougual donna l’ordre qu’on continuât de le rechercher, en promettant une récompense à ceux qui donneraient quelque indication utile. Puis il s’occupa de régler rapidement les plus pressantes affaires, envoya des messages aux chefs du mouvement pour annoncer son désistement. Après quoi, il partit pour gagner Kermazenc.

Sa lettre était déjà venue apporter le bonheur à Gwen. La jeune femme ne pouvait se lasser de relire ces mots : « Je ne suis pas le fils de cet homme… Mon père était son frère Riec, qu’il fit mourir, comme ta pauvre mère. »

Ainsi, il était donc fini, l’affreux cauchemar de ces derniers jours ! Elle allait revoir Dougual et rien ne les séparerait plus désormais…

Non, rien, puisqu’il lui annonçait même l’abandon de ses ambitieux projets de souveraineté.

Il arriva un soir chez Mlle Herminie, au moment où celle-ci et Gwen commençaient de dîner. Quand il eut raconté les révélations de Nouhourmal et l’arrestation d’Ivor et d’Appadjy, la vieille demoiselle, qui jubilait visiblement, s’exclama :

— Vous faites concurrence tous deux, par vos aventures, aux Dourzen et aux Penanscoët du temps passé ! Mais à votre place, monsieur, je n’aurais pas laissé la vie à ce monstre !

— La mort est parfois plus douce que certaine prison, mademoiselle, répondit Dougual.

— Oui, mais on peut s’échapper de la prison.

— J’ai pris mes précautions pour qu’il n’en soit pas ainsi.

Dougual apprit ensuite à sa femme qu’il avait l’intention d’aller passer avec elle quelque temps dans une villa lui appartenant, aux environs de Naples. Après quoi, ils regagneraient tous deux Pavala.

— Je continuerai d’exercer la souveraineté dans cette petite sphère, ajouta-t-il. J’avais rêvé — ou plutôt on m’avait fait rêver de régner sur des millions d’hommes et je me contenterai de gouverner quelques milliers de Malais et de Dayaks.

— Quel dommage !… s’écria Mlle Herminie. C’était un destin magnifique ! Vous auriez été aussi célèbre que les conquérants d’autrefois, les grands souverains asiatiques. À votre place, le renoncement m’aurait été difficile !

— Qui vous dit qu’il ne l’est pas ! répliqua Gwen.

Elle regardait avec une inquiète tendresse la physionomie un peu altière de son mari. Dougual lui sourit en secouant légèrement la tête.

— Il l’est, en effet, mais moins que je ne l’aurais cru. À la réflexion, je vois vers quel avenir de folle ambition m’entraînaient ces deux hommes. Je trouverai d’autres buts à mon activité. Les alentours de Pavala regorgent de richesses minérales et forestières. J’établirai là des industries pour lesquelles la main-d’œuvre ne me manquera pas.

— Et vous deviendrez l’homme le plus riche du monde, dit en riant Mlle Herminie.

— J’en serai en tout cas le plus heureux, avec ma chère Gwen, répliqua Dougual.

Quand ses hôtes l’eurent quittée pour gagner leur chambre, la vieille demoiselle appela Macha et lui dit avec un accent de triomphe :

— Eh bien ! elle n’a tout de même pas si mal tourné, l’aventure de Gwen ! N’ai-je pas eu raison d’envoyer cette belle Cendrillon au bal du Prince charmant ?

— Oui, cela s’est bien arrangé… Mais c’était tout de même risquer gros, mademoiselle !

— Bah ! qui ne risque rien n’a rien ! conclut gaiement Mlle Herminie.