Tallandier (p. 79-89).


II


« J’écris ceci pour toi, ma fille, afin que, si plus tard on accusait ta mère, tu saches exactement quelle fut sa part de torts dans la douloureuse aventure de sa vie, et quelles circonstances atténuantes elle peut revendiquer.

« Après que mon père, Platon Kyrilovitch Tepnine, propriétaire dans le gouvernement de Toula, eut été massacré par ses paysans, nous réussîmes, ma tante Nadia et moi, — non sans de terribles péripéties — à nous enfuir de Russie et à gagner les États-Unis, Nous échouâmes à New York. Quelques bijoux d’assez grand prix nous permirent de vivre pendant quelque temps. Mais je cherchai aussitôt une situation, entreprise difficile, car rien ne m’avait préparée à gagner ma vie.

« Je réussis enfin à trouver un emploi dans un banque étrangère, qui s’intitulait Banque indochinoise. Le directeur, bien que s’appelant William Dorlidge, avait un type asiatique assez prononcé, comme plusieurs de ses employés.

« Ce fut là que je vis pour la première fois Gordon Sheen.

« Du premier regard, il fit sur moi une impression ineffaçable. Oh ! ces yeux de Gordon !… Comment exprimer leur fascination sur moi ?

« Il venait comme client à la banque et je crois qu’il devait en outre être l’un des gros commanditaires de l’établissement, car il semblait y parler en maître.

« C’était un homme jeune, toujours vêtu avec la plus correcte élégance. Il y avait chez lui une distinction de race, une aisance de grand seigneur. Bien qu’il se dît américain, sa physionomie n’avait rien d’anglo-saxon. Elle donnait une certaine impression d’étrangeté, à cause du teint couleur de bronze pâle, des cheveux fauves et des yeux bleus — d’un bleu vif et brillant. Et cet homme était la séduction même — la plus diabolique séduction.

« Il réussit en quelques jours à s’introduire dans notre petit intérieur, il fit sur-le-champ la conquête de ma tante et, une semaine plus tard, demandait ma main.

« Je la lui accordai avec bonheur. Il dîna avec nous ce soir-là et fit apporter du champagne. Dans la nuit, ma tante fut prise d’un court malaise et mourut avant même qu’on eût le temps de chercher un médecin.

« J’étais si éprise de Gordon que j’éprouvai un chagrin modéré en perdant ainsi ma seule parente, dernier lien me rattachant au passé, et pour qui j’avais cependant une affection profonde.

« Dès le lendemain des funérailles, Gordon me conduisit devant un pasteur et nous fûmes mariés en présence de deux témoins amenés par mon fiancé.

« Il me conduisit dans une villa qu’il possédait aux environs de New York, sur le Sound. Et quelques jours plus tard, avec un froid cynisme, il m’apprenait que la cérémonie de notre mariage n’avait été qu’un simulacre. Le soi-disant pasteur était un homme à ses gages, qui avait joué ce rôle.

« Hélas ! j’étais si complètement dominée par lui que ma révolte fut faible, devant la révélation de cette odieuse comédie. Non, vraiment, je ne m’appartenais plus… je n’étais qu’une pauvre chose entre les mains d’un être pervers entre tous.

« Pervers… à quel point ! Pendant plusieurs années, il se plut à me torturer, savamment, par la jalousie. Des femmes, pour la plupart étrangères, étaient amenées chez lui, et il s’amusait à nous dresser les unes contre les autres comme des bêtes sauvages, ivres de fureur. Années atroces, dont le souvenir brûle encore mon âme ! Pauvre âme, que cet homme avait réduite à la pire misère et qu’il conduisait au désespoir !

« Mais quelles que fussent mes fautes, Dieu ne m’abandonnait pas. Il m’envoya enfin un tel sursaut d’horreur que mes chaînes morales tombèrent. J’éprouvai l’irrésistible désir de fuir, loin, le plus loin possible de celui que tout à coup je haïssais, après avoir si follement subi son infernale emprise. Une nuit, je quittai la villa, emportant mon fils — mon petit Willy dont, hélas ! la ressemblance physique avec son père s’avérait déjà si frappante.

« Je me réfugiai à New York, dans une maison meublée de prix modeste. J’avais emporté des bijoux dont je vendis quelques-uns. Mais je n’étais pas là depuis huit jours quand un matin, rentrant de chercher du travail, je ne retrouvai plus mon fils dans la chambre où je l’avais laissé.

« La tenancière de la maison meublée n’avait vu personne, ne s’était aperçue de rien. Je ne doutai pas un instant que Gordon n’eût découvert ma retraite et fait enlever l’enfant.

« Sans plus réfléchir, je retournai à la villa. Gordon y était. Je lui réclamai mon fils. Il me répondit que, ayant fui sa demeure, je ne le reverrais jamais. Alors je lui criai toute mon horreur, tout mon désespoir de l’existence qu’il m’avait faite. Il m’écoutait avec impassibilité, en souriant cyniquement. Quand je me tus, il me dit froidement :

« — Je vous chasse d’ici, Varvara Tepnine, et ne veux plus vous revoir, du moins pour le moment. Toutefois, je considère que vous m’appartenez toujours, et je vous interdis de vous unir, légitimement ou non, à un autre homme. Si vous enfreigniez cette défense, je saurais vous en punir, tôt ou tard.

« Sur ces mots, il s’éloigna. Accablée, à demi folle, je quittai cette maison maudite. Je fus malade pendant plusieurs jours et une de mes voisines, dans la pension de famille, vint me soigner. C’était une artiste lyrique. Quand je fus remise, je m’informai près d’elle au sujet d’une situation possible, car il me fallait sans tarder gagner ma vie. Elle offrit de me faire engager dans un petit théâtre de San Francisco, où elle-même devait chanter quelques semaines plus tard. J’acceptai et nous partîmes ensemble.

« Je restai deux ans dans cette ville et ce fut là qu’Armaël Dourzen me connut, au cours d’une escale.

« Il s’éprit de moi, demanda ma main. J’avais la plus sérieuse existence et une réputation irréprochable. J’appartenais à une famille digne de s’allier à celle de mon prétendant. Ainsi donc, en apparence, aucun obstacle ne s’élevait entre Armaël Dourzen et moi.

« En apparence… Mais il y avait mes années d’esclavage, ma misérable existence chez Gordon Sheen, mon âme dégradée par lui, ma vie déshonorée.

« C’est alors que je commis la grande faute qui pèse sur ma vie, en acceptant la demande d’Armaël Dourzen sans rien lui révéler de ce passé.

« Je ne le fis pas sans quelque combat intérieur. Mais j’aimais Armaël ; j’avais l’ardent désir d’oublier toutes mes humiliations, toutes mes atroces souffrances morales, dans une vie paisible, honorée, au foyer d’un honnête homme ; je me disais en outre que je n’étais pas coupable de ma déchéance, car Gordon Sheen s’était joué de moi, jeune, innocente et sans méfiance. Bref, je cherchai toutes les raisons possibles pour justifier mon silence à l’égard de l’honnête homme qui m’offrait son nom en toute confiance.

« Et je devins Mme Armaël Dourzen.

« J’avais résolu de rendre aussi heureux que possible celui que je trompais ainsi. Je ne crois pas avoir manqué en rien à cette promesse faite au fond de mon cœur. Le bonheur semblait établi à notre foyer. Pour Armaël, ce n’était pas une apparence ; mais moi… moi dont le remords augmentait, à mesure que mon âme s’éclairait près de la conscience droite, des fermes convictions religieuses de mon mari… Ah ! quelles souffrances j’endurai, pendant ces années, tandis qu’Armaël m’entourait de tant d’amour, de tant d’attentions délicates ! Parfois, je songeais à tout lui révéler. Mais j’avais peur de son indignation, de sa douleur… j’avais peur qu’il ne me méprisât et, peut-être, ne me repoussât loin de lui.

« Une autre appréhension me torturait encore : la menace que m’avait faite Gordon Sheen, en m’interdisant de me marier. Cet homme, singulièrement intelligent, vindicatif, dépourvu du moindre scrupule, devait être un adversaire d’autant plus redoutable que j’avais pressenti chez lui une puissance qui s’exerçait dans l’ombre — pour quel but, je l’ignorais. S’il connaissait mon mariage, ne chercherait-il pas à exercer cette vengeance promise par lui ?

« Cependant, ma vie continua, paisible en apparence, jusqu’au jour où, rentrant d’une promenade avec toi, Gwen, je trouvai mon mari mort, d’une rupture d’anévrisme, dit le médecin.

« Comment exprimer les tortures morales que je ressentis alors ! Au désespoir de perdre un époux très aimé s’ajoutait le remords de ma duplicité à son égard. Je crus, à certains moments, devenir folle. À cause de toi, je me repris. Il fallait régler une situation pécuniaire bien peu brillante. Après cela, je résolus de me retirer en Bretagne, dans la maison qu’y possédait Armaël, pour vivre là dans la retraite, en t’élevant du mieux possible.

« Voilà deux ans que nous habitons ici. Jamais Gordon Sheen ne m’a donné signe de vie. Pourtant, j’ai parfois la sensation oppressante d’une haine qui rôde autour de moi. Elle est si forte depuis quelques jours que j’ai résolu d’écrire ce douloureux secret de mon existence pour que, s’il m’arrivait malheur, tu saches toute la vérité et puisses défendre ta mère si on l’accusait injustement Hélas ! tu es bien jeune encore, ma pauvre petite ! Pourtant, il faudra que je te montre le moyen d’ouvrir cette cachette, car si je mourais bientôt…

« Quelle angoisse me torture ! Le passé, le présent, l’avenir… tout est pour moi l’occasion des pires tourments. Pourtant, depuis quelques mois, mon âme s’apaise un peu. J’ai foi en la miséricorde divine, je m’abandonne à elle. Dans cette solitude, il y a pour moi une vertu expiatrice, et elle est douce à mon esprit tourmenté.

« Voilà, mon enfant, l’histoire d’une des victimes de Gordon Sheen. Il y en eut d’autres, je le sais. Ah ! le démon, comme il s’entendait à annihiler chez une pauvre fascinée tout sens moral, à la tenir sous un joug flétrissant ! Quel affreux esclavage ! ». Mais plus que tout, mon coupable silence à l’égard d’Armaël Dourzen a pesé sur ma vie. Ce fut là ma grande faute et mon remords torturant.

« Ma pauvre enfant, je souhaite que jamais tu n’aies à lire ceci, et que tu ignores quel fut le douloureux passé de ta mère.

« Varvara Dourzen. »


Dans le salon aux parois de laque rouge, Gwen demeurait effondrée dans son fauteuil. Les feuillets avaient glissé à terre. Un seul restait entre ses doigts crispés. Sous la brutale révélation, elle défaillait d’horreur et de désespoir.

Gordon Sheen… le comte de Penanscoët »… le père de Dougual…

Car il n’y avait plus de doute. Varvara ne parlait-elle pas de son fils Willy ?… Willy, comme le jeune homme que Dougual avait dit être le fils d’Ivor de Penanscoët et d’une Russe !

Oh ! non, impossible de douter maintenant ! La vérité devenait aveuglante. Le comte de Penanscoët était le meurtrier de Varvara.

« Misérable ! Misérable ! » balbutia Gwen.

Elle revoyait le maigre visage bronzé, les yeux durs et brillants qu’elle avait détestés dès le premier instant. Une horreur portée au paroxysme la souleva sur le fauteuil, la mit debout… Ah ! il fallait qu’il fût châtié, cet odieux criminel ! Il fallait…

Un tremblement la secoua. Elle s’affaissa de nouveau sur le fauteuil en murmurant :

« Le père de Dougual ! »

Quelle chose épouvantable !

« Je rechercherai le meurtrier de ta mère et je lui infligerai la punition de son crime. »

Dougual lui avait dit cela… il lui avait fait cette promesse, plusieurs fois. Et maintenant…

Gwen eut un violent frisson. L’épouvante la saisissait, à la pensée qu’elle s’était trouvée en face de l’homme — du démon — qui avait tué sa mère après avoir réduit celle-ci à la pire misère morale. Oh ! elle ne s’étonnait plus maintenant qu’il ne se fît pas scrupule de la tuer, elle aussi ! Et elle était bien fixée sur cet ennemi secret dont Dougual voulait la préserver !

Mais alors… alors…

Oui, c’était une chose terrible que la fille de la victime fût unie au fils du meurtrier, et de quel abominable meurtrier !

Horrible… et impossible. Car, si elle revoyait Dougual, elle ne pourrait continuer de vivre près de lui avec un tel secret. Et si elle lui révélait l’infamie de son père, il y aurait toujours entre eux cet épouvantable souvenir…

Impossible, oui… impossible !

Mais alors ?

Il semblait à Gwen que tout le sang se retirait de ses veines. Elle étendit machinalement ses mains glacées, comme pour écarter quelque vision trop affreuse… ses lèvres décolorées murmurèrent :

« Pas cela !… Mon Dieu, pas cela ! »

Mais elle savait bien qu’il fallait que ce fût « cela »… Il fallait que Gwen Dourzen se séparât pour toujours du fils d’Ivor de Penanscoët !

Combien de temps resta-t-elle, défaillante, sur ce fauteuil ? L’aube l’y surprit, froide et presque inerte. Alors elle se souleva, regarda les feuillets épars à ses pieds. Un sanglot souleva sa poitrine. Elle pensa : « Moi aussi, je suis une victime de cet homme… Et Dougual… Mais lui oubliera dans le triomphe de ses ambitions… Il oubliera… »