Tallandier (p. 65-77).


I


Quand la petite Gwen, autrefois, construisait en son esprit de merveilleux contes de fées, elle les situait souvent dans ce château de Kermazenc alors mystérieux pour elle. Tout un peuple de fées, de princesses, de princes chevaleresques avaient connu là les plus extraordinaires aventures. Mais elle n’avait rien imaginé qui fût semblable à celle qu’elle devait vivre plus tard, ni prévu que ce même château lui servirait de refuge et qu’elle devrait s’y cacher pour échapper à des ennemis inconnus.

Dougual l’y avait amenée, puis était reparti vingt-quatre heures plus tard. Depuis lors, elle errait comme une âme en peine dans l’immense demeure, dans le parc où elle avait connu les meilleurs moments de sa triste enfance. Comme le lui avait recommandé Dougual, pour qu’elle ne risquât pas d’être reconnue par les gardiens et les serviteurs bretons, elle portait le costume hindou et se voilait dès qu’elle quittait son appartement. Chaque jour, elle faisait une solitaire promenade dans le parc, revoyait les lieux qui lui rappelaient de chers souvenirs : le kiosque de marbre où le Prince charmant, une nuit de fête à Kermazenc, avait découvert une trop curieuse Cendrillon, ces allées où elle avait passé à son bras, tremblante de crainte et saisie d’un délicieux vertige. Dans le château, elle avait élu comme pièce préférée ce salon aux parois de laque rouge où Dougual l’avait amenée pour lui enlever son masque, et dont elle avait fui en courant, fonçant à travers le parc comme une biche poursuivie. Ses fenêtres donnaient sur un jardin garni d’arbres exotiques et qui avait, par son tracé, par son ornementation, quelques analogies avec certaines parties des merveilleux jardins de Pavala… Mais il y manquait le ciel tropical, l’atmosphère chaude où s’exhalaient de violents parfums. À cette époque, toute proche de l’automne, les jours étaient gris, pluvieux. C’était aussi le moment des tempêtes. Avec Dougual, Gwen se serait peu souciée du pire mauvais temps. Mais seule — moralement seule du moins — dans cette demeure inconnue, elle sentait une profonde tristesse la saisir, quoiqu’elle s’efforçât de la combattre par la lecture, la musique, des travaux d’aiguille.

Puis une angoissante curiosité la hantait. Qui était-il, cet ennemi dont Dougual ne pouvait la préserver qu’en la faisant fuir et se cacher ?

Un seul nom venait à son esprit : le comte de Penanscoët. Ce devait être un pressentiment, cette impression d’antipathie, d’effroi, ressentie en sa présence. Il voulait, sans doute, briser par la mort une union qui lui déplaisait… Mais quel homme odieux, quel criminel sans scrupules était-il donc, alors ?

Et combien, en ce cas, devait souffrir Dougual ? Elle s’expliquait sa mine assombrie, cet air durci, absorbé qu’il avait eu parfois, durant ce voyage et son court séjour ici. En l’embrassant une dernière fois, au départ, il lui avait dit avec une froide énergie :

— Ne crains rien, mon amour, personne ne pourra te nuire, moi vivant.

Mais quelle chose terrible de penser que celui contre qui il lui fallait défendre sa femme, c’était son père !

Car plus Gwen réfléchissait, moins elle doutait que son mystérieux ennemi ne fût Ivor de Penanscoët.

Puis il y avait encore, pour elle, l’appréhension de la formidable aventure dans laquelle se lançait Dougual. Il ne paraissait pas craindre l’insuccès. Tout, disait-il, était prévu, tout était prêt… Mais qui sait ? Peut-être échouerait-il, malgré tout, et alors à quels périls se heurterait-il ?

Elle avait en outre l’intuition, maintenant, de l’orgueil, de l’ambition qui existaient chez lui. Défauts héréditaires chez les Penanscoët, et que, sans doute, le comte et Appadjy avaient développés au maximum en celui dont ils voulaient faire le souverain du monde asiatique. Où le mèneraient-ils ? Ce n’était pas sans un frisson d’angoisse que Gwen se le demandait. À la révélation faite par Dougual, elle avait eu un moment d’enthousiasme et d’éblouissement. C’était l’esprit d’aventure des Dourzen qui parlait. Mais la réflexion, le bon sens avaient maintenant leur tour et lui montraient que Dougual, devenu empereur d’Asie, tout-puissant, idole adulée de millions d’hommes, ne serait plus le même pour elle.

Devait-elle donc souhaiter l’insuccès ? Non, car elle ignorait comment cette nature, par certains points encore peu connue d’elle, supporterait la désillusion. Puis quelle vengeance, quelles représailles pourraient s’exercer sur lui, de la part des nations ennemies ou des peuples fanatisés déçus dans leurs espoirs ?

Ainsi Gwen passait-elle dans une anxiété chaque jour grandissante les longues journées grises, dans le vieux château où elle était servie en princesse, entourée de soins et d’attentions par le Chinois Li-Hang et la Javanaise Pavali. Eux seuls l’approchaient. Les autres serviteurs ne la voyaient que de loin, passant, enveloppée dans ses voiles, à travers les appartements décorés avec magnificence, ou gagnant les jardins, le parc humide et sombre qu’elle parcourait mélancoliquement chaque jour.

Un soir, elle se rendit sur la grève, accompagnée à courte distance par Li-Hang, comme le lui avait recommandé son mari. Il ne pleuvait pas et l’air était doux, saturé d’émanations salines auxquelles se mêlait la senteur résineuse des pins qui bordaient la côte à cet endroit. Gwen entendait le bruit de la mer, qui montait à cette heure. Parfois, après le passage d’une longue suite de nuages, la lune un instant dévoilée jetait une blanche lueur sur les flots houleux, qui commençaient de déferler contre les rochers de la côte. Gwen marcha pendant un moment, un peu nerveusement, le long de la petite grève qui s’étendait au bas du parc de Kermazenc. Elle songeait : « Si le temps n’est pas mauvais demain, j’irai à Ti-Carrec en pèlerinage. Je reverrai le lieu où j’ai vécu avec ma mère tant aimée, où elle est morte, me laissant seule au monde. »

Et puis Gwen voulait aussi reprendre les seuls souvenirs qui lui restaient de sa mère : quelques bijoux contenus dans un coffret dissimulé dans une boiserie. Elle avait vu sa mère faire jouer le mécanisme secret, et, plus tard, lorsque, pauvre servante, elle venait en secret se recueillir et se réconforter dans la maison de son enfance, elle avait réussi à ouvrir la cachette. Elle avait laissé les bijoux, car elle ne voulait pas que sa marâtre, Blanche Dourzen, mît la main dessus, se réservant de les prendre à sa majorité.

Mariée et libre, elle pouvait maintenant le faire sans risque. Elle désirait fort les avoir, car, s’ils n’avaient que peu de valeur en comparaison de ceux qui lui avaient été offerts par Dougual, ils étaient tout ce qui lui restait de sa chère maman.

Dans la nuit humide et tiède, Gwen reprit le chemin du château. Li-Hang, à l’aide d’une lampe électrique, éclairait devant elle les sentiers du parc où les ténèbres étaient intenses, sous la voûte des feuillages enchevêtrés. Maintenant, elle souriait un peu en songeant aux Dourzen de Coatbez, qui ne se doutaient guère de sa présence si près d’eux. Et elle voyait par la pensée, à cette heure, Mlle Herminie assise dans son salon, un livre à la main, tandis que près d’elle sa fidèle bonne Macha travaillait à quelque ouvrage d’aiguille.

Ah ! quelle que fût la tristesse de sa situation présente, elle ne regrettait rien de ce passé ! Pendant un mois, elle venait de vivre des heures d’inoubliable bonheur. Pourvu que Dougual continuât de l’aimer, elle était prête à affronter toutes les épreuves, toutes les souffrances.


Une saute de vent avait dégagé le ciel, dans la journée du lendemain, et la lune éclairait la lande quand Gwen, à neuf heures, se dirigea vers sa vieille maison, suivie de Li-Hang.

Quel étrange destin était le sien ! Elle ne pouvait aller à Ti-Carrec qu’en se cachant : autrefois par crainte que Mme Dourzen ne l’en empêchât, aujourd’hui pour d’autres motifs plus graves… Quand donc, ouvertement, pourrait-elle entrer dans cette demeure qui était sienne ?… y entrer avec Dougual, son mari ?… se montrer avec lui aux yeux de tous ?

Et à ce point de ses réflexions lui revenait le souvenir du destin vers lequel marchait Dougual… le destin qui ferait de lui un homme au-dessus des autres hommes, lequel ne reviendrait jamais, peut-être, vers ce berceau de sa race, et en tout cas ne daignerait sans doute pas venir à cet humble Ti-Carrec, cette rude et simple maison de la lande qui était le seul bien de Gwen.

« Quelle place occuperai-je dans son existence ? songea la jeune femme, reprise par ses appréhensions. Il ne me l’a pas dit. S’il est empereur d’Asie, paraîtrai-je en souveraine près de lui ? Ou bien demeurerai-je dans l’ombre ? »

Mais, à cette pensée, une souffrance, un peu de révolte s’éveillaient en l’âme de Gwen.

Quand elle fut entrée dans la maison, elle laissa au rez-de-chaussée le Chinois et, prenant une lampe électrique, elle gagna la chambre de sa mère. Comme autrefois, elle s’agenouilla contre le lit et pria un moment pour celle dont le souvenir restait vivace dans son cœur fidèle à toutes les affections. Puis elle se releva, alla soulever la tenture et ouvrit la petite armoire secrète.

Le coffret était toujours là. Elle l’ouvrit et les modestes bijoux apparurent. Gwen y posa ses lèvres et les embrassa avec une ferveur touchante. Puis, avant de refermer, d’un geste machinal elle éclaira la cavité avec le rayon lumineux de sa lampe. Quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir tout au fond de la cavité un autre coffret ! Jamais elle ne l’avait vu. Il est vrai qu’elle n’avait jamais fait de recherches sérieuses, ayant toujours cru que seul s’y trouvait le coffret à bijoux. De plus, elle n’avait jamais eu de lampe électrique à sa disposition.

Elle prit le second coffret. Il était en ivoire finement sculpté. Une enveloppe était attachée sur le dessus. Gwen y lut ces mots : « Pour ma fille Gwen. »

Des larmes montèrent aux yeux de la jeune femme. Pendant un moment, elle resta immobile, frissonnante, comme si une voix d’outre-tombe s’était fait entendre. Puis elle prit l’enveloppe, en sortit une feuille de mince papier où se trouvaient quelques lignes d’une écriture fine et nerveuse.

« Ce coffret, ma chère fille, contient le secret de ma vie, d’une partie de ma vie, plutôt, qui fit de moi une malheureuse. Aujourd’hui, j’ai revu l’être maudit par qui je connus les pires souffrances morales. Un instinct m’avertit qu’il va de nouveau m’être funeste. Car cet homme, puissamment intelligent, est un démon qui ne lâche pas sa proie. Aussi ai-je écrit le récit de ma vie, depuis le moment où je m’enfuis de Russie avec ma tante Nadia. Si plus tard l’homme dont ta mère fut la victime élevait contre moi quelque affreuse accusation, ou bien encore cherchait à te nuire, ouvre ce coffret, lis ce qui s’y trouve, mais dans ces seuls cas. Autrement, brûle ce récit sans le lire. Je me fie pour cela, mon enfant, à cette droiture, à cette délicatesse que tu tiendras de ton père, je l’espère, et que je découvre déjà en toi.

« Prie pour ta pauvre mère, ma Gwen.

« Varvara. »


« Mon bourreau s’appelle Gordon Sheen. C’est un Américain. Du moins le prétend-il. Mais il y a de grands mystères dans son existence. Je sais qu’il prend des noms divers. Tu trouveras dans ce même coffret une photographie de lui, qui te permettra de l’identifier, car c’est une physionomie qui changera peu, même avec l’âge. »


— Chère maman, nous allons tout faire, Dougual et moi, pour découvrir le misérable meurtrier ! dit à mi-voix Gwen.

Elle relut la feuille posée sur le coffret. Puis, d’une main frémissante, elle tourna la petite clef d’argent et souleva le couvercle. Gwen était en danger, puisque Dougual avait dû la cacher. Elle avait donc le droit d’ouvrir le coffret, car elle était peut-être poursuivie par le même homme.

Sur une liasse de papiers réunis par un ruban noir était posée à l’envers une photographie. Gwen la retourna… et un cri s’étouffa dans sa gorge.

Elle avait devant les yeux Ivor de Penanscoët… Un Ivor de Penanscoët jeune homme, mais si reconnaissable, surtout par le regard, ce regard que Gwen avait détesté dès la première fois où il s’était fixé sur elle.

Pendant un moment, elle demeura figée par la stupéfaction et l’épouvante. Puis elle balbutia :

— Non, ce n’est pas possible !… Une ressemblance, oui… une ressemblance extraordinaire. Mais cet homme s’appelle Gordon Sheen…

Elle essayait de se reprendre, de raisonner… Elle regardait de plus près cette figure… et toujours c’était lui… lui, le père de Dougual.

Vraiment, quelle abominable hallucination était-ce là ?

Elle chancelait sur ses jambes devenues faibles tout à coup et dut s’appuyer un moment au lit.

Mais elle se redressa bientôt, d’un énergique mouvement. Il lui fallait maintenant savoir… c’est-à-dire prendre connaissance de ces feuilles qui contenaient le secret de Varvara.

Sa main tremblante jeta la photographie dans le coffret, referma celui-ci et s’en saisit. Ayant clos l’armoire secrète, Gwen quitta la chambre, rejoignit le Chinois et sortit de la maison. Elle s’en alla vers Kermazenc comme une somnambule. Son cerveau était martelé par cette unique pensée « Le père de Dougual… Cet homme ressemble au père de Dougual… Ce n’est pas lui… mais comme il lui ressemble ! »

Et puis, tandis qu’elle atteignait le parc, deux autres souvenirs fulgurèrent en son esprit. Celui-ci, d’abord : le comte de Penanscoët se trouvait à Kermazenc au moment où était morte Varvara. La petite Gwen l’avait entendu dire à Coatbez. Or, dans le papier posé sur le coffret, Varvara disait : « Aujourd’hui, j’ai revu l’être maudit par qui je connus les pires souffrances morales. Un instinct m’avertit qu’il va de nouveau m’être funeste. » Avait-elle écrit cela peu avant sa mort ? Oui, très probablement… Et c’était là encore une coïncidence avec la présence à Kermazenc de…

Non, non, ce n’était pas possible ! Coïncidence, oui… mais qui ne signifiait rien…

Et cette autre pensée… la menace qui pesait sur la fille de Varvara devenue l’épouse de Dougual de Penanscoët… Gwen n’avait-elle pas soupçonné le comte d’en vouloir à sa vie ? En cherchant qui pouvait être ce mystérieux ennemi duquel Dougual pouvait la préserver, n’avait-elle pas presque conclu qu’il n’était autre que le père de son mari ?

Alors… la poursuivait-il ainsi seulement parce qu’elle était, contre son gré, la femme de Dougual… ou bien encore parce que sa mère était Varvara Tepnine ?

« Si plus tard l’homme dont ta mère fut la victime cherchait à te nuire… » avait écrit Varvara.

Toutes ces pensées, ces doutes, ces affreuses suppositions s’entrechoquaient dans le cerveau enfiévré de Gwen. Maintenant, elle courait presque, pour atteindre plus vite le château. Et quand elle fut dans son appartement, elle s’assit au hasard, rouvrit le coffret, prit entre ses doigts brûlants la photographie, pour la regarder encore.

Le comte de Penanscoët… Le comte de Penanscoët… Oh ! une telle ressemblance, dans le regard surtout, cela existait-il ?

Jetant la photographie sur une table, Gwen prit les feuillets contenus dans le coffret et, haletante d’angoisse, elle commença de lire.