Tallandier (p. 91-104).


III


Les Dourzen, depuis deux mois que Gwen avait disparu, ne comptaient plus guère qu’on la retrouvât. M. Dourzen en prenait aisément son parti, avec l’insouciance égoïste qui lui était habituelle. Mais Blanche et ses filles regrettaient leur habile femme de chambre. Aussi ne se privaient-elles pas d’accabler l’absente d’accusations vengeresses.

— Telle mère, telle fille, je l’avais bien dit ! déclarait Mme Dourzen. Cette créature sournoise m’avait toujours inspiré de la défiance. Et voilà comment nous sommes récompensés de tout ce que nous avons fait pour elle !

Quant à la vérité sur cette disparition, personne ne la soupçonnait, sauf Mlle Herminie et Macha.

Elles en parlaient toutefois rarement. La vieille demoiselle, en dépit de sa légèreté d’esprit, n’était pas sans éprouver quelque remords à ce sujet. Quant à Macha, elle en voulait secrètement à sa maîtresse d’avoir poussé cette jeune fille sans expérience vers une telle aventure.

L’arrivée de Dougual de Penanscoët, accompagné d’une Hindoue, était passée inaperçue, l’atterrissage s’étant effectué au crépuscule. La présence de cette Hindoue à Kermazenc n’avait été connue que quelques jours plus tard, et suscitait maints bavardages et hypothèses. Mlle Herminie l’apprit le lendemain du jour où Gwen s’était rendue à Ti-Carrec et, au retour de Lesmélenc, en fit part à sa femme de chambre.

— Oh ! mademoiselle, si c’était « elle » ! s’écria la femme de chambre.

Mlle Herminie eut un léger sursaut.

— Qui, elle, Gwen ? Je n’y avais pas pensé ! Pourquoi, cependant, la ramener ici, tout près de Coatbez ?

— J’ai idée que c’est elle, mademoiselle !

Elles revinrent plusieurs fois sur ce sujet, au cours de la journée. Le soir, tout en cousant, Macha en parla encore, disant qu’elle tâcherait d’apercevoir cette Hindoue qui, disaient les domestiques bretons de Kermazenc, était toujours voilée et ne sortait que dans le parc.

— Si elle est voilée, vous ne la reconnaîtrez pas, dit Mlle Herminie.

— Que si, mademoiselle… rien qu’à son allure ! Il n’y en a pas deux comme elle.

— Mais si elle ne sort pas de Kermazenc ?

— Eh bien ! j’irai par le parc et je la guetterai.

— Je ne dis pas non… J’aimerais savoir ce qu’il lui est advenu.

— Rien de bon, hélas ! dit Macha avec un soupir.

Quand dix heures sonnèrent, la femme de chambre rangea son ouvrage, Mlle Herminie ferma son livre et toutes deux se préparaient à quitter la pièce, lorsqu’un coup léger fut frappé au volet du salon.

— Qu’est-ce que cela ? dit la vieille demoiselle. Vient-on de chez Hervé ? Peut-être ont-ils quelqu’un de malade ?

Macha alla entrouvrir la porte-fenêtre et demanda :

— Qui est là ?

— Ouvrez, Macha, dit une voix féminine un peu tremblante.

— Seigneur, c’est Mlle Gwen !… s’exclama la femme de chambre.

Les volets ouverts, ce fut en effet Gwen qui apparut, enveloppée dans une grande cape, la tête entourée d’une écharpe de gaze blanche.

— Est-ce possible !… Toi, toi, mon enfant !

Mlle Herminie s’avançait, les mains tendues.

— … Macha avait donc bien deviné ? C’est toi, la mystérieuse Hindoue de Kermazenc ?

— C’est moi, dit sourdement Gwen.

Alors, la vieille demoiselle et Macha remarquèrent l’altération de ce visage, le cerne profond sous les yeux fiévreux.

— Tu t’es sauvée, ma pauvre enfant ? Tu étais prisonnière ?

— Non… Il faut que je vous raconte tout… Après, vous me conseillerez…

— Assieds-toi… Veux-tu du thé… ou autre chose ?

— Rien… je n’ai besoin de rien…

Macha, discrètement, sortit du salon.

Mlle Herminie s’assit près de la jeune femme et lui prit la main.

— Parle, Gwen… Qu’y a-t-il ?

— Mademoiselle, je vais vous confier un secret très grave, pour lequel je vous demande le silence. Je suis venue à vous parce que vous m’avez dit autrefois qu’une promesse de discrétion engageait, à vos yeux, l’honneur…

— Tu as eu raison. Cette promesse, je te la fais, Gwen.

Alors, Gwen lui raconta tout : son enlèvement, son mariage, la menace mortelle qui avait déterminé Dougual à la faire quitter Pavala, puis cette atroce découverte que le meurtrier de sa mère était Ivor de Penanscoët.

Mlle Herminie l’écoutait avec la plus vive attention, en laissant échapper de temps à autre une exclamation sourde. Gwen parlait d’une voix un peu haletante. Les joues, pâles à son arrivée, se coloraient maintenant d’une rougeur de fièvre.

— Je ne peux plus revoir Dougual, conclut-elle d’un accent devenu rauque. Je ne peux plus vivre avec lui… Et je viens vous demander si vous voulez me recevoir, me cacher pendant quelques jours, puis me recommander à Paris aux relations que vous avez là, afin que je trouve un moyen de gagner ma vie.

— Tu es ici chez toi, mon enfant, et tu y resteras tant que tu voudras… Retournes-tu ce soir à Kermazenc ?

Gwen secoua négativement la tête. Ses traits se crispaient et, pendant un moment, la souffrance lui coupa la parole.

— Je l’ai quitté définitivement, dit-elle enfin. J’ai laissé un mot pour Dougual, qu’on lui fera parvenir par la voie qu’il m’a indiquée… Ne pouvant lui donner le véritable motif de ma décision, je lui dis qu’un fait très grave s’est produit, qui m’oblige à me séparer de lui pour toujours.

— S’il t’aime comme tu le dis, il n’acceptera pas cela et te fera rechercher.

— Je resterai cachée ici, sans sortir… Il le faut d’ailleurs, de toute façon, à cause des Dourzen.

— C’est un des premiers endroits où il aura l’idée de te chercher, sachant que tu as toujours été bien accueillie chez moi et que je suis, après tout, ta seule protection.

— Oui, vous avez raison… Mais alors, que faire ?

— Nous y réfléchirons d’ici à demain… Tu me parlais de Paris. Ce serait là que tu pourrais te mieux cacher. Je connais la gérante d’une bonne pension de famille, femme très sérieuse et discrète, tu serais bien là, recommandée par moi.

— Oui… Mais il me faudrait d’autres vêtements.

La jeune femme montrait son costume hindou.

— Macha ira demain à Quimper t’acheter ce qu’il faut.

— Merci, mademoiselle ! Mais je n’ai, pour le moment, rien à moi. J’ai laissé tous les joyaux qu’« il » m’avait donnés…

La voix s’étrangla un peu.

— … Je ne voulais rien emporter de ce qui est au fils de cet homme… Mais dès que je gagnerai quelque chose, je vous rembourserai.

— Veux-tu bien te taire ! Tu es ma parente et c’est en ta faveur que j’ai fait mon testament, car je ne veux pas que rien de chez moi aille à Rose et à Laurette Dourzen. Et puis… enfin… dans ce qui arrive… j’ai ma part de responsabilité. Donc, ne parlons plus de cette affaire-là. Tu vas aller te coucher, car tu n’en peux plus, ma pauvre… Tu dois avoir la fièvre !

— Oui… je le pense… Mais qu’importe !… Ah ! si je pouvais mourir ! C’est tellement affreux, ce que j’éprouve depuis hier soir !… Mon Dieu, mon Dieu, ne plus le revoir !… Et ma pauvre maman qui a tant souffert par ce monstre !

Le visage entre ses mains, Gwen sanglotait. Mlle Herminie pensa : « Il vaut mieux qu’elle pleure, ses nerfs vont se détendre un peu… Mais voilà une Dourzen qui ne dément pas la tradition ! Pour une aventure, je pense qu’en voilà une, par exemple ! »

… Les projets de départ ne devaient pas se réaliser pour Gwen. Pendant huit jours, elle demeura couchée, anéantie par la fièvre. Quand elle put se lever, elle se sentit d’une grande faiblesse. Mlle Herminie lui déclara :

— Ma petite, je ne te laisserai pas partir de si tôt. Après tout, tu n’as rien à craindre ici. Dougual ne viendra pas perquisitionner chez moi pour te découvrir. Donc, tu vas rester bien tranquillement dans cette chambre, jusqu’à ce que tu aies repris complètement tes forces.

Gwen ne protesta pas. Sa faiblesse physique lui enlevait une partie de son énergie habituelle. Puis elle pensait qu’après tout Dougual, avec les moyens d’investigation dont il disposait, pouvait aussi bien la découvrir à Paris et que là, elle n’aurait pas la protection de Mlle Herminie contre lui — contre son amour.

Oui, c’était cette chose redoutable qu’elle fuyait : la lutte contre l’amour de Dougual et contre son propre cœur, déchiré par le désespoir de cette séparation.

Elle ne disait mot de son tourment à Mlle Herminie. Pas davantage, elle ne lui parlait de sa mère. D’ailleurs, elle restait longuement silencieuse, absorbée dans ses pensées, frissonnant près du feu de bois que Macha entretenait dans sa chambre.

Plus d’une fois, elle se prenait à songer : « C’est un mauvais rêve que je fais là… un rêve terrible ! Tout cela n’est pas vrai ! Le comte de Penanscoët n’a pas tué ma mère… je retournerai près de Dougual et nous continuerons d’être heureux, comme auparavant… »

Hélas ! il y avait dans l’armoire ce petit coffret d’ivoire où se trouvaient les preuves irréfutables… Rien ne pouvait prévaloir contre cette certitude : le père de Dougual avait empoisonné la mère de Gwen, après l’avoir, pendant plusieurs années, à la suite d’une odieuse tromperie, tenue dans un dégradant esclavage moral.

Et le premier crime était pire encore que l’autre, qui ne visait qu’à faire périr le corps.

Quinze jours avaient passé maintenant. Gwen pensait : « Dougual a dû recevoir ma lettre, puisqu’on lui expédie son courrier d’Europe par avion. Que va-t-il faire ? Viendra-t-il tout de suite à Kermazenc, pour tâcher de retrouver ma trace ? Aura-t-il aussitôt l’idée que je me suis réfugiée ici ?… Oh ! quand je pense qu’il viendra peut-être dans cette maison… que je serai là tout près de lui et qu’il faudra me cacher… C’est trop affreux ! »

Un soir, comme Mlle Herminie et Gwen lisaient dans le salon, deux coups furent frappés au volet. Gwen sursauta, devint très pâle et dit tout bas :

— C’est lui !

— Monte dans ta chambre, répliqua Mlle Herminie. Je nierai imperturbablement, puisqu’il ne peut avoir aucune certitude.

Quand Gwen eut disparu, la vieille demoiselle alla à la porte et demanda :

— Qui est là ?

Une voix mâle répondit :

— Le vicomte de Penanscoët qui désire avoir un renseignement de Mlle Dourzen.

Mlle Herminie ouvrit tout à fait le volet. À la lueur de la grosse lampe qui éclairait le salon, elle vit Dougual, qui se découvrait pour la saluer.

— Vous êtes mademoiselle Herminie Dourzen ?

— Oui, monsieur.

Elle s’écartait en même temps et l’invitait du geste à entrer. Quand il fut dans le salon, il demanda sans préambule :

— Gwen est chez vous, mademoiselle ?

— Gwen ? Je ne l’ai point vue depuis longtemps !… Depuis plus de deux mois qu’elle a disparu… À quel propos ?

Mais Dougual l’interrompit d’un ton bref et impatient :

— Il est inutile de nier, mademoiselle. Li-Hang, le Chinois que j’avais mis au service de ma femme, — car elle a dû vous dire qu’elle était ma femme — a relevé les traces de son passage dans le parc et à travers la clôture. Or, ce n’est pas chez les Hervé Dourzen qu’elle a cherché asile… Peut-être n’est-elle plus ici maintenant. Mais vous allez me dire où elle se trouve.

— Cela, jamais !

— Quand je devrais vous y forcer !

Mlle Herminie ne put se tenir de frissonner devant ce visage durci et cette lueur menaçante dans les yeux sombres. Toutefois, elle répliqua bravement :

— Je ne trahirai pas la confiance que Gwen a mise en moi !… D’ailleurs, un obstacle insurmontable se dresse entre vous.

— C’est ce qu’elle m’a écrit. Mais cet obstacle, je veux le connaître !

— Elle ne peut pas vous le dire.

— C’est ce que nous verrons !

Tout en parlant, Dougual jetait autour de lui un regard investigateur. Il vit, sur une table, le livre abandonné par Gwen… et, se baissant, il ramassa un petit mouchoir garni de précieuse dentelle, qui exhalait un délicat parfum d’Orient.

— Gwen est encore ici, dit-il en se tournant à nouveau vers la vieille demoiselle. Il faut que je la voie. Je ne m’en irai pas d’ici avant cela.

— Mais, monsieur… en vérité ! Vous êtes chez moi, et je…

Sans l’écouter, Dougual se dirigeait vers une porte. Celle-ci s’ouvrit tout à coup, et Gwen parut sur le seuil, pâle et chancelante.

— Gwen… enfin !

Dougual s’élançait vers elle. Mais les mains de la jeune femme s’étendaient pour le repousser.

— Non… Il valait mieux ne plus nous revoir. Je ne puis te dire autre chose que ce que je t’ai écrit…

— Et moi, j’ai le droit d’en savoir davantage ! Quel est cet obstacle qui, selon toi, nous désunit pour la vie ? Se trouve-t-il de ton côté ? Du mien ?… Réponds, Gwen !

Elle balbutia, avec un regard suppliant :

— Je t’en prie !… N’exige pas !… Mieux vaut que tu ignores…

— Crois-tu donc que, t’aimant comme je t’aime, je vais accepter cette séparation ? Alors qu’il s’agit peut-être de quelque folle imagination de ta jeune tête…

— Plût au Ciel !… Oh ! Dougual, ne comprends-tu pas quelle torture je subis, et qu’il faut un motif grave… terrible… pour que je brise ainsi notre amour ?

La voix de la jeune femme s’étouffa dans un sanglot.

Dougual fit les quelques pas qui le séparaient d’elle et la prit dans ses bras :

— Un motif terrible ?… Il faut me le dire, Gwen. Je ne partirai pas d’ici avant de le savoir.

Un regard passionné enveloppait Gwen. Mais elle comprit, à l’accent décidé, impérieux, que la volonté de Dougual ne céderait pas.

— Je t’en prie !… Je t’en prie !… N’exige pas cela !

— Je l’exige !

— En ce cas, tu sauras tout !… Mais tu l’auras voulu !

Elle se dégagea, quitta la pièce. On l’entendit monter l’escalier. Un instant après elle reparaissait, tenant à la main le coffret d’ivoire.

— Tiens, tu verras… tu liras… dit sa voix haletante. Et demain, tu m’écriras pour me dire adieu.

Puis elle sortit de nouveau, en refermant la porte sur elle. Quand Mlle Herminie, après que Dougual eut pris congé avec quelques excuses polies, entra dans la chambre de sa jeune parente, elle la trouva presque sans connaissance.

« Eh ! il ne lui faudrait pas trop de secousses comme cela, à cette petite ! marmotta la vieille demoiselle. Espérons que son beau Dougual la laissera maintenant tranquille… Mais elle ne l’oubliera pas de sitôt, ce Prince charmant. »


Dans la journée du lendemain, au crépuscule, le Chinois Li-Hang vint apporter un paquet et une lettre à l’adresse de Gwen. Dans le paquet se trouvait le coffret d’ivoire. La lettre contenait ceci :


« J’ai lu… et je comprends, ma bien-aimée. Nous ne nous reverrons plus. Mais ton souvenir ne cessera d’habiter en moi, ton souvenir et celui de notre court bonheur.

« Je ne puis, hélas ! t’offrir que de trop faibles réparations, puisque la punition du coupable m’est interdite. Toutefois, je veux que ton existence pécuniaire soit largement assurée. Je t’ouvre chez Brooke et Lawson, banquiers à Paris, un compte annuel d’un million de francs, dont le capital te sera assuré par mon testament, au cas où je mourrais avant toi. Voilà tout ce qu’il m’est permis de faire pour toi, mon unique amour… Si, je puis aussi veiller à ce que nul ne te nuise. Et je te dis adieu.

« Dougual. »