Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 238-247).


CHAPITRE XXXIV.

LA CAVERNE.


Pourquoi ne m’assistez-vous pas, et ne m’aidez-vous pas à sortir de cet antre impur et souillé de sang ?
Shakspeare. Titus Andronicus.


Le lendemain matin les gardes se trouvèrent dans une alarme et une confusion extrêmes lorsqu’ils s’aperçurent que leur prisonnier s’était évadé. Mac-Guffog parut devant Glossin, la tête aussi troublée par l’eau-de-vie que par la crainte. Il reçut une réprimande sévère pour avoir ainsi négligé son devoir. Le juge de paix ne suspendit sa colère que pour s’occuper des moyens de reprendre le fugitif ; et les officiers de police, heureux d’échapper à son ressentiment et à ses reproches, furent envoyés à la poursuite du fugitif dans toutes les directions, excepté du côté où ils auraient pu le trouver. Glossin leur recommanda particulièrement de visiter avec soin Derncleugh, où souvent se réfugiaient pendant la nuit des vagabonds de toute espèce. Ayant ainsi dispersé ses gens, lui-même se rendit en hâte, par des sentiers détournés, à la pointe de Warroch, lieu de son rendez-vous avec Hatteraick. Il espérait apprendre de lui, plus en détail qu’il ne l’avait pu faire dans leur conférence de la soirée précédente, les circonstances relatives au retour du fils d’Ellangowan dans sa patrie.

Imitant les manœuvres du renard qui revient sur ses pas pour donner le change aux chiens, Glossin tâcha d’arriver à l’endroit convenu, de manière à laisser le moins de traces possible de sa marche. « Plût au ciel qu’il vînt à neiger ! » disait-il en regardant derrière lui, « pour cacher les empreintes de mes pas. Si un des officiers de police les découvrait, il les suivrait à la piste comme un chien de chasse, et il nous surprendrait… Il faut que je descende sur le bord de la mer et que je tâche de me glisser le long des rochers. »

Il descendit donc, non sans peine, la côte escarpée, et s’avança entre le pied des rochers et la mer, qui alors en approchait fort près : tantôt il levait les yeux pour voir si on n’observait pas ses mouvements du haut des rochers placés au dessus de sa tête ; tantôt il les tournait avec inquiétude sur la mer pour s’assurer qu’il n’y avait ni vaisseau ni chaloupe d’où on pourrait l’apercevoir.

Mais ses craintes personnelles furent un instant suspendues quand il arriva à l’endroit où on avait retrouvé le corps de Kennedy. Le fragment de rocher qui avait roulé du haut du promontoire, soit avec, soit après le corps, rendait cet endroit bien remarquable. Il était à la vérité incrusté de petits coquillages et recouvert de mousse et d’herbes marines ; mais il se distinguait encore, par sa forme et par sa substance, des autres rochers qui l’environnaient. On croira aisément que Glossin n’avait jamais dirigé ses promenades vers cet endroit depuis la funeste catastrophe ; elle vint alors se retracer à son esprit avec toutes les circonstances horribles qui l’avaient accompagnée. Il se rappela avec quelle précaution, semblable à un criminel, il était sorti de la caverne et s’était mêlé au groupe épouvanté qui entourait le cadavre, tremblant que quelqu’un ne lui demandât d’où il venait ; il se rappelait aussi avec quel effroi intérieur il avait détourné les yeux de ce sanglant spectacle. Les cris désespérés de son patron « Mon enfant ! mon enfant ! » retentissaient de nouveau à son oreille. « Bon Dieu ! s’écria-t-il, ce que j’ai gagné vaut-il les tourments que j’éprouve en ce moment, et les craintes mêlées d’inquiétude et d’horreur qui depuis ont empoisonné ma vie… Oh ! infortuné Kennedy, que ne suis-je à ta place, et toi à la mienne plein de vie et de santé ! » Mais ces regrets étaient trop tardifs.

Comprimant donc ses sentiments, il se glissa vers la caverne : elle était si voisine de l’endroit où l’on avait retrouvé le cadavre, que les contrebandiers avaient pu entendre de leur retraite les diverses conjectures des assistants sur la mort de leur victime. Rien d’ailleurs n’était plus difficile à découvrir que l’entrée de cet asile ; l’ouverture, aussi étroite que celle d’un terrier de renard, était pratiquée dans la côte, derrière une grosse roche noire, ou plutôt une pierre verticale, qui servait tout à la fois à la dérober aux regards des étrangers et à la faire reconnaître à ceux qui avaient coutume d’y chercher un refuge. L’espace entre cette pierre et la côte était extrêmement étroit, et comme il était encombré de sable et d’autres débris que les marées y déposaient, les recherches les plus minutieuses n’auraient pu faire découvrir l’entrée de la caverne, à moins qu’on ne l’eût débarrassée de tout ce qui l’obstruait. Enfin, pour plus de sûreté encore, les contrebandiers qui fréquentaient cette retraite, après y être entrés, bouchaient l’ouverture avec de la mousse de mer desséchée et bien foulée, qui avait l’air d’avoir été apportée là par le flot. Dirk Hatteraick n’avait pas oublié cette précaution.

Tout hardi et résolu qu’il fût, Glossin sentit son cœur palpiter et ses genoux agités d’un tremblement convulsif quand il se prépara à entrer dans ce repaire secret d’iniquité, pour avoir une conférence avec un brigand qu’il regardait à juste titre comme l’un des hommes les plus déterminés et les plus redoutables qu’il y eût au monde. « Mais il n’a point d’intérêt à me faire du mal, » se dit-il en lui-même pour se rassurer ; néanmoins il examina ses pistolets de poche avant de dégager l’ouverture de la caverne, où il entra en se traînant sur les mains et sur les genoux. Le passage était d’abord bas et étroit, et on ne pouvait y pénétrer qu’en rampant ; quelques pas plus loin il se changeait en une voûte très haute d’une largeur prodigieuse. Le sol, qui s’élevait graduellement, était couvert du sable le plus fin. Avant que Glossin se fût redressé, la voix rauque quoique à demi comprimée d’Hatteraick retentit dans les profondeurs de la caverne.

« Grêle et tonnerre ! est-ce vous ? — Vous êtes dans les ténèbres ? — Diable, oui : où aurais-je donc pris de la lumière ? — J’ai apporté ce qu’il faut, » dit Glossin en tirant de sa poche une boîte à briquet ; et il alluma une petite lanterne.

« Il faut que vous allumiez aussi un peu de feu, car le diable m’emporte si je ne suis pas tout gelé ! — En effet, il fait très froid ici, » répondit Glossin en réunissant quelques douves à demi brisées et d’autres morceaux de bois qui étaient peut-être dans la caverne depuis qu’Hatteraick y était venu pour la dernière fois.

« Froid ! pluie et grêle ! c’est une perdition… je serais mort de froid, si je n’avais arpenté de long en large cette maudite voûte, et si je ne m’étais rappelé les joyeux moments que nous avons passés ici. »

La flamme commença à jeter une lueur éclatante à travers l’obscurité, et Hatteraick approcha sa figure bronzée et ses mains dures et nerveuses au-dessus du feu avec autant d’avidité qu’un misérable affamé à qui l’on présente de la nourriture. La lumière éclairait ses traits sauvages et sombres, et la fumée qu’il supportait jusqu’à en être presque suffoqué, tant il avait besoin de se réchauffer, après avoir formé comme un cercle autour de sa tête, s’élevait vers la voûte sombre et inégale de la caverne : elle s’échappait par quelques fentes ou crevasses pratiquées dans le rocher ; c’est par là aussi sans doute que l’air pénétrait dans ce lieu, quand la marée était haute, époque où l’entrée du côté de la mer était envahie par les eaux.

« Je vous ai aussi apporté de quoi déjeuner, » dit Glossin en lui présentant quelques viandes froides et un flacon d’eau-de-vie. Hatteraick saisit le flacon avec vivacité, le porta à sa bouche, et, après avoir bu un large coup, s’écria avec transport : « Cela a bon goût… cela est excellent… rien de meilleur pour réchauffer un homme ! » puis il entonna un couplet d’une chanson allemande :

Avalons de la bière et force brandevin ;
Allons, brisons jusqu’aux fenêtres ;
Car je suis un franc libertin :
Tu l’es toi-même, c’est certain ;
En cela tous les deux nous sommes passés maîtres.

« Bien chanté, mon brave capitaine, » dit Glossin s’efforçant de prendre un ton jovial, et répondant par le couplet suivant :

Donnez-nous du gin[1] à pleins seaux ;
De vin versez-nous des rivières ;
Après nous viderons nos verres,
Et nous ne serons point si sots.
Nous sommes trois joyeux confrères ;
Toi, prends la terre, et moi les flots,
Tandis que Jack aura les crocs patibulaires.

« C’est cela, mon brave camarade. Vous voilà remis, je crois. Maintenant, parlons de nos affaires. — Vos affaires, s’il vous plaît ? répondit Hatteraick. Grêle et tonnerre ! les miennes sont faites depuis que je me suis échappé de la prison. — Un peu de patience, mon bon ami… je vous démontrerai que vos intérêts sont les mêmes que les miens. »

Hatteraick répondit par une espèce de toux sèche, et Glossin, après un moment de silence, reprit la parole.

Comment avez-vous laissé échapper l’enfant ? — Comment ? Malédiction et tonnerres ! je ne l’avais pas en garde. Le lieutenant Brown le donna à son cousin qui tenait à Middlebourg la maison Van Beest et Van Bruggen, et il lui fit je ne sais quel conte qu’il avait été pris dans un combat… Il le lui donna pour en faire un domestique… Que je l’aie laissé échapper !… Le maudit bâtard, il se serait fait pendre, que je m’en inquiéterais peu. — Bien, bien ! Il a donc été élevé comme un domestique ? — Non, non. Le vaurien gagna le cœur du vieillard, qui lui donna son nom, l’éleva dans son comptoir, et l’envoya aux Indes. Je crois qu’il voulait ensuite le faire passer en ce pays-ci ; mais son cousin lui a donné à entendre que le commerce de la contrebande serait perdu pour longtemps, si le jeune garçon revenait en Écosse. — Croyez-vous qu’il connaisse maintenant son origine ? — Comment diable ! répliqua Hatteraick, vous dirais-je ce qu’il connaît maintenant ? mais il s’en est souvenu pendant bien long-temps. Il n’avait encore que dix ans quand il persuada à un autre enfant de Satan, un bâtard anglais comme lui, de s’emparer de la chaloupe de mon lougre pour revenir dans son pays, comme il disait… Malédiction ! avant qu’on pût les rattraper, ils étaient hors du canal, à la hauteur de Deurloo… la chaloupe aurait pu chavirer. — Plût à Dieu qu’elle eût chaviré pendant qu’il y était ! s’écria involontairement Glossin. — J’étais si furieux contre lui, que je le fis sauter par dessus le bord… mais bah ! le méchant petit diable nageait comme un canard ; je le laissai donc nager un bon mille pour lui apprendre à vivre… Mais, par saint Nicolas ! prenez garde à vous, maintenant qu’il est plus haut qu’un baril de harengs ; car il n’était pas plus haut que cela, qu’il avait déjà la vivacité de l’éclair, et l’impétuosité du tonnerre. — Mais comment est-il revenu des Indes ? — Et comment le saurais-je ? La maison de là-bas a sombré, ce qui nous a donné une terrible secousse à Middlebourg. C’est pour cela qu’ils m’ont envoyé ici pour voir ce qu’on pourrait faire avec mes vieilles connaissances… car nous croyions que les anciennes histoires étaient oubliées, bien oubliées. Je n’étais pas revenu les mains vides de mes deux précédents voyages. Mais Brown, ce stupide chien, a été donner contre l’écueil, en se faisant tuer par le colonel. — N’étiez-vous donc pas avec eux ? — Non, saprédié… Je ne crains rien… mais l’expédition était trop avant dans les terres, et on aurait pu me donner la chasse. — C’est vrai. Mais pour revenir à cet enfant… — Oui, oui. Tonnerres et éclairs ! c’est là votre affaire à vous. — Comment savez-vous qu’il est réellement dans ce pays ? — Parbleu, Gabriel l’a vu dans les montagnes. — Gabriel ! qui est ce Gabriel ? — Un petit Bohémien qui, il y a dix-huit ans environ, fut enlevé par la presse, et mis à bord du sloop de guerre du damné capitaine Pritchard. C’est lui qui s’échappa et vint nous donner avis que l’Éclair était à nos trousses, le jour où fut réglé le compte de Kennedy ; il nous dit que c’était le jaugeur qui nous avait dénoncés. Les Bohémiens et le douanier ne vivaient pas en bonne intelligence. Ce garçon alla aux Indes orientales sur le même bâtiment que votre jeune homme, et, saprédié, il l’a bien reconnu, quoique l’autre ne se soit pas rappelé sa figure. Gabriel se cachait de lui, parce qu’étant déserteur et ayant servi contre l’Angleterre, il ferait chaud pour lui si on le reconnaissait. Il nous a fait savoir positivement que nous pouvions être sûrs que le jeune homme était ici… quoique je m’en m’inquiète aussi peu que d’un bout de câble. — Ainsi donc, réellement et sérieusement parlant, il est actuellement en ce pays ? Hatteraick, parlez-moi comme un ami parle à son ami, dit Glossin d’un air sérieux. — Oui, il y est. Tempête et tonnerres ! pour qui me prenez-vous donc ?

— Pour un scélérat déterminé et altéré de sang, » pensa tout bas Glossin ; mais il ajouta tout haut : « Et qui est celui de vous qui a tiré sur le jeune Hazlewood ? — Mille tempêtes ! Croyez-vous que nous avons perdu l’esprit ?… Ce n’est pas un de nous… non ! il fait déjà assez chaud dans ce pays, depuis que ce damné imbécile de Brown a attaqué la maison de Woodbourne, comme vous l’appelez.

— Mais, reprit Glossin, on m’a dit que c’était Brown qui avait tiré sur Hazlewood. — Non pas Brown ; car la veille du jour de l’événement, il était couché à six pieds sous terre à Derncleugh, Mille diables ! croyez-vous qu’il eût pu sortir de terre pour tirer sur un autre homme ? »

Un rayon de lumière commença à briller au milieu des idées confuses de Glossin.

« Ne m’avez-vous pas dit que le jeune homme, comme vous l’appelez, était connu sous le nom de Brown ? — Oui… le vieux Van Beest Brown, de notre maison Van Beest et Van Bruggen, lui fit prendre son nom, cela est vrai. — Alors, dit Glossin se frottant les mains, c’est lui, par le ciel, qui a commis le crime. — Et que nous importe ? » demanda Hatteraick.

Glossin se tut un instant ; et son esprit fertile en expédients lui inspira sur-le-champ un nouveau projet ; il s’approcha alors du contrebandier avec un air de confiance. « Vous savez, mon cher Hatteraick, que notre principale affaire est de nous débarrasser de ce jeune homme ? — Hem ! interrompit Hatteraick. — Non, continua Glossin… non que je lui veuille le moindre mal, si… si… si nous pouvons faire autrement. Mais il est dans le cas d’être arrêté par la justice, d’abord comme portant le même nom que votre lieutenant, compromis dans l’affaire de Woodbourne, et ensuite pour avoir tiré sur le jeune Hazlewood, dans l’intention de le tuer ou de le blesser. — Oui, oui. Mais à quoi cela vous servira-t-il ? il sera remis en liberté sitôt qu’il aura arboré son véritable pavillon. — Cela est très vrai, mon cher Dirk ; la remarque est fort juste, mon ami Hatteraick. Mais il y a bien là de quoi le retenir en prison, jusqu’à ce qu’il ait fait venir ses preuves d’Angleterre ou d’ailleurs. J’entends un peu les lois, capitaine Hatteraick, et je me charge, moi, Gilbert Glossin d’Ellangowan, juge de paix de ce comté, de faire refuser toutes ses cautions, quand ce seraient les meilleures de tout ce pays, jusqu’à ce qu’il ait subi un second interrogatoire… Maintenant, où croyez-vous que je le ferai incarcérer ! — Mille tempêtes ! qu’est-ce que cela me fait, à moi ? — Un moment, mon ami, cela vous fait beaucoup. Savez-vous que vos marchandises, qui ont été saisies et transportées à Woodbourne, sont maintenant déposées dans la maison de la douane à Portanferry (petite ville de pêcheurs) ? Ainsi donc je ferai enfermer ce jeune homme… — Quand vous l’aurez pris. — Oui, oui, quand je l’aurai pris, et ce ne sera pas long… Je l’enfermerai dans la maison de travail, dans le Briderwel ; vous savez que cette maison est attenante à celle de la douane. — Oui, oui, je connais cela parfaitement. — Je ferai en sorte que la garnison soit occupée ailleurs ; vous aborderez pendant la nuit avec votre lougre, monté de tout son équipage ; vous reprendrez vos marchandises, et vous emmènerez le jeune Brown avec vous à Flessingue. Cela n’est-il pas bien imaginé ? — Oui, à Flessingue, dit le capitaine, ou… en Amérique ? — Oui, oui, mon ami. — Ou… À Jéricho ? — Parbleu ! où il vous plaira. — Oui ; ou bien…., on le fera sauter par dessus le bord ? — Non, je ne vous conseille aucune violence. — Sans doute. Mais vous vous en rapportez à moi. Ouragan et tempête ! je vous connais d’ancienne date. Mais dites-moi ce que Dirk Hatteraick gagnera à cela ? — Comment ! n’y trouvez-vous pas votre compte, comme moi le mien ? et ne vous ai-je pas ce matin remis en liberté ? — Vous m’avez mis en liberté ! diable et tonnerre ! je m’y suis mis moi-même. D’ailleurs, comme vous disiez hier, il y a bien long-temps de cela, ha ! ha ! ha ! — Allons, allons ! pas de plaisanterie. J’aime comme les autres un joli conte… mais c’est votre affaire autant que la mienne. — Que dites-vous, mon affaire ? n’est-ce pas vous qui vous êtes emparé de toute la fortune du jeune homme ? Dirk Hatteraick n’a jamais touché un sou de ses revenus. — Écoutez, écoutez. Je vous dis que c’est une opération qui sera pour notre compte à tous deux. — J’aurai donc la moitié du profit ? — Quoi ! la moitié du bien ? Auriez-vous envie de venir vous établir avec moi à Ellangowan, et de prendre la baronnie, tête levée ? — Ouragan et tempête ! je ne dis pas cela. Vous pourriez me donner la moitié de la valeur… la moitié de l’argent. Demeurer avec vous ! non, jamais. J’aurais une belle maison dans un faubourg de Middlebourg, et un jardin fleuriste tout comme un bourgmestre. — Oui, avec un lion de bois à la porte, et une sentinelle peinte sur le mur, la pipe à la bouche… Mais, dites-moi, Hatteraick, que ferez-vous de toutes les tulipes, de tous les jardins, de toutes les maisons de plaisance des Pays-Bas, si vous êtes pendu en Écosse ? »

Hatteraick changea de visage.

« Diable ! pendu ? — Oui, pendu, mein herr capitaine. Le diable lui-même ne pourrait empêcher Dirk Hatteraick d’être pendu, comme auteur d’un meurtre et de l’enlèvement d’un enfant, si le jeune Ellangowan reste dans ce pays, et si le brave capitaine y est pris recommençant son ancien négoce. En outre, on parle beaucoup de paix, et il ne serait pas impossible que Leurs Hautes Puissances ne consentissent à vous livrer pour faire plaisir à leurs nouveaux alliés, quand même vous resteriez tranquille en Hollande.

— Éclairs, tonnerres et tempêtes ! je… je crains que vous ne disiez vrai. — Non… reprit Glossin qui s’aperçut de l’impression qu’il avait produite ; non que je me refuse à faire les choses convenablement. » Et il glissa dans la main d’Hatteraick un billet de banque de quelque valeur.

« C’est là tout ? dit le contrebandier. Vous avez reçu la valeur d’une demi-cargaison pour fermer les yeux sur notre aventure de Warroch, et encore faisions-nous vos affaires autant que les nôtres. — Mais, mon bon ami, vous oubliez que… que vous allez retrouver toutes vos marchandises. — Oui, au risque de nous faire casser la tête. Nous n’avons pas besoin de votre protection pour cela… nous pourrions bien faire cela sans vous. — J’en doute, capitaine Hatteraick, reprit Glossin sèchement, car, si je ne m’en mêle, vous trouverez probablement une douzaine d’habits rouges à la maison de la douane. Allons, allons, je serai libéral autant qu’il me sera possible ; mais ayez de la conscience. — Le diable m’extermine ! cela est encore plus révoltant que le reste… Vous êtes un voleur et un assassin, puisque vous me proposez de voler et d’assassiner à votre profit ! et, mille tonnerres ! vous venez me parler de conscience !… Trouvez donc quelque meilleur moyen de vous débarrasser de ce brave garçon ? — Non, mein herr ; mais en le confiant à votre charge… — À ma charge, mille bombes ! à une forte charge de poudre et de balles ! Mais, allons, s’il le faut, n’importe… vous avez assez d’intelligence pour deviner ce qui lui arrivera. — Oh ! mon cher ami, j’espère que vous n’emploierez pas les moyens violents… — Les moyens violents ! répéta le capitaine avec une espèce de gémissement… Je voudrais que vous eussiez eu les rêves qui m’ont assailli cette nuit dans cette maudite caverne. D’abord, c’était ce damné douanier, les reins rompus, criant comme le jour où je le fis rouler du haut du rocher ! vous auriez juré qu’il était étendu là, là où vous êtes, se débattant comme une grenouille sur laquelle on a marché… Allons donc… — Eh ! mon ami, dit Glossin en l’interrompant, que signifient toutes ces extravagances ?… Si maintenant vous n’avez pas plus de cœur qu’une poule, nous sommes perdus, perdus sans ressource, vous et moi. — Pas plus de cœur qu’une poule !… Non, je n’ai pas vécu si long-temps pour reculer devant un diable, ou un homme mort ou vif. — Allons, buvez un autre coup… vous avez besoin de vous réchauffer le cœur. Maintenant, dites-moi, combien avez-vous encore de vos anciens compagnons ?

— Aucun : ils sont tous morts, tués, pendus, noyés, au diable peut-être. Brown restait seul… Il n’y a plus que Gabriel, et il consentirait à quitter le pays pour une poignée de pièces d’argent… D’ailleurs il est intéressé à ne pas jaser… et la vieille Meg, sa tante, le fera taire pour sa propre sûreté. — Qu’est-ce que Meg ? — Meg Merrilies, la vieille sorcière, l’Égyptienne, la fille de Satan. — Elle est encore en vie ? — Oui, — Et elle demeure dans ce pays ? — Oui, dans ce pays. Elle était à Derncleugh, l’autre nuit, veillant sur le cadavre de Van Beest Brown, avec deux de mes gens, et quelques-uns de ses noirs Bohémiens. — C’est un autre casse-cou, capitaine. Croyez-vous qu’elle ne parlera pas ? — Non… elle ne le fera pas… elle a juré par salmon[2] que, si nous ne faisions point de mal à l’enfant, elle ne dirait jamais rien de la mort du douanier. Quoique je lui aie donné un lardon sur la tête, avec mon coutelas, et fait une entaille au bras, et qu’elle ait été, pour cette affaire, long-temps détenue à la ville voisine, la vieille Meg Merrilies a été muette. Elle est aussi fidèle que l’acier. — C’est comme vous le dites, répliqua Glossin. Et néanmoins, si l’on pouvait l’emmener en Zélande, à Hambourg… ou… ou… en quelque autre pays… vous m’entendez, cela ne vaudrait que mieux. »

Hatteraick se redressa sur ses pieds ; et regardant Glossin de haut en bas, « Je ne vois pas de pieds de bouc, dit-il, mais il faut que vous soyez le diable en personne !… Meg Merrilies, sachez-le bien, est encore mieux avec Satan que vous-même… Je n’ai jamais essuyé un si terrible ouragan qu’après le jour où je l’ai blessée… Non, non, je ne veux rien avoir à démêler avec elle. C’est une sorcière du démon… un véritable diable… Quant au jeune homme, si cela peut se faire sans nuire au commerce, je vous en débarrasserai bientôt, si, quand il sera sous l’embargo, vous m’en donnez bon avis. »

Ces deux dignes associés concertèrent leur entreprise, et convinrent des moyens d’assurer leur correspondance. Le lougre d’Hatteraick pouvait sans danger croiser près de la côte, aucun bâtiment de la marine royale ne se trouvant en ce moment dans ces parages.

  1. Eau-de-vie de genièvre, qui vient de Hollande. a. m.
  2. Le plus grand et le plus solennel serment, observe l’auteur, parmi les tribus errantes. a. m.