Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 215-219).


CHAPITRE XXXI.

LE COUP DE FUSIL.


Ce monde est excellent ! — Connaissez-vous cette belle affaire ?
Shakspeare. Le roi Jean.


julia mannering à mathilde marchmont.

« Je reprends le fil de ma narration, ma très chère Mathilde, où je l’ai interrompue hier.

« Pendant deux ou trois jours nous ne parlâmes que de notre siège et de ses conséquences probables ; nous fîmes à mon père, qui ne parut pas fort disposé à l’accepter, la proposition d’aller à Édimbourg, ou au moins à Dumfries, où il y a très bonne société, jusqu’à ce que le ressentiment de ces brigands fût apaisé : il nous répondit avec un grand sang-froid qu’il ne voulait pas laisser en danger la maison de son propriétaire ni son mobilier ; qu’avec notre permission, il avait jusque-là été cru capable de prendre les mesures nécessaires pour la protection et la sûreté de sa famille ; que s’il restait tranquillement chez lui, l’accueil que ces brigands avaient reçu n’était pas propre à les inviter à une seconde visite, mais que, s’il laissait paraître la moindre inquiétude, ce serait un moyen assuré d’attirer le péril que nous voulions éviter. Rassurées par ses arguments et par l’indifférence parfaite avec laquelle il parla de ce danger supposé, nous commençâmes à nous enhardir un peu et à reprendre nos promenades accoutumées. Seulement nos messieurs furent quelquefois engagés à prendre leurs fusils quand ils nous accompagnaient, et je remarquai que mon père veillait avec une attention particulière à ce que toutes les portes fussent bien fermées, et ordonnait aux domestiques d’avoir leurs armes sous la main, en cas de besoin.

« Mais, il y a trois jours, il nous arriva une aventure qui m’alarma beaucoup plus que l’attaque des contrebandiers.

« Je vous ai dit qu’il y avait à trois milles de Woodbourne un petit lac où nos messieurs vont quelquefois chasser les oiseaux sauvages ; je m’avisai, en déjeunant, de dire que j’aurais du plaisir à voir ce lac, maintenant couvert de glace, et les nombreux patineurs[1] qui s’y exercent. Il y a de la neige sur la terre, mais elle est durcie par la gelée, et je pensai que Lucy et moi nous pourrions aller jusqu’au lac, d’autant plus que le sentier qui y conduit est en ce moment très fréquenté par suite de l’affluence de ceux qui s’y rendent pour leur plaisir. Hazlewood s’offrit avec empressement pour nous accompagner, et nous exigeâmes qu’il prît son fusil : il rit beaucoup à l’idée d’aller se promener en chasseur sur la glace ; mais, pour calmer nos terreurs, il fut convenu qu’un domestique, qui remplit momentanément les fonctions de garde-chasse, nous suivrait en portant son arme. Quant au colonel, qui n’aime pas les réunions et les spectacles où l’on n’a d’autre but que de voir des figures humaines, à moins qu’il ne s’agisse d’une revue militaire, il refusa d’être de la partie.

« Nous nous mîmes en route de très bonne heure. La matinée était superbe, quoique froide, et nous sentions notre esprit et nos nerfs fortifiés par l’élasticité d’un air pur. Notre promenade jusqu’au lac fut délicieuse ; les petites difficultés que nous rencontrâmes ne servirent qu’à nous la rendre plus agréable : par exemple, une descente glissante, un fossé à passer sur la glace, rendaient l’assistance d’Hazlewood absolument nécessaire, et je ne pense pas que Lucy prît moins de plaisir à la promenade à cause de ces petits accidents.

« L’aspect du lac était magnifique. Il est bordé d’un côté par une chaîne de rochers, au haut desquels étaient suspendus d’énormes glaçons qui étincelaient au soleil ; de l’autre côté est un petit bois qui présentait ces images fantastiques qu’offrent les pins quand leurs branches sont chargées de neige. Sur la surface glacée du lac s’agitait une multitude de patineurs, les uns fuyant en droite ligne avec la rapidité de l’hirondelle, les autres décrivant les cercles les plus gracieux ; d’autres enfin, profondément occupés à un passe-temps moins actif, formaient une double haie autour de l’endroit où les habitants de deux paroisses rivales se disputaient le prix de l’adresse sur la glace, honneur d’une grande importance, à en juger par l’anxiété des acteurs et des spectateurs. Nous fîmes en nous promenant le tour du lac, soutenues par Hazlewood qui nous donnait le bras à toutes deux ; le brave jeune homme parlait avec une extrême bonté aux vieillards et aux enfants, et paraissait fort aimé de tous ceux qu’il rencontrait dans la foule réunie en ce lieu. Enfin, nous pensâmes à nous en aller.

« Pourquoi rappelé-je ces circonstances indifférentes ? Ce n’est pas, le ciel le sait, par l’intérêt qu’elles m’inspirent maintenant ; mais, de même que l’homme qui se noie s’accroche à la plus faible branche du rivage, ainsi je tâche d’arriver le plus tard possible à la catastrophe de mon récit. Cependant il faut en finir, si je veux obtenir du moins d’une amie la compassion à laquelle me donne droit ce malheur inattendu.

« Nous retournions au château par un sentier qui traverse un bois de sapins. Lucy avait quitté le bras d’Hazlewood : il n’y a que le cas d’une absolue nécessité qui le lui fasse accepter. Je m’appuyais toujours sur son autre bras ; Lucy nous suivait tout près, et le domestique marchait trois ou quatre pas en arrière. Telle était notre position, quand tout-à-coup, comme s’il sortait de dessous terre, Brown se présenta devant nous à un détour du chemin ; il était mis d’une façon très simple, très négligée, pour mieux dire, et il paraissait inquiet et agité. Je poussai un cri de surprise et de terreur. Hazlewood se méprit sur la nature de mon trouble ; et quand Brown s’avança comme pour me parler, il lui ordonna avec hauteur de se retirer et de ne point effrayer la dame à qui il donnait le bras ; Brown lui répondit, d’un ton aussi élevé, qu’il n’avait point de leçon à recevoir de lui sur la manière dont il devait se conduire avec cette dame ou avec toute autre. Je suis portée à croire qu’Hazlewood, préoccupé de la pensée que cet homme faisait partie de la bande des contrebandiers, et qu’il avait quelque mauvaise intention, entendit et comprit mal sa réponse ; il prit le fusil des mains du domestique, qui était alors sur la même ligne, et le dirigeant contre Brown, il lui commanda de ne pas avancer, sous peine de la vie. Mes cris, car j’étais si effrayée que je ne pouvais articuler une parole, ne servirent qu’à hâter la catastrophe. Brown, ainsi menacé, s’élança sur Hazlewood, lutta avec lui, et était au moment de lui arracher son arme, quand, au milieu de ce débat, le fusil partit : la balle dont il était chargé frappa Hazlewood à l’épaule. Il tomba à l’instant même. Je n’en vis pas davantage ; mes yeux se fermèrent, et je m’évanouis. Lucy m’a dit depuis que le malheureux auteur de cet accident contempla un moment le triste spectacle qu’il avait sous les yeux, jusqu’au moment où les cris qu’elle poussait ayant été entendus des personnes rassemblées sur le lac, plusieurs d’entre elles accoururent ; qu’alors il franchit la haie qui séparait le sentier de la plantation. Depuis lors on n’en a plus entendu parler. Le domestique n’essaya point de l’arrêter ou de le saisir, et le portrait qu’il en fit aux personnes qui étaient survenues les engagea à employer leur humanité à me rappeler à la vie plutôt que de poursuivre un vaurien qu’on leur représentait comme un homme d’une force extraordinaire et armé jusqu’aux dents.

Hazlewood fut transporté la maison (je veux dire à Woodbourne) avec les plus grandes précautions. J’espère que la blessure ne sera pas dangereuse, quoiqu’il souffre beaucoup. Quant à Brown, je n’ose calculer les conséquences de cet événement. Il était déjà l’objet du ressentiment de mon père ; maintenant le voilà menacé par les lois du pays, et par la bruyante vengeance du père d’Hazlewood, qui remuera, dit-il, ciel et terre contre celui qui a blessé son fils. Comment pourra-t-il se dérober aux actives poursuites de cet homme vindicatif ? Comment, s’il est arrêté, échapper à la sévérité des lois qui, à ce qu’on m’assure, va jusqu’à menacer sa vie ? Quel moyen trouverai-je de l’avertir de ce danger ? Le chagrin mal déguisé de Lucy, à cause de la blessure de son amant, est pour moi une autre source d’affliction. Tout, autour de moi, semble déposer contre l’indiscrétion qui a occasionné ce malheur.

« Pendant deux jours j’ai été bien malade ; la nouvelle qu’Hazlewood allait mieux, et qu’on n’avait rien découvert sur la personne qui l’avait blessé, sinon que c’était un des chefs des contrebandiers, me rendit un peu décourage. Les soupçons et les poursuites étant dirigés contre ces derniers, il sera plus facile à Brown de s’échapper, et je me flatte qu’il est en ce moment en lieu de sûreté. Mais des patrouilles à pied et à cheval parcourent le pays dans toutes les directions, et je suis sans cesse tourmentée par mille bruits confus et mensongers de découverte et d’arrestation.

« Cependant j’ai un grand motif de consolation : c’est la généreuse candeur d’Hazlewood, qui persiste à déclarer que, quelles que fussent les intentions de celui qui l’a blessé, au moment où il s’approcha de notre société, le fusil ne partit que par accident, et sans qu’il y ait eu intention de la part de ce malheureux. Le domestique, d’un autre côté, affirme que l’arme arrachée des mains d’Hazlewood a été tournée contre lui, et Lucy incline vers cette opinion. Je ne puis les soupçonner d’altérer volontairement la vérité ; mais combien grande est la trompeuse incertitude des témoignages humains ! car, j’en ai la certitude, le fusil ne partit que par accident. Peut-être le meilleur parti serait de confier mon secret à Hazlewood ; mais il est si jeune ! et j’éprouve une répugnance invincible à lui faire part de ma folie. J’eus un moment la pensée de découvrir tout le mystère à Lucy, et je lui demandai si elle se rappelait la tournure et les traits de l’homme que nous avions rencontré : elle se mit alors à m’en faire une si affreuse description, celle d’un voleur de grand chemin, que le courage et la bonne volonté me manquèrent pour lui avouer mon attachement pour une personne à qui elle prêtait un tel extérieur. Miss Bertram est bien étrangement abusée par ses préventions, car il est peu d’hommes mieux faits que Brown. Je n’ai fait que l’entrevoir, et, quoique sa parure un peu négligée, son apparition soudaine et la scène dont elle fut suivie aient dû ne pas nous le montrer avec tous ses avantages, il me parut avoir plus de grâces, plus de noblesse que jamais. Le reverrai-je ? qui peut répondre à cette question ?

« Écrivez-moi sans me gronder, ma très chère Mathilde. Mais me grondez-vous jamais ? Cependant écrivez-moi bien vite, et, je le répète, sans me gronder. Je ne suis pas en position de profiter des avis ou des reproches, et n’ai pas la gaîté ordinaire pour y répondre par des plaisanteries. Je suis saisie de frayeur comme un enfant qui par étourderie a mis en mouvement une puissante machine : il regarde avec étonnement les roues tourner, les chaînes se froisser l’une contre l’autre, les cylindres rouler autour de lui, et s’effraie de l’action de ces forces auxquelles sa faible main a donné l’impulsion ; il voudrait alors en prévenir les conséquences, mais cela est au-dessus de son pouvoir.

« Je ne dois pas oublier de vous dire que mon père est très bon et très affectueux pour moi. L’effroi que j’ai éprouvé lui suffit pour expliquer mon agitation nerveuse.

« J’espère que Brown aura trouvé le moyen de passer en Angleterre, en Irlande, ou dans l’île de Man. Dans l’un ou l’autre de ces cas, il pourra attendre patiemment et en sûreté le rétablissement d’Hazlewood ; car, grâce au ciel, les communications entre l’Écosse et ces pays sont fort difficiles, et il est probable qu’on ne l’y poursuivra pas. Les conséquences de son arrestation en ce moment seraient terribles. J’essaie de me rassurer en me démontrant à moi-même l’impossibilité d’un tel malheur. Hélas ! avec quelle rapidité des chagrins et des craintes aussi réelles qu’effrayantes ont succédé à la vie tranquille et uniforme dont j’étais, il y a peu de temps, disposée à me plaindre. Mais je ne veux pas vous fatiguer plus longtemps de mes réflexions mélancoliques. Adieu, ma très chère Mathilde.

« Julia Mannering. »

  1. En écossais, skaters et curlers. a. m.