Guy Mannering/28
CHAPITRE XXVIII.
LES BRIGANDS.
Brown put alors compter ses ennemis. Ils étaient cinq : deux d’entre eux étaient des hommes vigoureux qui paraissaient être des marins, ou des vagabonds qui avaient pris ce costume ; les trois autres, un vieillard et deux jeunes gens, paraissaient moins robustes, et par leurs cheveux noirs et leur teint brun, semblaient appartenir à la tribu de Meg. Ils se passaient l’un à l’autre la coupe dans laquelle ils buvaient la liqueur spiritueuse. « À son bon voyage ! dit un des matelots en buvant ; il a rencontré une tempête sur sa route ; le voilà au port. »
Passant sous silence les différents blasphèmes dont ces honnêtes gens ornaient leurs discours, nous rapporterons seulement ce qui peut être conservé sans offenser la délicatesse du lecteur.
« Il ne songe plus au vent ni à l’orage, dit un des brigands ; il a eu plus d’une fois le vent nord-est dans sa vie. »
« Il a couru hier sa dernière bordée, ajouta un autre d’un air mécontent ; maintenant la vieille Meg peut prier pour lui, afin qu’il ait un vent favorable, comme elle l’a déjà fait auparavant. — Je ne prierai ni pour lui ni pour toi, chien d’ivrogne, murmura Meg, les choses ont bien changé depuis le temps où j’étais jeune fille. Les hommes étaient des hommes alors, ils combattaient en plein champ, et l’on n’assassinait pas pendant la nuit. Les nobles avaient le cœur bon, ils savaient donner la nourriture et la boisson aux pauvres Égyptiennes, et il n’y avait pas un de nous, depuis John Faa notre chef, jusqu’au petit Christie qui était dans les paniers des ânes, qui leur eût volé un chiffon. Mais vous ne suivez pas nos bonnes règles d’autrefois, et il n’est pas étonnant qu’on mette en prison et qu’on pende si souvent quelqu’un de vous. Oui, vous êtes tout changés : vous mangez le repas d’un brave homme, vous buvez sa boisson, vous dormez sur sa paille dans sa grange, et pour l’en remercier, vous forcez sa porte et vous lui coupez le cou ! Aussi, il y a du sang sur vos mains, chiens que vous êtes, plus qu’il n’y en aurait si vous combattiez loyalement. Voyez comment il est mort ; il a été long-temps à mourir ; il se débattait, il luttait avec force dans son agonie, et il ne pouvait ni vivre ni mourir ; mais pour vous, la moitié du pays vous verra orner la potence. »
Les paroles de Meg furent accueillies par les éclats de rire de la compagnie.
« Qui vous a fait revenir ici, vieille sorcière ? dit un des Égyptiens ; ne pouviez-vous pas rester où vous étiez, et dire la bonne aventure dans les plaines du Cumberland ? Sortez, faites la garde, vieille diablesse, et veillez à ce que personne ne nous découvre ; vous n’êtes plus bonne qu’à cela maintenant.
— Ah ! je ne suis plus bonne qu’à cela ! dit la matrone indignée. J’étais bonne à quelque chose de mieux dans le grand combat entre notre troupe et celle de Patrico Salmon ; si ces bras ne vous avaient secouru (elle leva ses mains), Jean Bailli vous eût étranglé, misérable avorton que vous êtes ! »
Ici nouveaux éclats de rire, mais aux dépens du héros qui avait reçu le secours de l’amazone.
« Tenez, la mère, dit un des matelots, prenez ce verre, et ne pensez plus à ce tapageur fanfaron. »
Meg but la liqueur, et, s’éloignant d’eux, alla s’asseoir devant
l’endroit où Brown était caché, de telle manière qu’il aurait été
difficile qu’on s’approchât de la cachette sans qu’elle se levât.
Les brigands, cependant, ne montraient aucune envie de la déranger.
Ils se serrèrent autour du feu, et tinrent conseil entre eux ;
mais, comme ils parlaient bas et se servaient de termes d’argot,
Brown ne pouvait guère comprendre ce qu’ils disaient. Il entendit
seulement qu’ils proféraient de grandes menaces contre un individu.
« Il aura son compte[1], » disait l’un, et il murmura quelques mots
très bas à l’oreille de son camarade.
« Je ne m’en mêlerai pas, dit l’autre. — Avez-vous donc un cœur de poule, Jack ? — Non, par Dieu, pas plus que vous, mais je ne le veux pas. C’est quelque chose de semblable qui a arrêté tout le commerce, il y a environ vingt ans : vous avez entendu parler du saut du jaugeur ? — Oui, j’ai entendu (il indiqua le cadavre par un signe de tête) parler de ce coup-là. Dieu, comme il riait en nous montrant comme il l’avait fait sauter du haut du rocher ! — Oui, mais il fit sauter le commerce en même temps, dit Jack. — Comment cela ? demanda l’autre brigand. — Comment ? on eut peur, et on ne voulut plus entendre parler de trafic ; on lança tant de mandats, que… — Tout cela est bon, dit l’autre, mais nous le rattraperons un beau soir, et tout ira bien. — Mais, dit un deux, voilà Meg endormie. Elle devient craintive, elle a peur de son ombre. Elle chantera[2] quelques-unes de nos vieilles farces, si vous n’y prenez garde. — Il n’y a rien à craindre, dit le vieux Égyptien ; Meg est fidèle ; c’est la dernière de la troupe qui ferait un écart. Mais elle a des manies, et elle lâche souvent des paroles qui s’en ressentent. »
Ils continuèrent à s’entretenir dans ce jargon, auquel Brown ne pouvait rien comprendre, l’accompagnant de mouvements de tête et de gestes significatif pour eux, mais sans jamais exprimer distinctement ou dans un langage clair le sujet de leur conversation. À la fin l’un d’eux voyant Meg profondément endormie, ou qui paraissait l’être, dit à un des jeunes gens d’apporter Pierre Lenoir, afin qu’on l’ouvrît. Le brigand sortit et rapporta une valise que Brown reconnut à l’instant pour la sienne. Ses pensées se portèrent immédiatement sur l’infortuné postillon qu’il avait laissé avec la voiture. Les brigands l’avaient-ils assassiné ? Ce doute horrible augmenta encore le trouble de son esprit. Il était comme un malheureux à l’agonie ; et, redoublant d’attention, tandis que les voleurs vidaient sa valise et examinaient ses habits et son linge, il prêtait l’oreille avec anxiété pour entendre quelque mot qui pût lui apprendre le sort du postillon. Mais les coquins étaient trop contents de leur prise et trop occupés du contenu de la valise pour entrer dans les détails sur la manière dont ils se l’étaient procurée. Elle renfermait divers habillements, une paire de pistolets, un portefeuille en cuir avec quelques papiers, et de l’argent, etc. Dans toute autre circonstance Brown aurait supporté difficilement la manière si peu cérémonieuse avec laquelle les voleurs se partageaient sa propriété et s’amusaient aux dépens du propriétaire ; mais le moment était trop critique pour qu’il eût d’autre pensée que celle de sa conservation.
Après un examen suffisant de la valise et un partage égal de son contenu, les brigands se remirent à boire de plus belle : ils passèrent la plus grande partie de la nuit dans cette grave occupation. Pendant quelque temps, notre malheureux voyageur conçut l’espoir qu’ils boiraient assez pour se mettre hors de raison, car alors il eût pu facilement s’échapper. Mais leur métier dangereux réclamait des précautions même au milieu de leurs orgies, et ils s’arrêtèrent avant d’être complètement ivres. Enfin quatre d’entre eux se disposèrent à dormir ; le cinquième montait la garde. Après une faction de deux heures il fut relevé par un autre qui, lorsque la sienne fut finie, éveilla la troupe. À la grande satisfaction de Brown, ils commencèrent à faire leurs préparatifs de départ ; chacun fit un paquet de ce qui lui était échu en partage. Cependant il restait encore quelque chose à faire. Deux d’entre eux, après avoir cherché pendant quelque temps, ce qui n’alarma pas peu Brown, prirent une pioche et une pelle ; un autre ramassa un pic derrière la paille sur laquelle était étendu le corps du défunt. Deux des brigands sortirent de la hutte avec ces instruments, et les trois autres, parmi lesquels étaient les deux marins, deux vigoureux gaillards, y restèrent en garnison.
Après environ une demi-heure, un de ceux qui étaient sortis revint et parla à voix basse à ses compagnons. Ils enveloppèrent le cadavre dans le manteau qui lui servait de drap mortuaire, et l’emportèrent. La vieille sibylle sortit alors de son sommeil réel ou simulé ; elle alla d’abord à la porte comme pour s’assurer du départ des brigands, puis elle revint et commanda à Brown, d’une voix basse et étouffée, de la suivre sans perdre de temps. Il obéit. Toutefois, en quittant la cabane, il aurait bien voulu reprendre son argent ou au moins ses papiers, mais elle le lui défendit d’une manière péremptoire. Il pensa aussitôt que s’il reprenait quelque chose le soupçon tomberait sur cette femme, qui, selon toutes les probabilités, lui avait sauvé la vie. Il y renonça donc, et se contenta de saisir un coutelas qu’un des brigands avait jeté dans la paille. Une fois debout et en possession de cette arme, Brown se crut à moitié délivré des dangers dont il était environné. Il se sentait encore roide et engourdi, tant par le froid que par la position gênée et contrainte dans laquelle il s’était trouvé toute la nuit ; cependant il suivit l’Égyptienne, et la marche et l’air frais du matin rendirent la souplesse à ses membres engourdis en y ramenant la circulation.
La pâle clarté d’une matinée d’hiver était rendue plus vive par la neige qui couvrait la terre et qu’un froid piquant avait congelée. Brown jeta à la hâte un regard sur la campagne qui l’entourait, afin de pouvoir reconnaître l’endroit où il se trouvait. La petite tour dont la seule voûte qui en restât formait l’horrible logement où il avait passé cette nuit remarquable, était perchée à l’extrémité d’un rocher en saillie qui dominait le ruisseau. On ne pouvait y arriver que par le ravin ou glen qui s’étendait au-dessous. Des trois autres côtés les bords étaient tellement escarpés que Brown reconnut que, le soir précédent, il avait échappé à plus d’un danger ; car s’il avait essayé de faire le tour du bâtiment, comme il en avait eu d’abord l’intention, il se serait brisé dans sa chute. Le précipice était si étroit, que dans plusieurs endroits les arbres des deux côtés opposés se touchaient. Ils étaient alors chargés de neige au lieu de feuillage, et formaient ainsi un dais de glace au-dessus du ruisseau qui coulait au fond du vallon, à travers des monceaux de neige qui donnaient à ses eaux une couleur plus sombre. Dans un endroit où le vallon était un peu plus large, et où se trouvait un espace uni entre le ruisseau et les bords escarpés de la montagne, s’élevaient les ruines du hameau où Brown s’était égaré le soir précédent. Des toits ruinés, dont l’intérieur était noirci par la fumée de la tourbe, semblaient encore plus sombres à côté des masses de neige que le vent y avait amoncelées et des glaçons dont ils étaient entourés.
Brown ne put jeter qu’un regard à la hâte sur cette scène d’hiver et de désolation, car sa conductrice, après s’être arrêtée un moment comme pour lui donner le temps de satisfaire sa curiosité, descendit à grands pas devant lui le sentier qui conduisait dans le vallon. Il conçut quelques soupçons en voyant que la vieille prenait un chemin où étaient déjà marqués quelques pas qu’il ne pouvait s’empêcher de supposer être ceux des brigands qui avaient passé la nuit dans la tour ; mais un moment de réflexion les détruisit. Il n’était pas croyable que cette femme, qui avait pu le livrer sans défense à sa troupe, aurait attendu pour consommer sa trahison qu’étant en pleins champs il eût des chances plus probables de leur échapper. D’ailleurs il était armé maintenant. Il suivit donc la vieille en silence et plein de confiance. Ils traversèrent le ruisseau à l’endroit où avaient déjà passé ceux qui les avaient précédés. L’empreinte des pas se fit voir quelque temps jusqu’à un endroit où le vallon se rétrécissait de nouveau. Mais bientôt l’Égyptienne quitta ce chemin, tourna de côté, et prit un sentier inégal et raboteux conduisant au rocher qui dominait les ruines. Quoique la neige dont la terre était couverte rendît la marche incertaine et dangereuse, Meg avançait d’un pas ferme et assuré, qui annonçait une grande connaissance du terrain. Enfin ils atteignirent le sommet du rocher par un passage si escarpé et si difficile, que Brown, bien que convaincu que c’était le même qu’il avait descendu la nuit précédente, ne fut pas peu surpris d’être venu à bout d’une telle entreprise sans s’être rompu le cou. Là commençait une plaine d’un mille ou deux de longueur, terminée par d’épaisses plantations d’une étendue considérable.
Meg continua de marcher le long du bord du ravin qu’ils venaient de gravir, jusqu’au moment où elle entendit au-dessous d’elle le bruit de quelques voix. Indiquant alors à Brown une plantation d’arbres à quelque distance : « La route qui conduit à Kippletringan, dit-elle, est de l’autre côté de ce taillis ; faites diligence autant que vous pourrez ; votre vie est plus précieuse que celle de bien d’autres. Mais vous avez tout perdu : attendez. » Et fouillant dans une grande poche, elle en tira une bourse crasseuse. « Votre famille a fait à Meg et aux siens beaucoup d’aumônes ; elle a vécu assez pour en rendre une partie. » En parlant ainsi, elle plaça la bourse dans la main de Brown.
« Cette femme est folle, » pensa-t-il. Mais ce n’était point le moment d’entrer en explication, car les voix qu’il entendait au fond du ravin étaient probablement celles des bandits. « Comment pourrai-je vous restituer cet argent, dit-il, et reconnaître le service que vous m’avez rendu ?
— J’ai deux faveurs à vous demander, répondit la sibylle à voix basse et avec vivacité : la première, que vous ne parliez jamais de ce que vous avez vu cette nuit ; la seconde, que vous ne quittiez point ce pays sans m’avoir revue ; que vous laissiez un mot aux Armes de Gordon pour m’indiquer où vous serez ; et que lorsque je vous appellerai, fût-ce à l’église ou au marché, à la noce ou à l’enterrement, le samedi ou le dimanche, un jour de festin ou de jeûne, vous quittiez tout pour venir avec moi. — Oui, si cela peut VOUS être utile, la mère. — Mais cela vous sera encore plus utile à vous-même, et c’est à quoi je pense. Je ne suis pas folle, quoique j’en aie vu assez pour le devenir ; je ne suis ni folle, ni radoteuse, ni ivre. Je sais bien ce que je demande. Je sais aussi que la volonté de Dieu a été de vous préserver dans d’étranges dangers, et que je suis l’instrument destiné à vous mettre en possession de la demeure de vos pères. Ainsi donc, donnez-moi votre parole, et rappelez-vous que cette nuit vous m’avez dû la vie. »
« Assurément, pensa Brown, il y a quelque chose d’étrange dans sa conduite, mais c’est plutôt de l’exaltation que de la folie. — Eh bien, la mère, puisque vous me demandez une chose si peu difficile, je vous engage ma parole ; j’aurai du moins l’occasion de vous rendre votre argent avec intérêts. Vous êtes une créancière d’une espèce peu commune, sans doute ; mais… — Partez, partez ! dit-elle en agitant sa main. Ne pensez pas à l’or, il vous appartient ; mais rappelez-vous votre promesse, et, je vous le recommande, ne me suivez pas, ne me regardez même pas m’en aller. » À ces mots, elle descendit le ravin avec une grande agilité, entraînant dans sa course des débris de glace et des monceaux de neige qui roulaient derrière elle.
Malgré sa défense, Brown essaya de gagner un endroit d’où il pût, sans être aperçu, voir dans le vallon au-dessous de lui, et ce ne fut pas sans difficulté (car on doit s’imaginer combien la précaution était nécessaire) qu’il y réussit. Un quartier de rocher en saillie qui s’élevait brusquement au milieu des arbres, lui offrit son abri. S’agenouillant dans la neige, et avançant la tête avec précaution, il put voir, comme il s’y attendait, la compagnie de la nuit précédente : elle était alors composée de deux ou trois hommes de plus. Ils avaient balayé la neige au pied du rocher, et creusé une fosse profonde autour de laquelle ils se tenaient, y descendant alors, enveloppé dans une toile grise, quelque chose que Brown reconnut pour être le corps qu’il avait vu ensevelir la veille. Ils restèrent silencieux pendant une demi-minute, comme s’ils eussent donné quelques regrets à la perte de leur camarade. Mais si tel était leur sentiment, ils ne furent pas long-temps sous son influence : tous se mirent en devoir de remplir la fosse ; et Brown, voyant que cette opération avançait, pensa qu’il serait mieux de suivre le conseil de l’Égyptienne. Il se mit donc à marcher aussi vite qu’il le put, et gagna bientôt la plantation qui était devant lui.
Son premier soin, en y arrivant, fut d’examiner la bourse de l’Égyptienne. Il l’avait acceptée sans hésitation, quoique avec un sentiment de répugnance inspiré par le caractère de celle qui la lui avait offerte, car elle le tirait d’un grand embarras : il n’avait en poche que quelques schellings ; son argent aussi bien que son portemanteau était en la possession des amis de Meg. Il lui fallait quelque temps pour écrire à son agent, ou même pour avoir recours à son bon hôte de Charlies-Hope, qui serait venu à son aide avec bien du plaisir. En attendant, il se détermina à user de la bourse de Meg, résolu de profiter de la première occasion pour lui rendre cet argent avec une bonne gratification. Ce ne peut être qu’une petite somme, se dit-il à lui-même, et je dois croire que la bonne dame aura quelques-uns de mes billets de banque en échange.
En faisant ces réflexions il ouvrit la bourse de cuir, s’attendant à y trouver au plus trois ou quatre guinées ; mais quelle fut sa surprise en découvrant qu’elle contenait, outre une grande quantité de pièces d’or de différentes valeurs et de divers pays, dont le montant n’allait pas loin de cent livres, plusieurs bagues de prix, des bijoux ornés de pierreries et qui paraissaient être, d’après le simple coup d’œil qu’il eut le temps de donner, d’une valeur très considérable.
Brown fut également étonné et embarrassé de se trouver possesseur d’objets d’une valeur bien au-dessus de ce qu’il avait perdu, mais qui, selon toutes les apparences, avaient été acquis par les mêmes moyens de spoliation dont il venait d’être la victime. Sa première pensée fut de s’informer de la demeure du juge de paix le plus proche, de déposer entre ses mains le trésor dont il était devenu le dépositaire d’une manière si extraordinaire, et de lui raconter en même temps son histoire non moins remarquable. Mais un moment de réflexion lui fit voir les inconvénients de celle démarche. D’abord, ce serait violer la promesse qu’il avait faite de garder le silence, et probablement compromettre la sûreté, peut-être la vie de cette femme qui avait risqué ses jours pour sauver les siens, et lui avait remis volontairement ce trésor : sa générosité deviendrait ainsi l’instrument de sa ruine ; on ne pouvait pas y penser. En outre, il était étranger, inconnu dans ce pays ; la perte de ses papiers lui ôtait même les moyens de se faire connaître, d’établir sa qualité au magistrat, peut-être ignorant et stupide, auquel il pouvait s’adresser. « J’y réfléchirai plus mûrement, dit-il ; peut-être y a-t-il un régiment en garnison dans la ville voisine ; et alors ma connaissance du service, mes relations avec un bon nombre d’officiers de l’armée, m’assureront sans doute un crédit que je ne pourrais obtenir d’un juge civil : l’officier commandant m’aidera à arranger cette affaire de manière que cette malheureuse folle, dont la méprise ou les préventions ont eu pour moi de si heureux résultats, ne soit pas inquiétée. Un magistrat civil pourrait se croire obligé de la faire arrêter et de la faire mettre en prison, et j’aurais à me reprocher tout ce qui pourrait s’ensuivre. Non, fût-elle le diable, elle a bien agi avec moi, j’agirai de même avec elle ; elle jouira du privilège d’une cour martiale, où le point d’honneur est la première loi. En outre je dois la revoir à Kipple… Couple… Je ne sais comment elle appelle cet endroit ; alors je lui rends sa bourse, et si la justice met la main sur elle, je n’y aurai pas contribué. »
Plein de cette idée, Brown prit dans la bourse de l’Égyptienne trois ou quatre guinées, pour subvenir à ses dépenses les plus urgentes, et, remettant le reste dans la bourse qu’il referma, il résolut de ne point la rouvrir avant de l’avoir rendue à celle qui la lui avait donnée, ou mise entre les mains de quelque fonctionnaire public. Se souvenant alors du coutelas qu’il avait emporté de la cabane, son premier mouvement fut de le jeter dans la plantation ; mais comme il pouvait encore rencontrer les brigands, il ne put se résoudre à s’en défaire. Quoique simple, son habit de voyage avait une coupe militaire qui lui permettait d’y ajouter une arme sans paraître ridicule. D’ailleurs, si les personnes étrangères à la profession des armes commençaient à s’abstenir de porter l’épée, l’usage en était encore trop répandu pour que les personnes qui continuaient de s’y conformer, attirassent l’attention sur elles. En conséquence, Brown conserva cette arme pour sa défense, et plaça la bourse de l’Égyptienne dans une poche secrète, et, traversant bravement le bois, il se dirigea vers la grande route que lui avait indiquée l’Égyptienne.