Gustave Flaubert (Thibaudet)/Madame Bovary


Gallimard (p. 92-122).
5. « Madame Bovary »


Je laisse de côté la question des origines réelles de Madame Bovary. Il est certain qu’il y eut une vraie Mme Bovary, Mme Delamarre, née Couturier, décédée le 7 mars 1848, à Ry, et que d’autres ont posé pour certaines attitudes des personnages. Mais la chronique locale s’est emparée de tout cela, a donné des précisions fantaisistes, formé une légende, et dans le village de Ry les marchands de cartes postales vendent aux touristes tout le décor de Madame Bovary, comme ils pourraient vendre à Tarascon la maison du baobab. Flaubert a exagéré quand il a dit que Madame Bovary était une invention et qu’Yonville-l’Abbaye n’existait pas. D’autre part, on a exagéré dans le sens contraire. Ce qui est sûr et ce qui importe ici, c’est, comme il l’écrit en 1853, que « ma pauvre Bovary sans doute souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même[1] ». Et, ce bout de la chaîne posé, posons l’autre bout. Descharmes écrit : « Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que, Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Madame Bovary, il aurait répondu très nettement et plusieurs fois répété : « Mme Bovary, c’est moi ! — D’après moi[2]. »

Il faut se défier en général des on-dit, mais je suis bien certain que celui-ci n’est pas de l’invention d’une vieille demoiselle. En 1850, à Constantinople, Flaubert apprit la mort de Balzac, et dans une lettre à Bouilhet il exprime son émotion. Je ne sais si, rêvant alors Madame Bovary, il a pensé qu’il y avait là une succession ouverte et une suite à prendre, mais tout se passe comme si, en ces années cinquante, décisives pour l’histoire du roman, se développait de Balzac à Flaubert une logique intérieure au roman, comme, de Corneille à Racine, se développe une logique intérieure à la tragédie. Le roman de Balzac était un roman construit, quelquefois trop construit ; et une puissante imagination romanesque restait toujours allumée comme un feu de forge dans l’atelier du Cyclope. Balzac était romancier avec la même puissance créatrice que Corneille était dramaturge. Mais c’est bien à l’antipode du roman balzacien que se place Flaubert quand il écrit ceci (à quoi aurait souscrit en partie l’auteur de Bérénice) : « Je voudrais faire des livres où il n’y eût qu’à écrire des phrases (si l’on peut dire cela), comme pour vivre il n’y a qu’à respirer de l’air ; ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effet, tous les calculs de desseins et qui sont de l’art pourtant, car l’effet du style en dépend et exclusivement. » La valeur suprême est pour lui un intérieur vivant, une pureté et une plénitude de respiration aisée. Mais cette primauté une fois posée (qui est celle de Racine aussi et non de Corneille ni de Balzac) ne l’empêche pas de s’acquitter supérieurement, comme Racine, de toutes ces nécessités de l’œuvre d’art, de toutes ces machines qui l’embêtent, qu’il exécute à froid et qui ne font pas corps, comme chez Balzac, avec le premier jet, avec l’idée organique de l’œuvre. De sorte que la technique de Madame Bovary est presque devenue, pour le roman, un modèle et un type analogue à ce qu’est Andromaque dans la tragédie. Aujourd’hui, si dans un cercle de romanciers et de critiques on entame une discussion sur l’art du roman, l’exemple de Madame Bovary sera bientôt allégué, reviendra invinciblement à l’appui de toutes les théories et nourrira une bonne partie de la discussion.

Cependant Flaubert lui-même considère avec quelque réserve inquiète la composition de son roman, il n’en est pas plus content que de celle de Salammbô et de la seconde Éducation, et il finira même, avec Bouvard, par renoncer à peu près à toute composition dans le sens ordinaire du mot.

« Je pense, écrit-il, que ce livre aura un grand défaut, à savoir le défaut de proportion matérielle, j’ai déjà 260 pages et qui ne contiennent que des préparations d’action… Ma conclusion, qui sera le récit de la mort de ma petite femme, son enterrement et les tristesses du mari qui suivent, aura 260 pages au moins. Restent donc pour le corps même de l’action, 120 ou 160 pages tout au plus. » Mais il fait ensuite remarquer à sa décharge que le livre est « une biographie plutôt qu’une perspective développée. Le drame y a peu de part ; si cet élément dramatique est bien noyé dans le ton général du livre, peut-être ne s’apercevra-t-on pas de ce manque d’harmonie entre les différentes phases quant à leur développement, et puis il me semble que la vie en elle-même est un peu ça. » Les termes qu’emploie ici Flaubert sont caractéristiques. Drame, élément dramatique, sont donnés comme synonymes, à peu près, de composition, et il semble que le roman puisse les éliminer précisément dans la mesure où il n’est pas du théâtre. Le théâtre, qui abstrait et retient des moments privilégiés, des moments de crise, est bien obligé de composer, de grouper ces moments de façon à faire tenir le plus grand effet utile dans le plus petit espace ; il est dominé par le temps, alors que le romancier domine le temps, a le temps, taille à loisir une vie entière dans l’étoffe du temps. Le roman de Flaubert n’est pas une « comédie humaine », comme l’est souvent celui de Balzac, mais du roman pur. À plus forte raison n’est-il pas du roman dit romanesque, étiquette artificielle et fausse, qui désigne simplement une contamination bâtarde de récit et de coups de théâtre, et qui n’a jamais produit une œuvre parfaite : le Colonel Chabert, qui en est peut-être le chef-d’œuvre, ne saurait être mis au rang du Père Goriot et de la Recherche de l’absolu, et cela précisément pour ces raisons de genre.

Comme David Copperfield ou le Moulin sur la Floss, Madame Bovary peut donc passer pour une biographie, et plutôt pour une suite des vies impliquées les unes dans les autres que pour une biographie individuelle. D’un certain point de vue, la biographie individuelle qui donne au roman non sa figure principale, mais sa dimension extérieure dans la durée, serait celle de Charles Bovary, puisque le livre s’ouvre sur son entrée au collège – et sur sa casquette – et se ferme sur sa mort.

Plus précisément, il semble que Madame Bovary soit une biographie de la vie humaine plutôt que la biographie de quelqu’un (à la limite théorique du roman, il y aurait un pur schème de vie, comme, à la limite théorique du théâtre, il y aurait un pur schème de mouvement). Être homme, c’est se sentir comme un réservoir de possibilités, comme une multiplicité d’êtres virtuels, et être artiste, c’est amener ce possible et ce virtuel à l’existence. Évidemment, ce ne serait pas sans un artifice qu’on appliquerait cette vérité générale à tous les personnages d’un roman, et par exemple à Charles Bovary. Les premières pages du livre, faites de souvenirs de collège, mettent au point pour nous cette situation complexe. Elles sont destinées à créer une atmosphère, et aussi à placer Flaubert dans l’atmosphère de son travail. Jusqu’ici, dans tous ses livres, Flaubert s’est représenté lui-même. Cette fois, dans cette conversion littéraire apparente qu’est sa Bovary, il remonte jusqu’aux débuts de sa vie pour y chercher un être absolument opposé à lui, ou plutôt un non-être opposé à son être. « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de rien se rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré. » Mais précisément Madame Bovary a été écrite parce que dès le collège, dans le raccourci d’humanité qu’est une classe, toute la vie de Charles était préfigurée. Charles y était sans le savoir déjà épousé par l’Emma Flaubert qui allait, en le traînant avec elle à la lumière de la célébrité, former avec lui un couple indissoluble, l’Emma qui dans les Mémoires d’un fou écrivait : « Je me vois encore, assis sur les bancs de la classe, absorbé dans mes rêves d’avenir, pensant à ce que l’imagination d’un enfant peut rêver de plus sublime, tandis que le pédagogue se moquait de mes vers latins, que mes camarades me regardaient en ricanant. Les imbéciles ! eux rire de moi ! eux si faibles, si communs, au cerveau si étroit ; moi dont l’esprit se noyait sur les limites de la création, qui étais perdu dans tous les mondes de la poésie, qui me sentais plus grand qu’eux tous, qui recevais des jouissances infinies et qui avais des extases célestes devant toutes les révélations intimes de mon âme ! » Heureuses brimades ! Elles vous apportent la conscience, vous habituent à vous brimer vous-même et à continuer ainsi le service rendu par autrui, vous amènent à cette délivrance, à cette opération sur vous qui vous permettent d’écrire Madame Bovary, et de rendre aux lourdauds qui vous ont brimé, quand vous les élevez à l’existence littéraire, le bienfait même que vous tenez d’eux !

Le roman de Flaubert est contenu entre la casquette de Charles Bovary et le mot profond, le seul qu’il prononça dans sa vie et après lequel il n’a plus qu’à tomber à terre comme la pomme mûre : « C’est la faute de la fatalité ! » Il a ce commencement et cette fin. Flaubert, dans une page de Par les champs, avait déjà compris que le chapitre des chapeaux restait à écrire en littérature, et le morceau sur le chapeau breton préludait à la page de la casquette. Avec ses « profondeurs d’expression muette comme le visage d’un imbécile », la casquette contient déjà tout Yonville-l’Abbaye. Une pauvre vie, une vie tout de même ; le roman d’une pauvre vie, mais d’une vie ! s’apprête à coiffer ce front d’enfant qui ne s’appelle pas Charles, mais Légion, et qui a été placé, par un autre jeu ironique de la destinée, sous l’œil du camarade dont les vers latins égayent le pédagogue et la classe. Casquette, dans certain domaine de l’art, parente du panache blanc de Henri IV et de celui de Cyrano, de la petite plume et du point blanc dans Un coup de dés.

Il y a là un lyrisme ou plutôt un contre-lyrisme proprement flaubertien, qui demande une initiation, et devant lequel plus d’un lecteur fronce le sourcil. À la fois le comble du gratuit et le comble de l’essentiel (ce qui pourrait être une définition de certain lyrisme pur et du symbolisme spontané). Flaubert a posé trois fois sur son roman cette touche de grand poète, pareille au coq de la Ronde de nuit ; avec la casquette, la pièce montée de la noce et le jouet des enfants Homais. Nous ne connaissons jusqu’à présent ce dernier que par ces lignes de Du Camp : « Flaubert avait imaginé de faire la description d’un jouet d’enfant qu’il avait vu, dont l’étrangeté l’avait frappé et qui, dans son roman, servait à amuser les fils de l’apothicaire Homais. Il n’avait pas fallu moins d’une dizaine de pages pour faire comprendre cette machine compliquée, qui figurait, je crois, la cour du roi de Siam. Entre Flaubert et Bouilhet la bataille dura huit jours, mais la victoire finit par rester au bon sens et le joujou disparut du livre, d’un jouet il n’était qu’un hors-d’œuvre qui ralentissait l’action. » C’était se demander ce que dans le Satyre

Jadis lonstemps avant que la lyre thébaine…

vient faire. Ce texte existe encore sans doute dans les brouillons de Flaubert. Il pourrait alors figurer un jour dans les éditions de Madame Bovary, comme l’invocation aux Muses, de l’Esprit des lois, rayée par Montesquieu, sur des réclamations de même acabit, est rétablie par une note dans toutes les éditions récentes de son œuvre.

Le développement, dans le roman de Flaubert, a lieu non par addition, mais par épanouissement, enrichissement concentrique d’un thème posé d’abord de la façon la plus simple. Et cela c’est la forme même de la fatalité qui s’établit. Nous appelons fatal ce qui était déjà donné réellement dans une situation antérieure sans l’être apparemment. Nous avons le sentiment de la fatalité quand nous sentons que ce n’était pas la peine de vivre, puisque nous en revenons exactement au point fixé pour nous avant que nous eussions vécu, lorsque nous voyons que le chemin où nous avions cru aller à la découverte suivait en réalité la forme du cercle où nous étions enfermés.

Le roman de la fatalité, et pourtant le roman de la vie, et le roman de l’amour.

Pour une heure de joie, il faut aimer la vie.
Qui donc, une heure au moins, n’est heureux à son tour ?

Les êtres dont la destinée serre le cœur quand nous la regardons dans sa suite et dans son unité, ils ont connu le moment sacré après lequel toute créature décline et ne compose plus ses jours qu’à la mesure de son tombeau : Charles, lorsque, caché dans un chemin creux, il a vu à la fenêtre de la ferme le signal par lequel le père Rouault lui apprenait qu’il était accepté, Emma dans les premiers temps de ses amours avec Rodolphe. Le roman n’est pas pessimiste ni ironique dans sa totalité, les valeurs lumineuses et les valeurs sombres sont équilibrées, Flaubert n’est pas encore arrivé à l’âcreté de Bouvard.

Les deux cercles concentriques, c’est Tostes et Yonville. Tostes est une image plus sommaire et plus vide d’Yonville, et le passage d’un bourg à un autre, d’une vie à une autre vie qui est pourtant la même, chez les Bovary, forme un chef d’œuvre de gradation savante et de composition. Tostes ressemble à Yonville, mais comme un crayon à un tableau fini ; Flaubert se garde bien de meubler son premier dessin, et pourtant toutes les valeurs d’Yonville sont là, sans noms propres, réduites à des traits généraux, à des types abstraits, à des maquettes. « Tous les jours, le maître d’école, en bonnet de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde champêtre passait, portant son sabre sur sa blouse. » Ces deux anonymes suffisent ici pour exprimer la régularité d’une petite ville. Mais une petite ville n’est pas seulement une horloge à automate, c’est de l’humanité, c’est le désir d’être ailleurs, c’est du bovarysme, et le perruquier figure cette valeur et l’élément artiste. « Il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans une grande ville, comme à Rouen, par exemple, sur le port, près du théâtre il restait toute la journée à se promener en long, depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre et attendant la clientèle. » L’orgue de Barbarie, sous les fenêtres, met la musique qui convient, première ébauche du roman qui recueillera ces existences.

Avec le séjour à Tostes finit la vie conjugale vraie de Mme Bovary, la vie à deux. Comme il s’agissait de traiter cette vie à deux, d’autres personnages étaient inutiles et Flaubert n’en a pas mis, sauf la bonne. Tostes n’est pas un lieu d’événements, mais résume la manière d’être de Charles, sa façon de vivre, de dormir, de s’habiller, de manger, tout ce qui « énerve » sa femme et l’amène à la neurasthénie. La première partie est close quand elle jette au feu son bouquet de mariage. « Elle le regarda brûler, les petites baies de carton éclataient… »

À ce crayon succède le tableau, le lieu des personnages et des événements. Tostes, c’est la petite ville, Yonville c’est aussi la petite ville, mais c’est également Yonville, Tostes se fondait dans la petite ville, mais maintenant la petite ville s’absorbe dans la réalité d’Yonville et devient cette réalité : transsubstantiation ordinaire de l’art. Aussi la deuxième partie commence-t-elle par une ample description d’Yonville, à la manière de Balzac. Il s’agit de poser un décor vrai, non pour la comédie humaine, mais pour la comédie de la bêtise humaine, de la misère humaine, et Flaubert s’en acquitte avec une minutie tranquille et impitoyable : la maison du notaire, l’église, la mairie, et, en face de l’hôtel du Lion-d’Or, la pharmacie de M. Homais, avec ses bocaux rouges et verts qui font le soir une flamme de bengale. Le repas au Lion-d’Or est le type technique (peut-être trop technique) d’exposition, comme celle de Bajazet dans la tragédie ; tous les personnages d’Yonville y sont campés sous l’éclairage qui leur convient et Homais s’y épanouit tout entier. Voilà le milieu privilégié où tous les caractères viendront en lumière, où les destinées s’accompliront, et d’abord celle d’Emma.


Emma passe avec raison pour un des plus beaux caractères de femme du roman, et le plus vivant et le plus vrai. « Un chef-d’œuvre, disait Dupanloup à Dumas, oui, un chef-d’œuvre, pour ceux qui ont confessé en province[3]. » Flaubert avait substitué à l’expérience du confesseur son intuition d’artiste ; il n’eût pas réalisé ce chef-d’œuvre s’il ne s’était identifié à son héroïne, n’avait vécu de sa vie, ne l’avait créée, non seulement avec des souvenirs de son âme, mais des souvenirs de sa chair. Elle n’est pas faite du même point de vue ironique et extérieur que les autres personnages du roman. Les femmes ne s’y trompent pas, elles reconnaissent en elle leur misère et leur beauté intérieures, comme un homme d’imagination noble se reconnaît dans Don Quichotte. Lors de son procès, Flaubert eut pour lui, dit-on, l’impératrice.

Emma est une véritable « héroïne » de roman (au contraire de Sancho et de Homais qui sont des contre-héros), pour cette seule raison qu’elle a des sens. Brunetière, voulant expliquer l’échec de l’Éducation sentimentale et la supériorité de Madame Bovary, dit que le caractère d’Emma présente ce quelque chose de « plus fort ou de plus fin que le vulgaire », sans lequel il n’est pas de vrai et grand roman. « Dans cette nature de femme, à tous autres égards commune, il y a quelque chose d’extrême, et de rare, par conséquent, qui est la finesse des sens[4]. » Au contraire, il n’y a rien d’extrême ni de rare chez aucun des personnages de l’Éducation. Mais Faguet écrit : « Mme Bovary n’est pas précisément une sensuelle ; avant tout c’est une romanesque, donc, comme disent les psychologues, une cérébrale ; et donc sa première faute sera une incartade de l’imagination bien plus qu’une surprise des sens. Connaître l’amour, ce sera la raison de sa première chute ; se donner à celui qu’on aime, ce sera la raison de la seconde[5]. »

C’est évidemment ici Brunetière qui a raison. Emma est d’abord une sensuelle, comme un artiste est d’abord un homme qui a des sens ou un sens exceptionnellement puissant. Et voilà pourquoi Flaubert peut, comme artiste, s’identifier avec elle et dire : Mme Bovary, c’est moi. Toutes les fois qu’Emma est purement sensuelle, il en parle avec une émotion délicate et presque religieuse, comme Milton parle d’Ève ; il quitte le ton impassible ou ironique, il s’abandonne à cette musique par laquelle l’auteur assume son personnage et le prend pour son substitut. Ainsi quand elle vient de s’abandonner à Rodolphe : « Les ombres du soir descendaient, le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassées. » Si le roman par lui-même est un être, une substance, Emma est portée par son flot, elle est ce flot, et Rodolphe, ici, est posé à sec parmi les cailloux du rivage.

Mais Flaubert, qui semble prévoir ses critiques, remarque justement que « les gens d’esprit veulent des caractères tout d’une pièce et conséquents (comme il y en a seulement dans les livres) ». Au contraire, pour lui « Ulysse est peut-être le plus fort type de toute la littérature ancienne, et Hamlet de toute la moderne ». Mme Bovary n’est pas un caractère simple. À sa sensualité sont jointes une imagination vulgaire et une grande naïveté, c’est-à-dire, en somme, de la sottise. Il fallait à Flaubert un tel personnage pour satisfaire à la fois son instinct de poète et sa faculté critique, son goût de la beauté et son goût du grotesque triste.

Plus précisément, chez Emma comme chez Don Quichotte, le désir et les choses désirées n’ont pas le même coefficient, ne sont pas placés par l’auteur sur le même plan. Le désir sensuel d’Emma, l’imagination généreuse de Don Quichotte, sont par eux-mêmes des réalités magnifiques où Cervantès et Flaubert reconnaissent et projettent le meilleur de leur cœur. Ils admirent le désir et l’ivresse, mais ils sourient des choses désirées, du flacon qui sort d’une pharmacie ridicule. Ni l’un ni l’autre n’ont d’illusion sur la valeur des objets de désir et d’imagination, et une moitié de l’artiste, la moitié réaliste, peindra impitoyablement ces objets médiocres et dérisoires. Flaubert n’écrivit Madame Bovary qu’après avoir été chercher au pays même de l’Ecclésiaste de nouvelles raisons de dégoût et son diplôme d’aumônier des Dames de la Désillusion.

En dehors de son désir et de ses sens, tout en elle est médiocre. Elle est marquée d’un trait terrible, « incapable de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait pas par des formes convenues ». Elle a conservé un fond de paysanne normande, « guère tendre, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles ».

Elle est ardente beaucoup plus que passionnée. Elle est faite pour aimer l’amour, aimer le plaisir, aimer la vie, beaucoup plus que pour aimer un homme, faite pour avoir des amants plus que pour avoir un amant. Évidemment elle aime Rodolphe de toute sa chair, et ce moment est celui de sa pleine, parfaite et brève floraison, mais il suffit de sa maladie pour faire passer cet amour. Ce n’est pas par l’amour qu’elle périt, mais par une faiblesse et une imprévoyance générale, une candeur qui la dispose à être trompée, tant en affaires qu’en amour, l’incapacité de vivre ailleurs que dans le présent, de ne pas céder à une impulsion. Lorsque, dans son premier amour silencieux pour Léon, elle paraît résister, et résiste en effet, cette résistance extérieure n’est que la carapace à l’intérieur de laquelle s’épanouit librement et ardemment ce que Flaubert connaissait si bien, la delectatio morosa. « Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité. Mais elle était pleine de convoitise, de rage et de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en racontaient pas les tourments. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à son aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ignorés ; en sa présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse. » (Ne sont-ce pas là des souvenirs d’adolescence que Flaubert tire de sa mémoire, et qu’il transpose audacieusement en une femme ?) Tout cela fait le temps nécessaire à l’être nouveau d’Emma pour se former à l’intérieur d’elle-même, et sortir à la lumière quand le moment sera venu. Alors, dès que le désir sensuel de son amant la saisira, elle ira simplement le chercher chez lui. Sa dernière vie, celle qui la conduira à la mort, sera une vie toute personnelle, toute réduite à l’injustice et au crime de l’individu. Le roman de Flaubert est aussi janséniste que la Phèdre de Racine, et il a donné à la mort d’Emma une figure de damnation. Il a voulu que le démon y fût présent, sous la figure de l’aveugle, du monstre grimaçant entrevu dans ces voyages à Rouen qui la menaient à l’adultère, du mendiant à qui elle a jeté sa dernière pièce d’argent comme le suicide jette au diable une âme perdue. Elle meurt dans un rire atroce de désespoir et d’horreur en l’entendant chanter sous sa fenêtre : « Croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement. » Et ce symbole de damnation était certainement dans l’esprit de Flaubert, qui, écrit-il à Bouilhet, a absolument besoin que l’Aveugle soit à Yonville pour la mort d’Emma et a dû imaginer à cet effet la pommade du pharmacien. Lamartine qui fut bouleversé par Madame Bovary, disait à Flaubert que cette fin le révoltait, que l’expiation était par trop disproportionnée à la faute. Et il est bien évident que nous sommes là sur le registre opposé à Jocelyn.

C’est que Lamartine dans Jocelyn se complaisait en lui-même, tandis que Flaubert dans Madame Bovary s’acharne sur lui-même. Emma incarne la double illusion dont la place en lui est encore fraîche. D’abord l’illusion dans le temps, qui est le propre du désir, et qui est d’ailleurs aussi nécessaire à la vie que l’eau aux plantes. « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur. » Puis la même illusion dans l’espace : « Plus les choses étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui-semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions. » Au couvent, elle rêvait du dehors, et plus tard, elle s’imaginera sa vie de couvent comme le seul moment où elle aura été heureuse, parce qu’à ce moment le monde n’était qu’une page blanche et son cœur une disponibilité infinie. Revenue chez son père, elle n’y peut supporter la vie rustique, et Charles, le médecin bien portant, qui parcourt les routes sur son cheval, est accepté par elle simplement parce qu’il est le dehors. Et quand elle l’a épousé, elle rêve, elle désire ailleurs. C’est donc bien, après la femme sensuelle qu’y voit Brunetière, la femme romanesque qu’y voit Faguet. Mais c’est encore autre chose.

C’est une malchanceuse, et Madame Bovary nous paraît par un certain côté le roman de l’échec, de la guigne, d’un engrenage de circonstances aussi obstinément défavorables que celles du Train de 8 h. 47. Emma est-elle si ridicule et se trompe-t-elle tellement lorsqu’elle pense qu’entre d’autres êtres, dans un autre milieu, ses désirs eussent été satisfaits et elle eût été relativement heureuse ? Certes, il est nécessaire que Don Quichotte soit déçu, car il vit dans un temps et dans un pays où il y a beaucoup de moulins à vent, mais pas du tout de chevaliers. La malchance n’y est pour rien, alors qu’elle est pour beaucoup dans le malheur d’Emma. À voir comme elle est facilement et durablement séduite par ses amants, il semble bien qu’un mari comme il y en a tout de même eût donné satisfaction à ses sens et à son cœur. Charles, dirait-on, a été construit exprès contre elle. Elle « avait fait des efforts pour l’aimer et s’était repentie en pleurant d’avoir cédé à un autre ». Il a fallu que l’accident du pied-bot vint lui démontrer l’incurable imbécillité de son mari. Charles qui vient d’échouer devient la cause et le symbole de tous les échecs dont est faite la vie d’Emma. Elle aurait pu avoir la grande revanche et la grande fierté de la femme, mettre un homme au monde. « Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, et s’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche de toutes ses impuissances passées. » Et c’est une fille. Elle aurait pu, puisqu’elle cherche un secours religieux, ne pas tomber sur l’exceptionnel Bournisien, fait lui aussi sur mesure pour sa mauvaise chance. Sa seule fréquentation à Yonville est Mme Homais qui, par un raffinement de cruauté du sort, est en femme ce que Bovary est en homme. Et Lheureux ! (le triomphateur du roman avec Homais, le bien nommé comme Emma pourrait être appelée la malheureuse). Les murs contre lesquels elle finira par se briser la tête sont construits autour d’elle par une sorte de mauvais destin artiste. Quand Charles dit : C’est la faute de la fatalité ! le lecteur fait écho, et sent là une histoire de fatalité. Roman de l’amour sensuel comme Manon Lescaut, roman du romanesque comme Don Quichotte, Madame Bovary est par surcroît le roman de la destinée comme Candide.

Il n’y a roman de la fatalité, de la destinée, que là où il y a absence de volonté. Et c’est le cas d’Emma. Pas de volonté en elle, ni, dans son mari, auprès d’elle. Une volonté pour la séduire, Rodolphe ; une volonté pour la dépouiller, Lheureux. À défaut de volonté, il y aurait pourtant en elle assez de passion, de spontanéité nerveuse, d’égoïsme sombre, pour pousser un homme au crime. « As-tu tes pistolets », nous montre qu’elle ferait de Rodolphe un meurtrier ; « À ton étude ! » qu’elle ferait de Léon un voleur ; et le « Madame, y pensez-vous ? » de Binet répond à quelque propos concernant la caisse du percepteur.

Créature de passion, elle ne se tue pas pour une histoire d’amour, mais pour une affaire d’argent ; elle n’est pas châtiée comme adultère, mais comme maîtresse de maison désordonnée. On a pu s’en étonner, estimer que les deux parties ne se raccordaient pas. Il n’importe pas du tout qu’elles se raccordent logiquement (les raccords logiques sont en art le meilleur moyen de faire du faux). Mais elles s’accordent dans la chair et le sang d’une créature vivante. La beauté pour la femme est d’abord la beauté du décor, et, pour une bourgeoise fille de paysan, la substance et le poids de la vie seront faits naturellement d’une certaine argenterie vulgaire. On a remarqué qu’avec Gil Blas le roman fait une part à la nourriture, et que Lesage le premier met ses gens à table. Balzac avait introduit pareillement dans le roman des vies dont le tragique est fait de l’accroissement ou de la diminution d’une fortune, et où tous les sentiments subissent le reflet ou la déformation de l’argent. Il y avait là, au XIXe siècle, une véritable nécessité du roman réaliste. Dans le monde bourgeois (et aussi dans l’autre), l’amour ne s’isole pas plus de l’argent que dans la tragédie classique il ne s’isolait de l’ambition, de la gloire, des affaires des rois. Léon et Lheureux sont, dans la dernière partie du roman, les deux bouts de la chandelle ridicule qu’Emma brûle à la fois.

Tout ce côté du roman est amorcé par le bal de la Vauhyessart. Emma avait des souliers de satin « dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux ; au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas ». Elle avait vu autrefois l’amour comme une chose merveilleuse dans ses rêves de pension. Le bal du château lui a montré que ce monde des keepsakes et des romans existe, et elle l’identifie avec la richesse. Il lui en est resté le porte-cigares qu’elle a ramassé, et sur lequel elle reconstitue, comme sur un document archéologique, l’amour et le luxe, mêlés comme une âme et un corps en un songe de vie idéale. « Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes avec les délicatesses du sentiment. » Et la même vie se déroulera pour elle en deux formes sur les deux registres. Les désillusions de l’une seront celles de l’autre. Rodolphe et Lheureux sont placés de chaque côté de sa vie pour l’exploiter et la perdre, non par méchanceté, mais parce qu’ils agissent selon la loi de la nature et de la société, selon le « droit », le droit du séducteur qui se confond en France avec le droit des mœurs, et le droit de l’usurier qui se confond avec le droit de la loi. Après la lettre de Rodolphe, Emma fait une longue maladie, elle manque de mourir, et, après l’exploit envoyé par Lheureux, elle meurt vraiment. Les deux visages de sa destinée sont symétriques. Et cette destinée ne fait qu’un bloc et qu’un être. « Les appétits de la chair, les convoitises d’argent et les mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souffrance, et au lieu d’en détourner sa pensée, elle l’y attachait davantage, l’excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions… Elle s’irritait d’un plat mal servi ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite. »

C’est ainsi que Mme Bovary a pu, à force de réalité, dépasser la réalité pour devenir un type, au même degré que Sancho et Tartuffe. La victime de l’amour et la victime de l’usure paraissent au critique se raccorder mal, exactement comme l’hypocrisie de Tartuffe et son imprudence amoureuse se raccordent mal pour La Bruyère, qui, le transposant sur le plan critique, en fait un Onuphre. Ainsi Faguet déclare ne pas comprendre le raccord entre l’ambition de Julien Sorel et l’acte de vengeance impulsive qui lui fait tirer un coup de pistolet sur Mme de Rênal, et il essaie, lui aussi (dans son « Stendhal » de Politiques et moralistes), de le rectifier en un Onuphre. Or, il semble bien qu’une créature d’art ne devienne un type que si elle comporte une de ces divergences apparentes ; elle a besoin, comme les atomes d’Épicure, de ce clinamen ; on dirait qu’ici encore le relief n’est obtenu que par la juxtaposition de deux images et par les lois de la vision binoculaire. Flaubert, lorsqu’il s’était mis à son énorme Tentation de saint Antoine, avait pensé écrire son Faust. Il dut s’apercevoir qu’il s’était trompé. Mais il est curieux que ce soit précisément en tournant le dos, après son voyage, à la Tentation, et en écrivant, selon le conseil de Bouilhet, l’histoire de Delamarre, ou plutôt de la femme de Delamarre, qu’il ait réalisé une sorte de Faust français.

Évidemment, depuis les notes à l’encre rouge de mes copies d’écolier jusqu’aux amicales remarques des confrères qui veulent bien éclairer mon écriture en la discutant, j’ai été trop souvent accusé de « rapprochements forcés » pour qu’ici je ne garde pas quelque réserve et quelque sourire. Il y a une hiérarchie entre les types comme il y a une hiérarchie entre les êtres de la nature. Mettez, si vous voulez, que Madame Bovary est à Faust ce que le Lutrin est à l’Enéide, c’est-à-dire, d’un certain point de vue et avec ce sentiment du « grotesque triste » qu’avait Flaubert, une parodie. Mais enfin, comme disait Rodin, une statuette de Tanagra peut être aussi grande et plus grande que la tour Eiffel. La grandeur est faite de rapports et non de dimensions, est une œuvre d’art et non une œuvre de matière, et Madame Bovary contient les mêmes rapports d’humanité, par conséquent la même humanité que Faust. La disproportion entre le rêve et la réalité, la tristesse et les désillusions qui suivent les ambitions de science, d’amour ou d’action, ce qui a fourni à d’autres littératures les types de Don Quichotte et de Faust, a fourni, dans le pays de La Fontaine et de Voltaire, le type d’Emma Bovary, et n’a fourni que celui-là.

Rousseau, qui reprochait à Molière d’avoir rendu la vertu ridicule, aurait estimé pareillement que Flaubert, en Charles Bovary, ridiculisait la bonté. Cet homme qui n’a jamais fait de mal à personne est, du même fonds, le type de l’imbécile. Imbécile dans sa pensée, « trottoir de rue » où ne passent que des idées reçues. Imbécile en action, incapable de faire quoi que ce soit, s’effondrant dans la lamentable opération du pied-bot, triple aveugle entre sa femme qui le trompe, le pharmacien qui le supplante et les gens de loi qui rongent sa maison. En réalisant de façon si vivante un personnage si paradoxalement nul, Flaubert a accompli un tour de force pareil à celui du chapeau chinois de Villiers, jouant sans défaillance une partition faite tout entière de silences. Peut-être y a-t-il là une idéalisation par en bas qui fait de Charles le personnage le moins vraisemblable du roman. La vie n’arrive jamais à user aussi parfaitement un galet. Cette absence pure de caractère est un caractère rare. On conçoit que le mot sur la fatalité sorte naturellement de lui. Toute sa vie il a été agi. Il semble que son infortune conjugale soit vraiment sa seule raison d’être et arrive seule à lui donner quelque figure. Avant la promenade à cheval qui va consommer son malheur, il écrit à M. Boulanger que « sa femme était à sa disposition », et quand elle revient, il lui trouvera « bonne mine ». Ce cocuage spontané fait fonction chez lui d’esprit, comme la faute de la fatalité fait fonction de philosophie.

Pour sa femme, il n’est pas quelqu’un, il n’est pas quelque chose. Il est. Et cette existence nue devient pour elle l’existence tout entière en tant que fardeau. Elle subit le supplice que Mézence infligeait à ses prisonniers, quand il les liait à un cadavre : supplice de la femme qui n’a rien d’autre chose à reprocher à l’homme que d’exister, d’exister avec un poids terrible. Le jour où Emma s’aperçoit qu’elle aime Léon, c’est au cours d’une promenade avec Charles et les Homais. Emma, qui donnait le bras au pharmacien, « s’appuyait un peu sur son épaule, et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume, sa pâleur éblouissante ; mais elle tourna la tête : Charles était là. Il avait sa casquette enfoncée sur ses sourcils, et ses deux grosses lèvres tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide ; son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait étalée sur la redingote toute la platitude du personnage ». Du disque du soleil, ses yeux sont tombés sur ce bloc noir et obtus. On ne saurait imaginer de coupe plus significative que les deux points, et de verbe plus expressif que le simple auxiliaire dans « Charles était là ». Il est, et sa bêtise, son crime sont d’être.

Quand Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi », cette Mme Bovary avait bien Charles pour mari et pour impossibilité. Flaubert a donné à Charles tous les caractères qui lui étaient odieux chez les bourgeois, odieux, disait-il, à crier littéralement, comme Emma. Dans les préparations de son roman, il écrit de lui : « Vulgarité intime jusque dans la manière dont il plie précautionneusement sa serviette, – et dont il mange sa soupe. – Animalité de ses fonctions organiques. – Il porte l’hiver des gilets de tricot et des chaussettes de laine grise à bordure blanche. – Bonnes bottes. Habitude de se curer les dents avec la pointe de son couteau et de couper le bouchon des bouteilles pour le faire rentrer. » À côté d’Emma, il fallait placer le contraire absolu de la passion, un homme paisible et plein de vénération, une acceptation passive et moutonnière qui le fera bien en effet reconnaître dans la ligne d’une fatalité. Quand sa mère et sa femme se disputent, « Charles ne savait que répondre ; il respectait sa mère et il aimait infiniment sa femme ! il considérait le jugement de l’une comme infaillible, et cependant il trouvait l’autre irréprochable ». Le contraire exactement des énervements, des colères et des partis pris de Flaubert. Satisfait des autres, il l’est, par surcroît, de la vie. Il est installé en elle et la broute, comme un herbivore dans un pré. La naissance de leur fille marque pour Emma un nouvel échec de sa vie sacrifiée. Mais Charles, « l’idée d’avoir engendré le délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long et s’y attablait sur les deux coudes avec sérénité ». Le vrai péché originel de l’esprit pour Flaubert : être content de la vie, content de l’avoir transmise, être l’homme de la nature, méprisé par l’homme de la grâce.

Flaubert, dans le plan de son roman, appelle Léon une « nature pareille à celle de Charles, mais supérieure physiquement et moralement, surtout comme éducation ». (Il s’en explique d’ailleurs dans la lettre à Louise Colet du 17 janvier 1852.) Il sera à peu près pareil à lui quand il aura acheté une étude et qu’il aura épousé Mlle Léocadie Lebœuf. Seulement il a des idées reçues un peu plus récentes, à bouts vernis, celles d’un clerc qui écrit la lettre moulée, ne porte pas la barbe en collier et sait parler à une dame. Quand il entend Emma prononcer sur Charles la terrible litote qui indique qu’un des deux conjoints est mort pour l’autre, et que la voie est libre pour un amant ou une maîtresse : « Il est si bon ! » cet éloge lui est bien un peu désagréable, mais il s’incline devant le prestige de Charles. « Le clerc affectionnait M. Bovary » et reconnaissait en cet homme son image agrandie. Il est fait pour se couler aussi passivement que lui dans la vie sociale et pour s’adapter aussi exactement à sa mesure.

La différence principale serait qu’il y a dans Léon quelque féminité superficielle, le minimum nécessaire pour faire miroir devant une femme, alors que la nature de Charles exclut évidemment jusqu’au moindre atome de nature féminine. Lors de leur première rencontre, à ce repas au Lion d’Or, merveilleuse ouverture du séjour des Bovary à Yonville, dans cette conversation, trottoir-roulant des idées reçues, Léon commence la conquête intellectuelle d’Emma (en attendant l’autre), quand il fait défiler devant elle toutes les idées reçues qu’elle partage, exhibe une âme sœur de la sienne et abreuvée aux mêmes sources. S’il ressemble à Charles, il ressemble aussi à Emma. Des deux côtés, il a de quoi être bien accueilli dans le ménage. La vie d’artiste figure sur son horizon lointain comme sur celui d’Homais : on ne l’imaginerait pas sur celui de Charles. Quand il se propose de partir pour Paris : « Il y mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu. » Il a les idées « de son âge ». Il est « comme doit être » un jeune homme. Un curieux passage de la première édition, supprimé ensuite, le montrait prenant dans le souvenir d’Emma le rôle que tenaient auparavant les images du bal de la Vaubyessard. « Au souvenir de la vaisselle d’argent et des couteaux de nacre, elle n’avait pas tressailli si fort qu’en se rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et pénétrantes que le chant des flûtes et que l’accord des cuivres ; des regards qu’elle avait surpris lançaient des feux comme des girandoles de cristal, et l’odeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu’à la bouffée des serres chaudes et qu’au parfum des magnolias. » Peut-être Flaubert a-t-il bien fait de rayer cette page qui semble échappée de la première Tentation. Mais elle formait une sorte de mythe qui éclairait fort bien la place de Léon et les sentiments d’Emma. L’échappée de vie brillante et heureuse qu’a été le bal de la Vaubyessard, cette bouffée de sensualité physique par un soupirail resté présent dans son existence, elle prend une autre figure dans un corps d’amant qui n’est en effet qu’une occasion de contact physique et de plaisir sensuel. « Il faut que jeunesse se passe » est une idée reçue. Léon figure cette jeunesse qui se passe, avec l’apparence qu’elle doit avoir pour figurer dans le Dictionnaire.

Il y a deux Léon : Léon à Yonville, et Léon à Rouen après son séjour à Paris. Le gros sou est frappé, sur les deux faces, à deux effigies différentes, mais pareillement coutumières et prévues. À Rouen, il est ce qu’un jeune homme qui a été à Paris doit être. À Paris, il s’est défait de sa naïveté, il est devenu un homme, il sait qu’il doit avoir une femme mariée, comme Frédéric Mme Dambreuse, et qu’Emma est à point. La chute d’Emma avec Léon ressemble à sa chute avec Rodolphe. Dans le fiacre comme dans la forêt, les deux hommes ne sont que le mâle sous une loupe d’entomologiste. Le mâle la veut, la cherche, lui tend un piège, ici dans la cathédrale, et là dans le bois. Elle résiste, des débris de conscience et de pudeur surnagent sur le courant qui l’attire, mais quelque chose en elle comme en nous sait de science certaine qu’elle va à une sorte de trappe noire qui prendra figure avec ce fiacre aux stores fermés où l’engouffre Léon. « Elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions. » C’est Phèdre devant Hippolyte ; et Vénus est attachée à sa proie, et la fatalité intérieure tourne tout à l’amour.

Mais après avoir été, par son corps, le mâle vainqueur, Léon devient, par son âme, au contraire de Rodolphe, le mâle dominé. Emma s’impose à lui. Léon « acceptait tous ses goûts, il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne ». Quand Homais, lors de sa visite à Rouen, l’accapare, le confisque à Emma, il se laisse faire : comparez la désinvolture avec laquelle Rodolphe, au comice, sème tous les raseurs. Ce jour où le pharmacien le lui a pris, Emma le voit « incapable d’héroïsme, faible, banal, plus mou qu’une femme, avare d’ailleurs et pusillanime ». Il n’est pas étonnant qu’Emma retrouve « dans l’adultère toutes les platitudes du mariage », à commencer par celles du mari.

Rodolphe est une autre page du Dictionnaire, mais une page consciente. Non seulement il y figure, comme tout le monde (« Il faudrait qu’après l’avoir lu on n’osât plus parler de peur de dire quelque chose qui s’y trouve »), mais il se sert du Dictionnaire avec autant d’expérience que Lheureux se sert du Code.

Flaubert l’avait conçu d’abord tout différemment. Dans le scénario primitif du roman, ce devait être quelqu’un qui « empoigne Emma par la blague et l’esprit ». Il a éteint ce lyrisme du commis voyageur. Il a fait de Rodolphe un séducteur à froid, qui a l’habitude de la chasse aux femmes comme on a celle de la pêche à la ligne. Du premier coup d’œil, il a repéré Emma. « Tandis qu’il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et on s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! Pauvre petite femme ! Ça bâille après l’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! Ce serait tendre, charmant ! Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite. » Toute la pente de la réflexion de Rodolphe est dessinée par la succession des pronoms ; il passe de elle à on, puis à ça, à cela et à ce. Trois phases : d’abord un sujet qui vit pour lui-même, puis un objet qu’on caresse pour son plaisir, enfin une chose qu’on jette quand on en a eu ce qu’on voulait. Rodolphe est le Lheureux de la vie amoureuse d’Emma.

Emma, qui ne pense que par idées reçues, a l’idée reçue de l’idée reçue, et c’est pourquoi elle a horreur de celles que Charles étale avec simplicité. « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. » Il suffira aux idées de tout le monde de s’endimancher, le jour du Comice agricole, dans la conversation de Rodolphe, pour exciter émotion, rire, rêverie, et d’autres choses encore, chez Emma : le trottoir de la rue, vu un jour férié.

La scène du Comice est une merveille, et Flaubert n’a pas tort de la comparer à une symphonie. Le tableau est à trois étages, comme la scène dans les mystères du moyen âge : le bétail au registre inférieur ; la cérémonie officielle sur l’estrade ; Emma et Rodolphe à la fenêtre de la mairie. Et les trois étages se suivent, comme dans une dialectique de l’idée reçue. Le bétail mugissant et pacifique forme la basse, il étale l’idée reçue dans sa tranquille innocence. Sur l’estrade, dans l’éloquence du conseiller de préfecture, l’idée reçue se recourbe en replis tortueux. Et, à la fenêtre de la mairie, Rodolphe développe à l’oreille d’Emma, sans y changer un mot, les vieilles paroles dites et redites des millions de fois, qui font toujours leur effet. Le bétail vague avec satisfaction dans ce beau jour d’été où des médailles consacrent son mérite ; les notabilités yonvillaises et l’assistance écoutent avec béatitude la parole de l’homme en habit vert ; Homais, pour n’en rien perdre, a mis la main en cornet contre son oreille ; et sous les mots de Rodolphe, Emma a laissé prendre la sienne, qu’elle ne retire pas. Comme les cordes aux cuivres dans la symphonie, les mots de la séduction s’entrelacent avec les proclamations du palmarès ; Catherine Leroux incline un demi-siècle de servitude devant un siècle de clichés, tandis qu’un lieu commun plus vieux encore commande à la fenêtre toute la cérémonie et va rejoindre dans un cercle parfait, dans l’identité d’une profonde nature, le chœur épais des bêtes à cornes. Dominant avec Emma cette place comble d’humains et de bétail, où les phrases du conseiller sont coupées par des mugissements de bœufs et des bêlements d’agneaux, Rodolphe est bien venu de dire : « Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ? Est-il un seul sentiment qu’il ne condamne ? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures… » Phrases professionnelles qui s’adressent à toutes les femmes comme celles du conseiller à tous les Comices. Les deux séries d’idées reçues s’entrecroisent, et, comme la pluie sur les champs, tombent d’un côté sur Homais, de l’autre sur Emma.

Et quand Rodolphe dévide consciemment la série des paroles rituelles par lesquelles on séduit une femme telle qu’Emma, il semble un être général plutôt qu’un être individuel. On sent que Flaubert élimine de lui avec un art étonnant tout ce qui n’a pas été déjà pensé, dit et fait des millions de fois. Les observateurs d’insectes, quand ils placent dans leur caisse vitrée, pour l’amour ou la bataille, des grillons ou des mantes, se donnent pour spectacle des habitudes d’espèces. Si un Micromégas, observateur de ce genre, prenait des êtres humains pour obtenir ces scènes typiques, ces drames impersonnels de l’espèce, il ressemblerait à Flaubert, et ses sujets d’étude à Rodolphe et à Emma. De là une impersonnalité qui devient inhumanité et nous donne conscience de l’homme comme d’une espèce animale. Quand, Rodolphe étant en visite, Charles est entré, Rodolphe se disposait à se faire conduire par Emma dans sa chambre, sous un prétexte, la sentant à point. Il prend alors un détour, celui de la promenade à cheval, et il la mène dans une clairière, qu’il connaît exactement, comme il l’eût conduite dans sa chambre. « Je suis fatiguée, dit-elle. — Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage ! » Une fois arrivée elle résiste, elle se lève. Qu’à cela ne tienne ! Il feint de céder et la guide vers un étang. Il sait que ce changement de lieu suffira pour qu’elle change de dispositions et s’abandonne. Quand Valmont séduit ses victimes, nous n’avons pas cette impression de mécanisme et de fatalité, nous ne nous sentons pas dans cette atmosphère de sécheresse cruelle. C’est que l’art est différent. Derrière Valmont, Cécile, la Présidente, nous ne voyons pas, comme derrière Rodolphe et Léon, derrière Charles et Emma, des types, des signes vivants, des êtres représentatifs d’une file ; les personnages de Laclos expriment bien l’humanité de leur époque, mais nous les prenons d’abord comme des individus, nous admettrions qu’ils fussent des exceptions, nous nous intéressons au drame d’une aventure particulière et d’âmes particulières, créés par l’auteur dans un dessein délibéré.

Allons plus loin. Valmont est un amant méchant et faux, mais il fait figure d’amant ; c’est, comme Néron, un artiste du mal. Mais l’artiste qu’était Flaubert a voulu écrire, de façon absolue, en Madame Bovary, le roman des êtres qui ne sont pas artistes, et Rodolphe n’échappe pas à ce caractère. Il n’atteint au type que par la vulgarité. Il trouve de mauvais goût qu’Emma lui fasse le serment qu’elle ne se partage pas entre lui et Charles, car cela lui est tout à fait égal (il est vrai que les partages de Louise cela était aussi égal à Flaubert). Elle l’agace par sa sentimentalité, les cadeaux de miniatures et de cheveux.

Valmont est un méchant, mais peut-on donner ce nom à Rodolphe ? Pas même. Il satisfait son égoïsme, mais ne cherche nullement à faire souffrir Emma. Sa brutalité est exempte de perversité. Quand Emma vient lui demander l’argent qui lui évitera le crime et la honte, Flaubert a soin de nous dire que s’il l’avait eu, il l’aurait donné. Réflexion d’auteur assez gauche ! Rodolphe, qui est un assez gros propriétaire, le trouverait sans doute chez le notaire. Mais il semble que Flaubert veuille lui garder une certaine figure correcte. Que d’hommes aux nerfs délicats et trop sensibles – Flaubert peut-être – souhaiteraient que le destin leur eût donné ce caractère sans tendresse ni méchanceté, avec de l’indifférence, de la correction, de la dureté, un type de sous-officier de cavalerie ! Qui sait même si Flaubert n’a pas emprunté quelques traits de cette dernière entrevue à la scène de Croisset, quand Louise Colet (la question d’argent n’était pas étrangère à sa liaison) fut cruellement congédiée ? Lui-même dit que sa mère en avait été révoltée comme d’une injure faite à toutes les femmes.

Un autre mot d’auteur nous ferait croire que ses souvenirs de liaison reviennent dans cette scène. « Depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée, par suite de cette lâcheté qui caractérise le sexe fort. » Et en effet tous les hommes de Madame Bovary ont, sous différentes figures, ce trait commun, la lâcheté : Charles, Homais, Léon, Rodolphe. Mais la lâcheté que Flaubert attribue à tous les hommes n’est évidemment pas le manque absolu de courage, celui qui rend Homais grotesque à la fin de la scène du Comice. Il s’agit probablement de la lâcheté du sexe fort devant le sexe dit faible. Flaubert et Bouilhet ont écrit sous ce titre du Sexe faible une pièce sans valeur, où le sexe faible c’est l’homme. Et telle était sans doute la pensée de Flaubert dans la phrase de Madame Bovary : l’homme est lâche devant la femme, c’est-à-dire devant l’amour ; car le courage propre à l’homme se trouve dans la volonté, et le courage propre à la femme se trouve dans l’amour. La femme cède ou se dérobe devant l’homme qui sait vouloir ; l’homme cède ou se dérobe devant la femme qui sait aimer. Le monde que peint Madame Bovary est un monde qui se défait, et où Flaubert a systématiquement supprimé la volonté, c’est-à-dire la valeur masculine. Dès lors, devant la seule valeur vraie qu’il ait gardée, l’amour, tous ses hommes sont lâches, de cette lâcheté que dans ses lettres brûlées Louise a dû reprocher parfois à Flaubert. La première nuit qu’Emma passe dans sa tombe, « Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la journée, dormait tranquillement dans son château ; et Léon, là-bas, dormait aussi ».

Un seul être garde, dans cette débâcle de l’homme, un cœur. « Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas. Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait, agenouillé, et sa poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l’ombre, sous la pression d’un regret plus doux que la lune et plus insondable que la nuit. La grille tout à coup craqua. C’était Lestiboudois ; il venait chercher sa bêche qu’il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant le mur, et sut alors à quoi s’en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait ses pommes de terre. » Flaubert a fait certainement Justin avec quelques-uns de ses souvenirs d’enfance, et en particulier son amour de collégien pour Mme Schlesinger. Mais, ici encore, il n’utilise son passé que pour le dominer et le parodier. Le Flaubert qui restait en extase devant les bottines de femme se retrouve dans le gamin qui sollicite de la bonne la faveur de « faire les chaussures d’Emma » et en regarde la poussière sous la brosse monter comme un encens dans le soleil. On pourrait aussi penser que Flaubert a fait de Binet une caricature de l’auteur. Mais quand il se compare lui-même à ce tourneur de ronds de serviette, entendons-le bien. Binet, dans ses chefs-d’œuvre, parvient à un de « ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’aux occupations médiocres, qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au-delà de laquelle il n’y a pas à rêver ». Or, il est évident que Flaubert n’est jamais content, et que la réalité qu’il représente est destinée à faire rêver. Cela ne l’empêche pas de se voir à ses jours sous la figure de Binet.

Et Binet, qui est après tout heureux, d’un bonheur à la taille d’Yonville-l’Abbaye, collabore au roman en y mettant la même valeur que les autres personnages : une réalité, une humanité qui se défont, qui atteignent, comme un fleuve dans la plaine, leur niveau de base. Substance si fondamentale du roman que le père Rouault lui-même y participe. Au contraire de Maupassant, Flaubert a représenté là un rustique Normand, brave homme et sympathique, avec la sentimentalité et la larme facile des vieux paysans. Mais c’est, comme on dit à la campagne, un homme qui se mange. Il a donné sa fille à un homme de la ville, et par incurie laisse peu à peu tomber sa ferme. Comme la fortune d’Emma sous les papiers de Lheureux, son bien disparaît, et sa petite-fille, après sa mort, doit travailler dans une fabrique. Ni lui, ni son gendre, ni sa fille ne savent se défendre. Ils font figure de victimes, et par usure passive disparaissent naturellement d’une société où les valeurs sont le savoir-faire et la ruse.

Ainsi le sujet de Madame Bovary semble un pan d’humanité qui se détruit. Mais, dans toute société, quand quelque chose se détruit, autre chose se construit. Quand la fortune des Bovary s’en va, celle de Lheureux s’édifie. S’il y a deux figures centrales dans Madame Bovary, comme dans Don Quichotte, Emma et Homais, le roman est à deux versants : la défaite d’Emma, l’épanouissement et le triomphe d’Homais.

Flaubert disait parfois que la destinée qu’il eût souhaitée était celle de poète comique. En réalité, il l’a obtenue. Homais est bien un type comique total, en largeur et en profondeur, étoffé et charnu, comme M. Jourdain et Tartuffe. Il fallait pour le créer avoir le sens de la bêtise comme un Rodin a le sens du corps humain et un Rembrandt le sens de la lumière ; le sens de la bêtise comme être, alors que, pour les intelligences ordinaires, la bêtise, c’est le non-être. « Avez-vous quelquefois réfléchi, écrit Flaubert le 6 octobre 1850, pendant ce voyage d’Orient, où se sont formées en somme toutes les idées de Madame Bovary, cher vieux compagnon, à la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a, sur la colonne de Pompée, écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance… Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien dans la vie n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ! Et puis, c’est qu’ils vous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage, on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroces. » Évidemment, Flaubert n’a pas peint Homais avec férocité. Son imbécile de la vie ordinaire est vu à travers le voile de l’art, comme les premiers étaient vus à travers le mouvement du voyage.

Si Flaubert s’est proposé de peindre dans Homais un imbécile, encore faut-il s’entendre. Ce n’est nullement un négatif comme Charles ou Léon, c’est un positif comme Emma, c’est-à-dire un être qui fait saillie et qui s’impose par quelque qualité exceptionnelle et admirable. Cette qualité était chez Emma la sensualité. C’est chez Homais le sens pratique. Tout chez lui se tourne en réalité, en adaptation. Il est l’homo faber qui doit nécessairement réussir. « La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades. »

On ne l’imagine pas dans un autre métier que celui de pharmacien. La psychologie professionnelle intervient ici, et le pharmacien de Flaubert vaut les médecins de Molière et les hommes de loi de Balzac. Flaubert, fils et frère de médecins, n’a pas trop ridiculisé les médecins ; le docteur Larivière, figure de son père, est le seul personnage de Madame Bovary qui soit peint en valeurs absolues de respect ; Bovary n’est qu’un officier de santé, c’est-à-dire zéro pour une famille de docteurs, et la figure de Canivet est beaucoup plus dure pour les Normands que pour Canivet lui-même, car Flaubert lui a donné exactement le caractère, les traits, les habitudes (et la clientèle) d’un vétérinaire. Mais le pharmacien de campagne, toujours plus ou moins médecin marron, est, pour un médecin, l’ennemi, et les coups que Flaubert lui assène vengent toute la corporation du docteur Larivière. Flaubert nous dit que tous les pharmaciens de la Seine-Inférieure se sont reconnus en Homais. Parbleu !

La défaite des Bovary, la victoire d’Homais ont lieu sur tous les registres. L’un fait sa fortune, comme Lheureux, sur la ruine des autres. À Tostes, Bovary avait une clientèle nombreuse ; à Yonville, les malades sont soutirés par Homais. Les jours de marché, on s’écrase dans sa pharmacie « moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins. »

Tel est bien le trait qui le carre solidement, un robuste aplomb. C’est par-là qu’il tient une place énorme, devient immense, figure vivante de la prospérité. Il s’occupe de tout, s’ingère dans tout, marchant par la voie royale de son intérêt, comme le jour du Comice il descend la grand-rue d’Yonville, « sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir qui flottait au vent derrière lui », Thomas de Sunderland sur sa colonne.

C’est d’ailleurs, comme son voisin le roi d’Yvetot, un monarque débonnaire. Il ne voit couler sans émoi que le sang des autres. Chez lui, pour éviter les accidents, les couteaux ne sont pas affilés, les parquets pas cirés, les fenêtres sont grillées. Lors du feu d’artifice, il pense à l’incendie, lors de la promenade d’Emma aux accidents, et, quand Justin va au capharnaüm, à l’arsenic.

Ce pharmacien s’érige comme l’intellectuel d’Yonville ; c’est en cela qu’il nous semble atteindre le sommet de la bêtise, et cependant, ici encore, ce n’est pas un neutre, un répertoire de clichés comme Léon ou Charles. Ou plutôt le cliché, l’idée reçue, qui sortent de ceux-ci comme une exsudation molle, se découpent chez Homais en profils massifs et puissants. On ne saurait nier qu’il possède un style parlé et un style écrit. Le style parlé est ample, étoffé, charnu et gras, il a l’os rotundum d’un homme qui s’écoute. Le style écrit est un peu différent. Les articles du Fanal ne manquent pas de saveur. M. Homais a, comme Bossuet, un esprit de généralisation et d’idéalisation oratoires, et la chronique d’Yonville est convertie immédiatement en quelque chose d’éternel et de stylisé comme les incidents de la vie d’Henriette d’Angleterre dans l’oraison funèbre. Ce génie oratoire met sur la figure d’Yonville une sorte de santé et un reflet de bonne conscience, comme les périodes rondes de M. de Meaux sur la solide carrure et les certitudes intérieures du XVIIe siècle. Nous ne sommes pas étonnés de voir en Homais un admirateur d’Athalie, dont une de ses filles porte le nom.

La puissance d’Homais consiste surtout à représenter la bourgeoisie dans sa pleine force d’ascension, lorsque, non contente de conquérir la fortune et le pouvoir, elle cherche à se frotter d’art. Son dernier trait est « de donner dans un genre folâtre et parisien », de parler argot. À l’époque de Madame Bovary, il y a une tendance du bourgeois vers le genre artiste. En 1853, au moment même où Flaubert écrit Homais, le père Buloz publie dans sa revue les Buveurs d’eau, scènes de la vie d’artiste, par Mürger. Le toupet à la Louis-Philippe que porte Homais, il s’oriente déjà vers celui de Rochefort. On le verra, dans le Fanal, quand il se croira méconnu par le pouvoir, saper, devenir dangereux.

On a l’habitude de considérer Homais et Bournisien comme deux pendants, comme un bilingue de la bêtise humaine, l’un en langage religieux, l’autre en langage de la libre pensée. Ce n’est pas exact. Bournisien est pris, comme la plupart des autres personnages du roman, dans le rythme d’une réalité qui se défait. Ici, cette réalité c’est l’Église. La religion est devenue pour lui un rabâchage. Il dégorge ses idées reçues comme une machine, alors qu’Homais est campé comme quelqu’un qui reçoit ses idées et même les crée. La scène entre Emma et Bournisien détonne, et Bouilhet et Du Camp auraient mieux fait d’en réclamer la modification que de s’acharner après le jouet des enfants Homais. Il est vrai que c’est tout le caractère de Bournisien qu’il eût fallu modifier et faire passer de la charge à l’humanité. Bournisien nous paraît presque au-dessous d’un pope de l’Église orthodoxe. Un infirme d’esprit comme lui saurait-il faire un prêtre, un instituteur, un sous-officier ? Tout le dialogue dans lequel Emma parle de son âme quand Bournisien comprend le corps (vous soulagez toutes les misères. — Oui, on m’a fait appeler pour une vache qui avait l’enfle, etc.) ne saurait figurer qu’au théâtre de la foire ou dans Courteline. Le discours de Bournisien au pied-bot opéré et malade peut faire rire : « Tu négligeais un peu tes devoirs, on te voyait rarement à l’office divin ; combien y a-t-il d’années que tu ne t’es approché de la sainte Table ? Je comprends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu t’écarter du soin de ton salut… » Mais ce rire a pour victime Hippolyte autant et plus que Bournisien, et c’est un rire authentique de bourgeois certainement ; même de bourgeois tout court. Flaubert est même si content de sa plaisanterie qu’il la replace dans la bouche d’Homais, quand il recommande à l’Aveugle des viandes fortifiantes et du bordeaux.

Bournisien reste au-dessous du curé moyen : c’est un magot. Au contraire, Homais dépasse le pharmacien. Intellectuel d’Yonville, il figure le Voltaire local. Sa campagne de presse pour se débarrasser de l’Aveugle est aussi forte, sur son théâtre restreint, que celle d’un journaliste parisien contre le ministre qui lui a fait tort, et Flaubert se départit en sa faveur de son impassibilité habituelle, appelle cette campagne « une batterie cachée qui décelait la profondeur de son intelligence et la scélératesse de sa vanité ». La profondeur de son intelligence ? Parfaitement ! Et ce n’est pas une ironie. Homais est intelligent. De Flaubert et de lui le plus anticlérical ce serait Flaubert, lorsqu’il fait de Bournisien la profondeur même ou l’abîme de l’imbécillité. Il est vrai que dans le Juif Errant il y a aussi la profondeur de l’intelligence de Rodin.

L’apothéose sur laquelle finit le roman, nous la voyons en effet d’accord avec l’évolution politique et sociale de la France. Homais est le triomphateur. Et d’abord triomphateur chez lui ; il apparaît ceinturé d’or à son épouse éblouie et respectueuse, et son Napoléon sait par cœur toute la table de Pythagore. Et triomphateur dans son pays. Le succès de sa campagne contre l’Aveugle lui a ouvert des perspectives illimitées, et il s’y avance de toutes les forces de son « aplomb robuste ». « Il fait une clientèle d’enfer, l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d’honneur. »

La croix d’honneur d’Homais pose le point final de Madame Bovary. Cette aventure humaine laisse un produit net, a pour moralité la survivance des plus aptes. Et les aptitudes de M. Homais ne sont pas bornées à sa carrière yonvillaise, ni ses succès à la Légion d’honneur. De nos jours, il a sa place marquée, par une promotion naturelle, au Conseil général de la Seine-Inférieure et dans ce Sénat que Gambetta appelait l’Assemblée des communes de France. Il était directement concerné en 1872 par l’appel de Gambetta aux « nouvelles couches ». Les « mœurs de province » impliquent une politique de la province, et Madame Bovary deviendra un plus grand livre encore quand avec la République la politique sera la province. Homais fera au Sénat aussi bonne figure que beaucoup d’autres. Il ne sera pas plus à l’étroit dans les besognes parlementaires que dans son officine d’apothicaire. Avec ses quatre enfants, la famille Homais est devenue probablement une grande famille de la Seine-Inférieure, et il y eut des moments où il ne s’y donnait pas un bureau de tabac sans sa permission. Et voici l’autre triomphateur : Lheureux. Le praticien local et le marchand de biens ont été deux chevilles ouvrières de la Révolution française, ils ont fourni à la France l’ossature de sa classe moyenne, et la Troisième République a assuré le triomphe des principes et des intérêts qu’ils représentaient. Flaubert a pu pousser Bournisien à la charge, parce qu’il sentait ou croyait, à tort ou à raison, que le curé ne représentait que du passé, de la vie tournée en mécanisme, une réalité sur sa pente descendante comme la ferme des Rouault ou la famille Bovary. Son réalisme lui interdisait d’en faire autant pour le pharmacien et l’usurier de canton, qu’il voyait construire une réalité sociale, grotesque à son avis, mais réalité tout de même, tissu solide et vulgaire de notre étoffe politique, pareille à ces gros draps qui, avec la barbe en collier, horripilaient si fort Flaubert. Quand Flaubert dit que l’art ne doit pas conclure, et qu’il se défend lui-même de conclure, tout cela est bon en théorie, mais la vie apporte toujours une conclusion. Vivre, c’est conclure. Le dernier mot de l’Éducation sentimentale est une conclusion négative : il n’y a rien. Mais le dernier mot de Madame Bovary nous place en pleine réalité positive, nous met en accord avec un rythme de la nature et de la société. On ne pourrait pas écrire une suite à l’Éducation sentimentale, mais on en écrirait à Madame Bovary une pareille à celle que Renan a écrite pour la Tempête. Homais a, mieux encore que Caliban, de quoi faire un ordre social acceptable. Il l’a fait d’ailleurs : in illo vivimus, movemur et sumus. Et je sais bien que ni à droite ni à gauche on ne sera content de cette remarque. Mais c’est que ni à droite ni à gauche on n’a été content de Madame Bovary.

  1. Correspondance, t. III, p. 291.
  2. DESCHARMES, loc. cit., p. 103.
  3. Journal des Goncourt, t. V, p. 230.
  4. Le Roman naturaliste, p. 181.
  5. Flaubert, p. 95.