Gustave Flaubert (Thibaudet)/Les premières années


Gallimard (p. 9-37).
1. Les premières années


Si Flaubert avait figuré de son vivant dans un roman à clef, comme Charles Demailly, on l’y eût appelé, assez à propos, Cambremer. C’était le nom de famille de sa grand-mère maternelle, Camille Cambremer de Croixmare, de bonne bourgeoisie normande, laquelle avait épousé un médecin de Pont-l’Êvêque, Jean-Baptiste Fleuriot, en 1792. La fille qui leur était née en 1793, Caroline, ayant perdu très jeune son père et sa mère, fut élevée d’abord dans un pensionnat de Honfleur, puis à Rouen, chez le docteur Laumonier, médecin de l’hôpital. Elle y fit la connaissance d’un jeune médecin de Nogent-sur-Seine, établi à Rouen, le docteur Flaubert, et l’épousa en 1810. Ce n’est que par les Fleuriot-Cambremer que Flaubert est Normand, bourgeois bourgeoisant de ce pays où il a constamment vécu, dont il s’est imprégné de partout, tant par la curiosité artistique qui l’inclinait vers lui que par les colères qui le levaient contre lui. Il était Normand intégral par son physique. Sa fantaisie lui persuadait qu’il descendait des aventuriers de Sicile, et il écrivait : « Je suis un Barbare, j’en ai l’apparence musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille, mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. » Sans remonter si loin, et puisque c’est l’écrivain qui nous intéresse en lui, nous trouvons chez lui des rapports assez étroits avec les autres écrivains normands, qui forment peut-être, avec les Bourguignons, notre famille littéraire la plus homogène et la mieux caractérisée, les Malherbe, les Corneille, les Barbey d’Aurevilly, avec leur substance robuste, leur originalité agressive et rude, quelque chose à la fois de migrateur et de réfractaire. Zola remarque avec justesse qu’il est resté un provincial, que dans ses séjours à Paris il ne prend nullement l’air et l’esprit de la capitale, et qu’il ressemble en cela à Corneille. « Il gardait des naïvetés, des ignorances, des préjugés, des lourdeurs d’homme qui, tout en connaissant fort bien son Paris, n’en avait jamais été pénétré par l’esprit de blague et de légèreté spirituelle. Je l’ai comparé à Corneille, et ici la ressemblance s’affirme encore. C’était le même esprit épique auquel le papotage et les fines nuances échappaient… Il voyait humain, il perdait pied dans l’esprit et dans la mode[1]. » Quand il voudra, dans l’Éducation Sentimentale, faire d’Hussonnet un type d’esprit parisien, il lui faudra dépouiller toute la collection du Charivari ! Corneille et lui sont deux beaux types d’indépendance normande, deux beaux refus que fait le sang nordique de s’adapter à la communauté de la capitale.

Par son père il descend d’une famille champenoise où depuis un siècle au moins la profession héréditaire est celle de vétérinaire. Presque tous les garçons l’exercent. Les études une fois faites à Alfort, ils s’installent là où il y a des places à prendre, ce qui disperse les branches de la famille entre Nogent-sur-Seine, Baigneux et Sens. C’est à Nogent qu’est établi le grand-père de Gustave, Nicolas Flaubert, qui, après avoir failli être guillotiné comme royaliste sous la Révolution, meurt en 1814, à soixante ans, des brutalités que les Prussiens lui ont fait endurer.

À ce moment son dernier fils, Achille-Cléophas, est âgé de trente ans. Le premier de la famille qui ait franchi l’étape de la capitale, il a fait à Paris de brillantes études médicales, y a été l’interne de Dupuytren, qui l’a fait nommer prévôt d’anatomie à l’hôpital de Rouen ; il en deviendra le médecin-chef.

Au temps de Gustave, le nom de Flaubert ne subsistera plus que dans la famille de Rouen. Les seuls rapports que les Flaubert gardent alors avec la branche champenoise, ce sont les longs séjours à Croisset de l’horloger de Nogent, Parain, qui a épousé la sœur du chirurgien. À cet oncle Parain, ou « père Parain », provincial gaillard, gourmand, Gustave restera tendrement attaché. Peu après le retour d’Orient de son neveu il tomba en enfance et s’éteignit. Nogent devenait alors pour Flaubert un cadre vide. Il y plaça l’Éducation sentimentale.

Flaubert est né et a été élevé dans un hôpital, et sa vie, son génie, son œuvre en ont été constamment marqués. L’appartement du médecin-chef, à l’Hôtel-Dieu de Rouen, peut passer pour le lieu où s’est élaborée la vision triste du monde qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, s’imposera au groupe principal du roman français. « L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin ; que de fois avec ma sœur n’avons-nous pas grimpé au treillage, et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ; le soleil donnait dessus, les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient[2] ! » Cette présence physique du cadavre qui, avec Hugo, Gautier, Baudelaire, hallucine la poésie, il semble qu’il faille, pour que le roman y trouve un sujet solide, l’intermédiaire technique et médical ; du cimetière où il était rendu à la grande nature, et où la poésie romantique l’a vu, le corps retourne à l’amphithéâtre, où le guette pour le roman le fils du médecin. Mais il y a deux parties dans un hôpital : l’hôpital lui-même et les « fenêtres » qu’a chantées Mallarmé. Flaubert les connut l’une et l’autre dès l’enfance, entre le réalisme nu d’une dalle d’amphithéâtre et l’évasion passionnée de l’âme que le triste hôpital et l’encens fétide projettent vers du lointain, du bleu, des soleils couchants.

Flaubert a fait le sujet d’une thèse de médecine dont l’auteur, M. René Dumesnil, s’efforce de montrer que si Flaubert ne fut pas médecin, il était digne de l’être, dignus intrare in illo docto corpore. En tout cas, c’est avec lui, après lui et d’après lui que l’esprit médical, les nécessités et les déformations médicales sont incorporées à la littérature. (Sainte-Beuve avait fait cependant au commencement de sa carrière quelques pas dans ce sens, mais chez lui l’imitation du médecin le céda dans la suite à celle du confesseur.) Un jour que Flaubert devait assister à l’enterrement de la femme de son ami Pouchet, un élève de son père, il écrivait : « Comme il faut du reste profiter de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary ; cette exploitation à laquelle je vais me livrer et qui semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ? J’espère bien faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passées ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d’un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera, et il faut que mon bonhomme (c’est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs[3] ! » C’est, pour le romancier observateur aussi bien que pour le médecin, un devoir professionnel que de cultiver une certaine insensibilité naturelle, mais cette insensibilité ne s’ennoblit que si on la tourne encore sur soi-même, si elle devient bilatérale. « Je me suis moi-même, ajoute Flaubert, franchement disséqué au vif dans les moments peu drôles. » Et si Mme  Bovary c’est lui, si Bouvard et Pécuchet c’est encore lui, on conviendra que, comme des médecins ont pu observer avec une impersonnalité scientifique leur cancer ou leur phtisie, aucun romancier n’a poussé aussi loin que Flaubert le cœur de s’étendre sur une dalle d’amphithéâtre. Non seulement présence du médecin, mais du carabin. L’esprit du carabin est un humour professionnel, tout comme celui du soldat, du professeur ou du voyageur de commerce. Mais il prend naturellement pour le dehors une ligne macabre, cynique, et qui fait froid dans les os de la « clientèle ». Une partie de l’humour de Flaubert, surtout dans sa correspondance, vient de là. C’est un humour de la matière, scatologique pour le dehors. Dans les deux curieuses lettres qu’il écrivit aux Goncourt à propos de Sœur Philomène, Flaubert regrette de ne pas trouver assez de cet humour-là, et il leur cite des anecdotes effroyables qui, elles, sentent bien la dalle d’amphithéâtre et la mouche verte.

Le matérialisme médical l’a d’autant plus tenu que non seulement son père, mais sa mère, fille, elle aussi, d’un médecin, étaient étrangers à toute préoccupation religieuse. Évidemment les enfants étaient baptisés et faisaient leur première communion, on se mariait et on était enterré à l’église, parce que c’était reçu, et nécessaire pour la clientèle. Mais voilà tout. Pas d’anticléricalisme d’ailleurs. On penchait vers le déisme plutôt que vers le matérialisme du XVIIIe siècle. Les choses religieuses n’intéressaient la maison que dans la mesure où une chapelle et un aumônier sont réglementaires dans un hôpital, comme une salle de dissection et des infirmiers.

Flaubert est de ceux autour desquels le biographe ne doit pas manquer de placer comme une valeur essentielle l’atmosphère de la famille. Ne s’étant pas marié, il n’en eut pas de nouvelle. Il vécut toujours avec ses parents, son père d’abord, qui mourut en 1846, puis sa mère avec laquelle il passa fidèlement presque toute son existence. Il a eu le culte de ce père (le docteur Larivière de Madame Bovary) et de cette mère. Il sacrifia, sur la fin de sa vie, sa fortune à sa nièce. Au moment des poursuites contre Madame Bovary, ce mangeur de bourgeois se réfugie, comme dans une citadelle, dans l’intégrité bourgeoise des Flaubert. « Il faut, écrit-il à son frère, qu’on sache au ministère de l’Intérieur que nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille, c’est-à-dire que nous avons des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour immoralité surtout, on blessera beaucoup de monde[4]. » Mais on ne s’étonnera pas de voir que l’auteur de Madame Bovary s’accordait intellectuellement mal avec « ce qui s’appelle une famille ». Pendant dix ans, il se cacha pour écrire. Son père méprisait toute littérature, et s’endormit la première fois que Gustave lui lut une de ses œuvres. Le fils aîné, Achille Flaubert, qui fut comme son père médecin-chef de l’Hôtel-Dieu, était une intelligence pratique, courte et sèche, qui avait avec celle de son frère peu de points de contact et de sympathie ; les deux frères ne s’en rendirent pas moins à peu près tous les services qu’ils purent, en s’accordant d’autant mieux qu’ils vivaient moins l’un avec l’autre. Le plus grande affection d’enfance de Gustave fut pour sa sœur Caroline, compagne de ses études, de ses découvertes, de sa littérature d’enfance, qui, mariée malgré sa faible santé contre le vœu de Gustave, mourut deux mois après son père, quand Flaubert avait vingt-cinq ans. À partir de ce moment, la maison devient très sombre. La mère de Flaubert tombe dans une neurasthénie qui ne la quittera plus. Vivant avec son fils cadet, elle ne vivait que de lui et pour lui, respectant son travail, son silence, ses humeurs. Cette vie de famille des Flaubert fut toujours unie et affectueuse, mais un peu lourde et triste. Elle nous apparaît, moitié d’elle-même, moitié par projection des sentiments de Flaubert, comme un élément naturel de ce malaise et de cette nostalgie dont s’alimentera le génie de l’écrivain.


On conserve à Florence un cahier de géographie de Napoléon écolier qui se termine par : « Sainte-Hélène, petite île. » Les premières lignes de la Correspondance de Flaubert paraissent témoigner d’un hasard aussi conscient. Sa première lettre, qui est de 1830 (il a neuf ans), adressée à son ami Ernest Chevalier, commence ainsi : « Cher ami, tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. » L’expérience de Flaubert consiste à étendre à tous les jours de l’année la bêtise du jour de l’an, et à tirer de l’or de ce fumier, à créer de la littérature avec de la bêtise et contre elle, à chercher en elle une excitation et hors d’elle un alibi. L’écriture, du noir sur du blanc, fait pour lui, dès le commencement, le but de la vie. C’est d’abord le théâtre, c’est-à-dire la littérature en chair et en os, extériorisée en personnages. « Si tu veux nous associer pour écrire, moi j’écrirai des comédies et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous conte toujours des bêtises, je les écrirai. » Quelques jours plus tard, il a changé d’avis. « Je t’avais dit que je ferais des pièces ; mais non, je ferai des romans que j’ai dans la tête qui sont : la Belle Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent. »

L’expérience du collège, où il entra à huit ans, se fondit pour lui avec celle de l’hôpital. Ici de la souffrance, des cris, des malades, des cadavres. Là, un sentiment orgueilleux de ce qu’il valait, et les railleries des maîtres et des camarades. Et toujours le même alibi. À treize ans, il travaille à un roman sur Isabeau de Bavière et il écrit : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au xve siècle, je serais totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie[5]. » Lisant plus tard Louis Lambert, il y reconnaît sa propre vie de collège. Il y éprouve l’aventure ordinaire aux enfants de son espèce, la brimade spontanée du groupe contre l’individu. Dès son enfance, il vit à même le bourgeois, à l’état de révolte, et cherchant sa libération dans l’écriture, dans l’art, dans le passé. Il ne s’intéresse qu’à l’histoire, qui lui est enseignée par un des rares professeurs remarquables du lycée, Cheruel, et où il est toujours premier.

À dix ans il dit : « On a fait imprimer mon éloge de Corneille[6]. » Est-ce une production académique ? un éloge digne de Thomas ? M. Descharmes a eu sous les yeux les Trois pages des cahiers d’un écolier ou Œuvres choisies de Gustave Flaubert, qu’un ami de sa famille, Mignot, s’était amusé à faire non imprimer, mais autographier, et que la censure domestique a écartées des œuvres complètes. Elles « commencent par une dissertation sur le génie de Corneille, et se terminent, à propos du grand tragique, par un éloge ordurier de la constipation[7] ». Cette grosse veine scatologique et rabelaisienne subsistera toujours chez Flaubert. Voyez dans ses Carnets de voyage son entrée à Jérusalem. Fermentation d’hôpital, plaisanterie de carabin qui, prise au sérieux et exploitée méthodiquement, mise en actions par Zola, aboutira au « cochon triste » du naturalisme. Flaubert gardera toujours la hantise de la matière décomposée, du glissement vers la destruction. Dans une lettre du 7 août 1846 à Louise Colet, il écrira : « Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme me fait rêver à son squelette. »

Caroline, de trois ans plus jeune, vit vraiment avec lui, s’intéresse aux mêmes études, subit son prestige, l’aide au « Théâtre du Billard » qu’il a monté avec son ami Ernest Chevalier.

Ernest Chevalier, qui devait entrer bientôt, pour n’en plus sortir, dans la peau et la robe d’un digne magistrat, plaisait à Gustave peut-être moins par lui-même que par sa famille où, au contraire de celle des Flaubert, on aimait la littérature. M. Chevalier ouvrait une oreille curieuse aux essais de Gustave. C’est l’oncle d’Ernest, M. Mignot, qui a fait autographier pour la postérité le double éloge de Corneille et de la constipation. Mignot habitait en face de l’Hôtel-Dieu, rue Lecat, avait la passion de la lecture, et Gustave était chez lui le plus souvent possible. Mignot lui lisait à haute voix Don Quichotte, qui fut une des grandes passions d’enfance de l’auteur de Madame Bovary. Flaubert passait de belles vacances chez les Chevalier aux Andelys. Cette famille fut son milieu de liberté et de joie, plus précisément, et dans tout le sens religieux qu’il put donner au mot, de littérature. Il faut attacher de l’importance à ces lectures du père Mignot. La littérature entre chez Gustave par l’oreille, la phrase littéraire se distingue de celle qui ne l’est pas par un ton de voix particulier, un apprêt, un cérémonial pour un public, peu importe que ce public soit composé d’un enfant ou de dix mille auditeurs. Flaubert refusera toujours d’admettre dans la littérature la phrase de la conversation : le contraire exactement de Stendhal. Il y a les écrivains du parloir et les écrivains du gueuloir. Flaubert a donné à ceux-ci leur drapeau et leur mot d’ordre.

Avec la famille Chevalier-Mignot, la grande famille littéraire de Gustave fut celle des Le Poittevin.

Ces Le Poittevin sont de grands bourgeois du textile rouennais. Le filateur Le Poittevin avait épousé une amie de pension de Mme  Flaubert, et les liens entre les deux familles sont tels que le docteur Flaubert sert de parrain au premier fils de Le Poittevin, Alfred, et Le Poittevin au dernier fils du docteur, Gustave.

Né en 1816, Alfred nous parait le véritable frère aîné de Gustave. Comme les Chevalier, les Le Poittevin, dans leur maison de la Grand-Rue, sont les voisins immédiats de l’hôpital. La sœur de Le Poittevin, Laure, qui sera la mère de Guy de Maupassant, est née la même année que Gustave. Il y a plus de culture, de tradition, et aussi de forme, chez les Le Poittevin que chez les Flaubert (le fils du vétérinaire de Nogent fait un peu, à Rouen, figure d’homme nouveau). Et surtout Le Poittevin est poète, il écrit, il imprime. Il a fait l’éducation littéraire de sa sœur Laure. Il contribue à celle de Gustave, le conscrit de Laure. En 1834, l’année où Flaubert, élève de sixième au collège, y fonde le journal manuscrit Art et Progrès, est celle où Le Poittevin en sort, ayant achevé sa rhétorique, et celle où y entre Louis Bouilhet. Le Poittevin, Flaubert, Bouilhet, en attendant le neveu de Le Poittevin, Maupassant, nous voilà en présence d’une école de Rouen, ou tout au moins d’une équipe rouennaise, par laquelle Flaubert sera soutenu, encadré, continué.

La correspondance avec Chevalier nous fait bien connaître le Flaubert des dernières années de collège, de quinze à dix-huit ans. Bien entendu, comme tous les jeunes gens de l’époque, il est bouleversé par Musset. « Musset, écrira-t-il plus tard, m’a excessivement enthousiasmé autrefois, il flattait mes vices d’esprit : lyrisme, vagabondage, crâneries de l’idée, de la tournure[8]. » Il bouillonne de romantisme, d’exaspération contre son temps, contre les chaînes qu’il fait sonner à ses bras, l’esclavage familial et collégial où il est pris : cela robustement écrit, plein de mouvement et de truculence, avec cette grosse verve qui roulera toujours dans ses lettres. Peut-être projette-t-il un peu sur toute sa génération (qui allait fournir après tout les bourgeois pratiques du second Empire) la figure de son monde intérieur quand il écrit, l’année du coup d’État : « Nous étions, il y a quelques années, en province, un groupe de jeunes drôles qui vivions dans un étrange monde, je vous assure ; nous tournions entre la folie et le suicide ; il y en a qui se sont tués, d’autres qui sont morts dans leur lit, un qui s’est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l’ennui… Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue qui poussait à l’ombre dans la retraite comme des champignons gonflés d’ennui[9]. » Ce livre, pourtant, ne sera pas tout à fait cela quand il écrira la seconde Éducation.

La Confession d’un enfant du siècle est de 1836. Trois ans auparavant avait paru un livre qui agit beaucoup sur Flaubert, l’Ahasvérus de Quinet. Joignons-y l’enthousiasme pour Chateaubriand et Michelet, le goût passionné du moyen âge d’une part, de la Rome impériale, celle de Néron et d’Héliogabale, d’autre part. Les œuvres de jeunesse nous montrent toute cette mixture tournant dans le chaudron des trois sorcières dont l’une dit : « Tu feras la Tentation », une autre : « Tu écriras l’Éducation sentimentale », et la dernière ; « Tu finiras par Bouvard et Pécuchet. »

À quinze ans, Flaubert écrit une œuvre assez curieuse, Un parfum à sentir ou les Baladins, conte de saltimbanques, où une femme laide et bonne se fait haïr et bannir à cause de sa laideur et se jette enfin dans la Seine : le cadavre qu’on retire est décrit longuement en termes d’amphithéâtre. C’est l’histoire du malheur immérité, sans remède, et que l’artiste doit exposer implacablement comme une protestation contre l’ordre des choses. « Ayant montré toutes ces douleurs cachées, toutes ces plaies fardées par les faux rires et les costumes de parade, après avoir soulevé le manteau de la prostitution et du mensonge, faire demander au lecteur : À qui la faute ? La faute, ce n’est certes à aucun des personnages du drame. La faute, c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère[10]. » La faute de la fatalité… Une ébauche de la malheureuse qu’est Emma Bovary.

Les Baladins témoignent d’un désespoir impersonnel devant l’injustice irrémédiable du monde, de la société et de la nature. La Peste à Florence, écrite la même année, semble toucher de plus près aux fureurs intérieures de Flaubert. Elle a été peut-être écrite dans un accès de jalousie fraternelle. Achille, qui réussissait alors brillamment dans ses études de médecine, était sans doute l’exemple proposé constamment et aigrement par leurs parents à Gustave le mauvais sujet. Il est dangereux de déclencher ainsi dans un enfant concentré et passionné le mécanisme des comparaisons : cela les mène loin, les tourne en jalousie et en haine, leur fait écrire quelque Peste à Florence, où, dans un décor d’images lugubres, d’épidémies et de cadavres décomposés, le frère humilié tue son frère. « Il avait alors vingt ans, c’est-à-dire que depuis vingt ans il était en butte aux railleries, aux humiliations, aux insultes de sa famille. En effet, c’était un homme méchant, traître et haineux que Garcia de Médicis ; mais qui dit que cette méchanceté maligne, cette sombre et ambitieuse jalousie qui tourmentèrent ses jours, ne prirent pas naissance dans toutes les tracasseries qu’il eut à endurer[11] ? »

Cette quinzième année de Flaubert est décidément marquée d’un caillou noir. C’est en 1836 qu’il écrit Rage et Impuissance, histoire d’un homme enterré vivant qui meurt en blasphémant, histoire symbolique aussi : c’est, pense Flaubert, l’état même de l’homme ; nous nous tordons d’angoisse dans la prison naturelle, et, sous le couvercle social, nous n’avons pour consolation et pour orgueil que le blasphème.

On reconnaît le byronisme qui se respirait alors dans l’atmosphère littéraire. « Vraiment, écrit Flaubert en 1838, je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un bonhomme ainsi placé dans le monde ! » Cette immense position, Flaubert essaie, en 1837, dans trois œuvres successives et de même inspiration, de la faire prendre par des êtres de son imagination, dont aucun, à vrai dire, n’a la moindre partie d’un « bonhomme ». La première, Rêve d’enfer, qui se passe dans le monde des démons, conte, au milieu d’une diablerie naïve, l’histoire d’un homme qui n’a pas d’âme, comme Schlemihl n’avait pas d’ombre. La seconde, Quidquid volueris, étale toutes sortes d’états de crime et de désespoir chez un être qui sans doute n’en a pas davantage, puisqu’il est le fils d’une femme et d’un singe. Et Passion et Vertu est le roman d’une femme passionnée, abandonnée par un homme sec et pratique (déjà Mme  Bovary et Rodolphe) ; créature fatale et incandescente, qui finit par s’empoisonner. Les trois fois, Flaubert a voulu peindre des êtres incomplets et monstrueux, saisis par des passions exorbitantes qui ne laissent de possible que le crime et la mort, par un amour démoniaque qui tue et se tue lui-même. Il y a là-dessous un fond de désespoir juvénile intense, mais, dans ces clichés romantiques, il serait difficile de découvrir une note juste, un vrai butin littéraire.

Heureusement, cette note et ce butin, la même année, nous les trouvons ailleurs. En 1837, Flaubert est imprimé pour la première fois. Dans un petit journal rouennais, le Colibri du 30 mars, paraît Une leçon d’histoire naturelle, genre commis. C’est une physiologie de l’employé, imitée des « physiologies » qui étaient alors à la mode. Flaubert écrit, comme Rimbaud, ses Assis, et surtout il donne un premier crayon d’un personnage encore vague qui contient, virtuels, Homais et Bouvard. N’oublions pas qu’il a connu, sous Louis-Philippe, le bourgeois des temps héroïques, qu’il a travaillé sur un type original, devenu cliché dans la suite : si le mépris du bourgeois est aujourd’hui, comme Brunetière s’est tué à le répéter, bien bourgeois, il ne l’était pas entre 1830 et 1840. Les classes moyennes présentent alors au roman, à la caricature, une matière aussi riche, aussi native, aussi verveuse que la noblesse entre les guerres de Religion et Louis XIV. Elles fournissent du substantiel et de l’hénaurme. L’informe crayon d’Homais et de Bouvard qu’est le Commis mérite déjà notre coup de chapeau. Nous y saluons le Dictionnaire des idées reçues. « Il s’entretient avec ses collègues du dégel, des limaces, du repavage du port, du pont de fer et du gaz. S’il voit, à travers les épais rideaux qui lui bouchent le jour, que le temps est pluvieux, il s’écrie : diable ! va y avoir du bouillon ! Puis il se remet à la besogne[12]. » Et dans un coin, que voyons-nous déjà ? La casquette de Charbovari, « cette énorme casquette qui étend son ombre sur le papier de son voisin ».

Le romantisme byronien, le désespoir d’enfant et le dégoût de l’existence ont, dans les mains de papier que le jeune homme noircit, une soupape de sûreté. Mais ils en trouvent une autre précisément dans ce sens violent de la caricature, dans ce goût amoureux pour la bêtise, dans cet appétit du bouffon qui donne malgré tout quelque intérêt à l’existence. On évoque naturellement cette image d’une soupape de sûreté en entendant pousser, nerveusement et bruyamment, le cri du Garçon, le rire du Garçon.

Le Garçon était un type ésotérique, né dans le milieu que formaient Gustave et Caroline Flaubert, Ernest Chevalier et Le Poittevin, comme Putois était né dans la famille Bergeret. Flaubert avait sans doute la part principale dans sa création. Il en avait fait un être hilare et hurleur, projection d’une vie sarcastique et joyeuse. La nièce de Flaubert interprète les traditions de famille en nous disant que le Garçon « était une sorte de Gargantua moderne, aux exploits homériques, dans la peau d’un commis voyageur. Le Garçon avait un rire particulier et bruyant, qui était une sorte de ralliement entre les initiés[13]. »

D’où venait ce nom ? Probablement (je dois cette suggestion à André Gide) de cette expression qui paraît avoir été usuelle dans la famille Flaubert : mener la vie de garçon. D’un Rouennais qui ne s’était pas marié, et qui dépensait comme il se doit les capitaux amassés par des parents dans l’indienne ou le bois du Nord, on disait à Rouen, avec scandale : « il mène la vie de garçon à Paris. » On en retrouve un écho dans Madame Bovary, quand Homais décrit avec un mélange d’admiration et d’horreur la vie que mènent à Paris les journalistes et les artistes.

Le 20 septembre 1846 Flaubert écrivait à Louise Colet : « Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille francs de rente. » Le Garçon s’en tirait peut-être à meilleur compte, comme s’en fût tiré Panurge. Mais il s’arrangeait pour mériter cette épitaphe, qui nous a été conservée : « Ci-gît un homme adonné à tous les vices. » Le Garçon flamboyait à l’horizon rouennais, comme une vive image d’affranchissement, de cynisme, de liberté de parole, de goinfrerie et de sexe débridés. Par le Garçon, Flaubert touche à Rabelais, car Pantagruel a été imaginé dans l’ombre d’un Garçon, a eu comme maquette un Garçon élaboré chez l’écolier Rabelais, le cordelier Rabelais, le carabin Rabelais. Les termes employés par la nièce de Flaubert nous éclairent excellemment sur la substance et la veine alcofibrasienne du Garçon.

Le Garçon était né probablement sur le Théâtre du Billard, être d’abord informe qui avait acquis peu à peu une personnalité immense, était devenu une sorte de guignol rouennais, « fabrication, disent les Goncourt à la suite d’une causerie avec Flaubert, d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand. Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle. Rien ne donnera mieux l’idée de cette vocation étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen. L’un disait : c’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut au milieu des passants : « Oui, c’est beau, et la Saint-Barthélemy aussi, et les Dragonnades, et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi ! » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaisanteries grasses qui duraient trois heures[14]. » Sur ce théâtre, l’incarnation finale du Garçon consistait à tenir un hôtel de la Farce où il y avait une fête de la Vidange, sorte d’apothéose finale où se donnait cours la verve scatologique de Flaubert.

« Homais, dit Jules de Goncourt, me semble la figure réduite, pour les besoins du roman, du Garçon. » Ce n’est pas tout à fait cela. Homais est, si l’on veut, un morceau du Garçon, mais le contraire d’Homais, et Bournisien, et Charles Bovary et l’auteur surtout de Madame Bovary et de l’Éducation, quand on voit remuer ses doigts dans les manches de ses personnages, sont d’autres morceaux du Garçon. On a beau ranger Flaubert parmi les écrivains impersonnels, il a beau s’être voulu lui-même un écrivain impersonnel, il a manqué de cette sorte d’impersonnalité au second degré, de cette impersonnalité lyrique, qui reproduit l’impersonnalité de la nature, de cette spontanéité rebelle au découpage, aux contours, de cet appétit de la vie pour les contraires logiques, qui éclatent dans un Aristophane ou un Rabelais. L’un et l’autre sont demeurés à son horizon comme ses dieux, mais ce qu’il y a en lui d’aristophanesque et de rabelaisien n’en est pas moins un déchet dont l’artiste se débarrasse. Le Garçon est lié chez Flaubert à un bouillonnement de jeunesse, à un romantisme lyrique que les exigences de son art l’obligeront plus tard à resserrer, à refouler, à détruire, quitte à nous en laisser, par ce refoulement même et cette destruction, l’image en creux dans Bouvard et Pécuchet. Pour peindre l’abrutissement que lui apportent ses études de droit, il dit : « Il m’arrive de passer une journée sans avoir pensé au Garçon, sans avoir gueulé tout seul dans ma chambre pour me divertir, comme ça m’arrive tous les jours dans mon état normal[15]. » Quand son cabinet de Croisset sera l’étude littéraire de maître Flaubert, – mon Dieu, oui ! – la formidable baudruche du Garçon, dégonflée, ne fera plus qu’une toute petite chose, qui tient dans un cendrier, et que le souvenir même ne saurait regonfler. Flaubert à vingt ans écrivait à Chevalier, devenu paisible membre de la magistrature debout en un coin de Corse, son intention de tomber un jour dans son « parquet, pour casser et briser tout, renverser les encriers, faire enfin l’entrée du Garçon[16] ». À la porte de son cabinet, au seuil de sa mémoire, il semble que la truculente Correspondance tout entière nous laisse deviner la présence du Garçon, qui ferait peut-être irruption si l’artiste ne lui défendait – à regret – d’entrer.

Le Garçon reparut pendant le voyage d’Orient. Flaubert le retrouva en la personne du consul français de Rhodes. Le Garçon s’installa, pour le peupler et l’animer, dans le désœuvrement nomade de Flaubert, s’imposa à lui et à Du Camp, mit entre eux son théâtre et son guignol intérieurs. Mais il revêtit le costume oriental. Tout le long du voyage, les deux amis se jouèrent une comédie où l’un faisait le personnage d’un cheik grotesque, et dont la Correspondance nous donne quelques vagues scénarios.

Ce Garçon déguisé en cheik, le turban et les babouches nous aident à le reconnaître. Il s’installe fort bien en pays d’Orient : c’est Karagueuz, c’est Nasr-el-Din, le hodja de Konia. On devine un de ces êtres indéterminés, un de ces riches types, une de ces « fortes créations », à l’origine de la comédie attique et même de la comédie romaine. Aujourd’hui, il a fallu pour le réussir à peu près, pour l’amener à quelque existence artistique, des esprits originaux qui aient gardé dans la maturité de l’artiste certaines parties de l’enfant : le Garçon c’est le Tribulat Bonhomet de Villiers, c’est aussi et surtout le père Ubu.

Le Garçon est, comme Ubu, un produit de collège. En 1839, quand il va entrer en philosophie, Flaubert se préoccupe de faire parmi les professeurs du collège la remonte des personnages pour l’invisible Garçon : « Le Garçon, cette belle création si curieuse à observer sur le point de vue de la philosophie de l’histoire, a subi une addition superbe, c’est la maison du Garçon, où sont réunis Horbach, Podest, Fournier, etc… et autres brutes[17]. » On sait qu’Ubu est le professeur Hébert, du lycée de Rennes, porté sur le théâtre des Phynances, et qui, plus heureux que le Garçon sur le théâtre du Billard, s’est exprimé par une œuvre définitive. Comme le Garçon, il est créé par une équipe. Bien qu’il eût sans doute contribué à créer Ubu plus que ne l’a fait pour le Garçon Ernest Chevalier, Morin représente aux côtés de Jarry une figure analogue à celle de Chevalier près de Flaubert. Ces groupes d’esprits forment des blocs indivisibles de génie. Mais le conformisme social les rattrape au tournant de la puberté, et le procureur impérial Ernest Chevalier, quand Flaubert plus tard lui rappelait le Garçon, devait penser à peu près comme le colonel d’artillerie Morin, l’un des auteurs, et peut-être l’auteur d’Ubu, dont il avait laissé toute la responsabilité à Jarry : « Il n’y a pas de quoi être fier d’avoir fait de pareilles âneries ! » Cet Ernest, Flaubert va le voir en 1852, aux Andelys, et c’est exactement le phénomène Morin : « J’ai été, étant gamin, fort lié avec ce brave garçon, qui est maintenant substitut, marié, élyséen, homme d’ordre, etc… Ah mon Dieu ! quels êtres que les bourgeois ! Mais quel bonheur ils ont, quelle sérénité ! Comme ils pensent peu à leur perfectionnement. Comme ils sont peu tourmentés de tout ce qui nous tourmente ! » Rien ne nous fait penser qu’en cette visite de septembre 1852 ils aient même parlé du Garçon !


Si Chevalier est alors l’ami joyeux, Le Poittevin, autre collaborateur dans la principale création du théâtre du Billard, est l’ami triste ; l’influence de celui-ci, à partir de la seizième année de Flaubert, devient capitale, et pendant dix ans, jusqu’à la mort de Le Poittevin, se forge entre eux une amitié spirituelle que Flaubert, ensuite, ne reportera plus sur personne, pas même sur Bouilhet. Avec Agonies, de 1838, commence la série des romans autobiographiques dédiés à Le Poittevin, comme suite à leurs conversations sur ce que Flaubert appellera plus tard avec quelque exagération la haute métaphysique. Flaubert pense « avoir réuni dans quelques pages tout un abîme de scepticisme et de désespoir ». Il y a réuni aussi et surtout (ce qui est naturel à seize ans) des lambeaux de la Confession d’un enfant du siècle, et il a continué sa littérature d’hôpital, ses études de cadavres, de vers et de mouches vertes. Il est curieux de signaler dans Agonies des figures de prêtres à la Courbet, et l’idée première de la scène entre Mme  Bovary et Bournisien. On a indiqué au jeune homme un prêtre qui pourra le conseiller et le consoler ; le prêtre interrompt la confidence pour prier sa servante de surveiller les pommes de terre ; et il a le nez de travers, et bourgeonné, en outre. Croirons-nous qu’un ecclésiastique ne puisse éviter les flammes de l’enfer à un pécheur qu’en laissant calciner, à la place d’icelui, son frugal déjeuner ? et le nez de votre pasteur, s’il eût été plus droit et moins rouge, votre pénitence eût-elle été plus prompte ?

Avec l’imitation de la Confession alterne l’imitation d’Ahasvérus, dans la même note macabre. La Danse des morts fait défiler tous les lieux communs de l’époque, et ce faux Quinet ressemble fort à du vrai Quinet, ce qui ne le met pas encore bien haut. « J’ai dormi longtemps, mais je me réveille, car le soleil dore ma tente, mes gardes se sont relevés trois fois depuis l’aurore, mes chevaux blancs piaffent avec leurs fers d’argent, ils hennissent d’impatience, ils aspirent à pleine poitrine l’odeur des combats et la vapeur des camps. » Ivre et Mort, écrit la même année, réalise toutes les promesses de son titre.

Ne croyons pas cependant que ce pessimisme tienne Flaubert jusqu’à la moelle des os. Il n’est pas, lui non plus, tellement pris par son sacerdoce littéraire qu’il ne s’occupe de surveiller ses pommes de terre, et même de s’en régaler. Voici une lettre à Chevalier (écrite au lycée pendant la classe de math.) qui met bien les choses au point. « Sais-tu que la jeune génération des écoles est fièrement bête, autrefois elle avait plus d’esprit ; elle s’occupait de femmes, de coups d’épée, d’orgies ; maintenant elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C’est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux : je suis blasé, blasé ! Quelle pitié ! Blasé à dix-huit ans. Est-ce qu’il n’y a plus d’amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint ? Plus de nature, plus de fleurs pour le jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse dans l’art, puisque nous sentons mieux ce côté-là, mais faisons de la gaieté dans la vie[18]. »

Il est loin pourtant de suivre ce conseil dans les Mémoires d’un fou, rédigés à la fin de 1838 et offerts le 1er janvier 1839 à Le Poittevin comme une confession sincère. Ils sont écrits précisément à l’imitation des Confessions de Rousseau, qu’il a lues cette année 1838, en préparant son baccalauréat de philosophie. Et c’est sans doute la seule œuvre de Flaubert en laquelle nous puissions reconnaître une pure autobiographie, non romancée. On y voit le tableau d’une enfance comprimée, au collège, en butte aux railleries de tous, en proie intérieurement à tous les rêves, rêves de voyage, rêves de gloire, rêves de la Rome de Néron, rêves de moyen âge, et des apostrophes à la Rousseau : « Malheur aux hommes qui m’ont rendu corrompu et méchant, de bon que j’étais ! Malheur à cette aridité de la civilisation qui dessèche et étiole tout ce qui s’élève au soleil de la poésie et du cœur ! » Mais Rousseau tire de son malheur et de son échec un rêve d’amour et de reconstruction, tandis que ce qu’appellent les imprécations du jeune Flaubert, c’est l’écroulement, la ruine de tout ; les déclamations de Rolla viennent relayer les Confessions, et la philosophie du jeune homme est à peu près celle des Blasphèmes, de Richepin, c’est-à-dire d’un Homais qui aurait bu l’alcool de son bocal à ténia. « Tu es donc né fatalement parce que ton père un jour sera revenu d’une orgie, échauffé par le vin et par des propos de débauche, et que ta mère en aura profité… »

Une seconde partie des Mémoires d’un fou, écrite trois semaines après la première, intéresse davantage. C’est l’histoire, évidemment authentique, des amours de Flaubert. Il ne nous est pas difficile de remettre les noms. Voilà les trois étages d’expériences que tout le monde à peu près connaît, quitte à se fixer selon ses préférences sur l’un des trois. D’abord l’amour d’enfance pour une petite Anglaise amie de sa sœur, Gertrude Collier, gamine délurée et provocante devant laquelle le gros garçon resta sot.

« Soit, n’y pensons plus », dit-elle.
Et depuis j’y pense toujours.

C’est ensuite son amour de Trouville, celui qu’il garda toute sa vie et autour duquel il allait écrire, longtemps après, l’Éducation sentimentale : une belle femme, de treize ans plus âgée que lui, qu’il rencontra aux bains de mer quand il avait quinze ans. Elisa Schlesinger, femme d’une sorte de brasseur d’affaires éclatant de bonne humeur et de vulgarité (l’Arnoux de l’Éducation), fut à peu près pour lui (moins la conclusion) ce que fut pour Baudelaire Mme  Sabatier. Pour ces nerveux et ces faibles, la valeur amoureuse capitale, c’est la femme épanouie, à visage de protectrice et de mère, et Flaubert verra toujours au sommet de l’amour une figure de maternité. Et enfin viennent les amours des filles, avec les réflexions connues sur les désillusions, le dégoût de la chair, et le reste.

La note la plus intéressante des Mémoires d’un fou, celle qui nous donne sur l’art de Flaubert la perspective la plus profonde, ce sont les pages sur la cristallisation où se prend l’image de Marie. Deux ans après qu’il l’y a connue, il revient à Trouville, et c’est maintenant seulement, c’est grâce à ces deux années, à cette épaisseur de passé, qu’il prend conscience de son vrai amour. « Comment aurait-elle pu voir que je l’aimais, car je ne l’aimais pas alors, et en tout ce que je vous ai dit, j’ai menti ; c’était maintenant que je l’aimais, que je la désirais ; que, seul sur le rivage, dans les bois ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me répondant… Ces souvenirs étaient une passion. » Tant de pages insignifiantes ne nous paraissent plus vaines quand nous les voyons aboutir à ces cinq derniers mots, quand nous les regardons comme la chauffe qui amène cette lumière, quand nous apercevons sous cette lumière la vie entière de l’artiste. Pour devenir en lui passion, il faudra d’abord que tout devienne souvenir, que tout passe sur un plan spirituel, subisse un travail intérieur, une transmutation par la solitude.

La même année 1839, tout en faisant sa philosophie, il écrit Smarh, sorte de mystère qu’il traite lui-même de « galimatias, ou, comme aurait dit Voltaire, de galiflaubert. »[19] Curieux comme première épreuve de la Tentation de saint Antoine, et aussi intéressant en ce qu’il nous montre, dès ces œuvres de jeunesse, Flaubert dans ce rythme à deux temps qui lui fait alterner une œuvre d’observation ironique et une œuvre d’imagination décorative. Smarh est la tentation d’un ermite par le diable qui, l’emmenant au-dessus du monde, comme plus tard dans la Tentation, lui fait un cours de philosophie, puis, probablement au bout de sa science, passe la parole à un confrère qui expliquera à Smarh le sens de la vie et le monde : c’est Yuk, le dieu du grotesque, sorte de diable boiteux du temps et de l’espace, qui soulève, pour en montrer l’intérieur ridicule et odieux, les toits des palais et des maisons. Les palais nous laissent apercevoir des rois, brutes érotiques vautrées dans la débauche et sur des monceaux d’or. Il est réjouissant de voir les potaches de Rouen s’exciter ainsi sur les tyrans, au temps de qui ? du roi Louis-Philippe. Puis Yuk lève le toit d’un ménage bourgeois, et ne parvient toujours qu’à nous rappeler de très loin Méphistophélès. Un an après, Flaubert écrivait sur son manuscrit : « Il est permis de faire des choses pitoyables, mais pas de cette trempe. » Le seul intérêt de l’ouvrage consiste à nous montrer comment les lectures de Flaubert, Rousseau, Faust, Ahasvérus, s’imprimaient en lui, ces années, y creusaient le lit des œuvres futures.


Le frère aîné de Flaubert ayant fait sa médecine, s’étant sitôt après établi et marié, il était entendu depuis longtemps que Gustave ferait son droit à Paris, comme l’avaient fait Chevalier et Le Poittevin. Sans aucun enthousiasme pour la vie d’étudiant en droit, ni à plus forte raison pour celle de juge et d’avocat, il se résigna. Mais d’abord, un voyage paraissant le couronnement et la récompense d’un succès au baccalauréat, il s’en alla, avec un ami de sa famille, faire un tour aux Pyrénées et en Corse.

Nous avons le journal de cette première sortie. Il manque d’enthousiasme. « Je suis dans le plus grand embarras si je veux faire mon voyage aux Pyrénées », écrivait-il le 9 juin à Chevalier. « La raison et mon intérêt m’y engagent, mais mon instinct, à qui j’ai continué d’obéir, à l’instar des brutes, puisque j’ai une âme immortelle, une liberté morale et présentement un paletot et un bonnet de coton, l’instinct donc me dit que le voyage sans doute me plaît, mais le compagnon guère. » Ce compagnon était le docteur Cloquet, qui avait déjà emmené Achille en Écosse, et sortait confraternellement les enfants d’un médecin plus casanier. On voyageait avec la sœur du docteur et un abbé, ce qui, même pour une famille déiste, était une manière de garantie. La surveillance de cet ecclésiastique se relâcha-t-elle près de Marseille, où les quatre voyageurs ne restèrent que deux ou trois jours, et où le jeune Gustave n’en eut pas moins le temps de mériter qu’on lui écrivît cinq mois plus tard, le 16 février 1841, la lettre suivante :

« Avant de t’avoir vu, de t’avoir possédé, je vivais comme une automate, mais, ô Gustave ! depuis que tes baisers de feu ont répondu aux miens, depuis que ton âme ardente a réveillé mon âme, tu es devenu pour moi le souffle créateur, et désormais vivre sans cet amour qui fait tout mon bonheur serait au-dessus de mes forces. »

Cette personne se nommait Eulalie Foucault. S’il faut en croire un récit de Flaubert aux Goncourt, elle arrivait de l’Amérique du Sud, et logeait avec deux compagnes, dans le même hôtel où étaient descendus nos voyageurs. D’où la facilité de la conquête. Repassant à Marseille en 1845, Flaubert la chercha et n’en trouva plus trace. L’essentiel pour nous, sinon pour elle, c’est qu’il lui donna place, quelque temps après, dans Novembre. À son retour de voyage – fin de 1840 – il passe son année à Rouen, tout en prenant ses inscriptions de droit à Paris. Qu’y fait-il ? « Je fais du grec et du latin, comme tu sais, ni plus, ni moins. » Nous le croirons sans peine. Tant qu’il était au collège, obligé d’en faire, il y répugnait, avait même trouvé moyen d’arriver à sa dernière année d’études, à la veille de son baccalauréat, sans savoir lire le grec. Maintenant que le grec ne lui est plus imposé, il est pris pour lui de zèle et s’obstinera plusieurs années à l’étudier, sans arriver, semble-t-il, à de grands résultats. Au grec comme à l’anglais il s’acharnera jusqu’en 1855, toujours à trois mois, dans ses lettres, de lire à livre ouvert Sophocle et Shakespeare. Les trois mois eurent la vie dure. Flaubert n’avait pas le don des langues. Et d’ailleurs il fallait toujours qu’il y eût entre lui et l’objet de sa pensée un espace libre de solitude et de rêve.

En juillet 1841, ses lettres nous le montrent à Paris, en train d’y mener une vie « assez juridiquement sombre ». Il ne comprend absolument rien au droit et n’en saura jamais rien de rien. Mais il retrouve Chevalier et Le Poittevin, et des lettres de ce dernier, publiées par M. Descharmes, font voir dans l’austérité de saint Antoine la qualité dont ces compagnons se souciaient alors évidemment le moins. Flaubert fait quelques connaissances littéraires, fréquente l’atelier de Pradier dont la femme est la sœur d’un ami de collège à lui. En janvier 1843, quelques jours avant les Burgraves, il y rencontra Victor Hugo. « Que veux-tu que je t’en dise ? » écrit-il à sa sœur. « C’est un homme comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, a l’air d’observer et de ne vouloir rien lâcher ; il est poli et un peu guindé[20]. » Dix ans avant, dans ce même atelier de Pradier, Hugo avait rencontré Juliette Drouet. Or, le 26 novembre 1843, Le Poittevin écrivait à Gustave : « Je te conseille fort de cultiver les Pradier. Il y a là pour toi beaucoup à y gagner, une maîtresse peut-être, des amis utiles tout au moins. » Pradier aimait qu’on vînt faire chez lui ses remontes d’amour, et poussait à la consommation. Ce n’est cependant que quatre ans après que la prédiction de Le Poittevin devait se réaliser, et que Louise Colet devint la Juliette de Flaubert, en plus orageux. Quant à l’ami (qui fut aussi, quoi qu’on en ait dit, l’ami utile) il le rencontra quelques jours après son entrée chez Pradier, en mars 1843, chez Ernest Lemarié, un ancien camarade du collège de Rouen. Ce fut Maxime Du Camp, du même âge que lui, entré riche et libre dans la vie, avec l’amour des lettres et le loisir de s’y consacrer. Il habitait avec Lemarié (qui écrivait dans le Journal pour rire) un appartement dans la Cité, sur l’emplacement de l’Hôtel-Dieu actuel, qui figure dans l’Éducation sentimentale.

Une nuit de 1843, dans un petit appartement de la rue de l’Est, sur le square du Luxembourg, Gustave lit Novembre à Du Camp.

Novembre avait été écrit l’année précédente. C’est le premier ouvrage de Flaubert qui témoigne d’un vrai et beau style, riche d’étoffe et de nombre. Il vient d’avoir vingt ans, et vraiment peu d’écrivains ont été plus précoces. Encore un morceau sur lui-même, une revision de sa vie. « Ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme, et l’amer parfum des jours qui ne sont plus m’est revenu avec l’odeur de l’herbe séchée et des bois verts. » Un tableau de sa puberté rêveuse, une de ces pubertés à la Rousseau où se forment intérieurement les chambres prêtes pour la visitation de l’art. Le bonheur, pour l’enfant de Novembre, était de posséder pleinement un lambeau du temps, soit le jour en étude, soit la nuit au dortoir, et de l’employer à imaginer, « cachant avec délices dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ». Sa nature intérieure se révèle à lui comme un bouillonnement infini, qui ne peut s’échapper en une action qu’il méprise, ou dont il est incapable. C’est la seconde vague de la mélancolie romantique après René et Rolla, celle qui s’est exprimée dans le Gautier d’avant le cant et le boulet de la copie, dans Fortunio et dans Mademoiselle de Maupin : une seule chose est vraie et bonne, la grande possession de la vie dans le temps et dans l’espace, et, pour celui qui ne peut la saisir, d’abord le souhait que tout s’effondre, puis l’essai de la recomposer par l’art.

Flaubert continue cependant à s’abrutir sur le droit sans y trouver autre chose que des accès de colère contre la bêtise humaine qui a enfanté ces recueils de lois. « Un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais forcé d’étudier maintenant la série d’absurdités en vertu de quoi il juge. » Et il est vrai qu’il pourra mettre plus tard au frontispice de sa conception du roman : « Tu ne jugeras point ! ». Mais en 1843 il subit une première attaque de cette maladie nerveuse qui le tiendra jusqu’à la fin de sa vie, et qui serait peut-être restée cachée dans le secret de sa famille et de ses amis, si l’un de ces derniers, Maxime Du Camp, ne l’avait brutalement révélée : épilepsie, croit-on généralement ; mais le docteur Dumesnil, qui a fait une étude médicale attentive de l’état physique de Flaubert, penche pour une autre hypothèse. Quoi qu’il en soit, cette maladie eut dans la vie de Flaubert une importance décisive. Son père résolut de lui faire abandonner ses études (il venait d’ailleurs d’être refusé à son examen de droit avec trois boules noires) et de le garder auprès de lui pour le soigner.

Sa propriété de Déville, fort agréable à habiter l’été, ayant été coupée par le chemin de fer, en 1844 le docteur Flaubert achète la belle propriété d’agrément de Croisset, où désormais la famille passera l’été, et que Flaubert plus tard habitera toute l’année. Cette même année, le camarade rouennais avec qui il avait fait ses études de droit, Émile Hamard, se fiance à sa sœur Caroline « une des plus exquises beautés que j’aie aperçues », écrira Maxime Du Camp, mais des plus fragiles de santé aussi ! Flaubert apprend ce mariage avec des craintes pour l’avenir, – justifiées. « Elle est mariée avec la vulgarité incarnée », écrira-t-il plus tard (9 juin 1852).

Goinfre et d’esprit obtus, Hamard sera un piètre gendre pour le docteur. Gustave devient un autre tourment, ne pourra plus exercer de profession utile. Le père Flaubert ne se voit qu’un digne héritier. C’est son aîné Achille, qui vient d’être nommé chirurgien adjoint à l’Hôtel-Dieu et que tout désigne comme son successeur.

En attendant, Achille Flaubert va remplacer provisoirement son père à l’Hôtel-Dieu, puisque après le mariage de Caroline, en 1845, le père, la mère, les deux époux et Gustave partent pour un voyage moins de noces que de famille en Italie. Nous avons (en outre des Notes de voyage) par les lettres à Le Poittevin le journal de ce voyage. À Marseille, en 1840, descendu à l’hôtel Richelieu, Flaubert y avait eu sa première maîtresse, Eulalie Foucault. Cette fois l’hôtel est fermé, on lui donne sur Eulalie des renseignements si incomplets qu’il en reste là. À Gênes il voit un tableau de Breughel représentant la Tentation de saint Antoine « qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre la Tentation de saint Antoine mais elle demanderait un autre gaillard que moi[21] ».

Sa maladie a obligé Flaubert à quitter, pour toujours, croit-il, la vie de Paris, et son voyage lui a donné l’horreur du mouvement, le goût de rester chez lui, pour y travailler seul. Nous avons ici une première épreuve de ce que sera plus tard le renoncement définitif au voyage, le retour d’Orient et la claustration avec la Bovary. Alors commence pour lui cet état de grâce devant l’œuvre d’art, analogue à celui des mystiques, et dont une lettre à Le Poittevin, de septembre 1845, nous aide déjà à reconnaître et à grouper les éléments. « Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse ni les grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble, et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu… Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femme, sans vie, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon œuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère. Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faiblisse, car il y a des jours où je suis d’une mollesse qui me fait peur ; enfin, je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur pour les gens de notre race est dans l’idée et pas ailleurs… Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix, dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là… Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. » Il est bien sur le chemin où il trouva Emma Bovary et Homais, où il avait déjà trouvé la première Éducation sentimentale.

Flaubert commence l’Éducation sentimentale en février 1843 pour en faire le roman de ses années de Paris. Il la reprend à Croisset en septembre et octobre, après sa maladie, et l’achève le 5 janvier 1845. C’est le premier roman de Flaubert qui comporte des personnages vrais, d’ailleurs traités assez superficiellement et pris dans le courant continu des réflexions d’auteur, le premier qui nous présente, non plus dans des vapeurs d’imagination, mais sur un plan d’analyse et de raison, son idée de la vie.

Comme la seconde Éducation, la première est l’histoire d’un couple, de deux amis. L’un représente Flaubert tel qu’il s’apparaissait à lui-même, ou qu’il se voulait, ou qu’il s’imaginait : un jeune homme qui vit de rêves et ces rêves qui échouent dans la médiocrité. L’autre, son ami, incarne celui qu’il ne peut être, celui qui sait, avec décision et sens pratique, s’insérer dans la réalité, et qui réussit. Tous deux liés naturellement par l’amitié comme un vrai ménage, parce qu’ils sont assez différents pour s’opposer et se compléter, assez proches pour se comprendre. Tout adolescent rêveur et condamné à la vie intérieure, s’il écrit un roman, écrira naturellement celui-là, ou songera à l’écrire et n’en sera détourné que par la lecture de ceux qui auront exploité avant lui cette aventure éternelle.

La partie autobiographique de l’Éducation est d’ailleurs très librement traitée. L’ami de toute la jeunesse de Flaubert, Le Poittevin, était un rêveur comme lui, non un homme d’action comme Henry. Cependant, cette même année 1843, Flaubert est devenu l’ami de Du Camp, dont peut-être certains traits ont passé dans son Henry. Surtout le drame futur de leur amitié ressemblera bien à un divorce entre deux sensibilités aussi différentes que celles d’Henry et de Jules.

Henry plaît aux femmes, sait les conquérir et conquérir la vie. Jules est le solitaire dégoûté, qui a épuisé la vie par l’imagination, s’est dissipé en débauches de pensées, en rêves d’ambition et d’amour, en passions d’histoire, tout le bois sec dont Flaubert fera un feu de joie avec la Tentation et Bouvard. Le premier aime une femme mariée qu’il enlève et emmène en Amérique, le second une actrice habillée avec toute la gaze et le clinquant de ses rêves, et qui se moque de lui.

« Éducation sentimentale » est pris ici au même sens que dans le roman de 1869. C’est l’expérience de la vie amoureuse, dans les années de formation, expérience qui se dépose et s’arrête en un état définitif de sensibilité, à l’époque où la vie est faite, où l’automatisme est construit, où l’homme n’a plus qu’à se répéter. Il y en a dont l’éducation sentimentale n’est jamais achevée ; de ceux-là peut-être dirait-on aussi bien qu’elle était achevée dès le début, puisque l’expérience les laisse à la fin au même point qu’elle les avait trouvés au commencement, mais peut-être aussi est-ce là pour eux une façon de bonheur, une permanence de jeunesse dont le génie de l’artiste s’accommode fort bien.

L’éducation sentimentale d’Henry, la seule des deux qui aboutisse, se fait dans l’expérience de la terre, l’aventure, le voyage. Pourquoi lui et sa maîtresse partent-ils pour l’Amérique ? C’est qu’ils vivent dans un présent qui ne leur donne pas tout l’amour qu’éloignés l’un de l’autre ils rêvaient. Mais leur inexpérience ne saurait encore en accuser la nature des choses et celle de l’homme. Dès lors ils reportent leur rêve d’amour sur un avenir lointain, et sur un pays lointain qui est la projection de cet avenir dans l’espace ; ils placent le bonheur dans une autre partie, ne sachant pas encore qu’elles se ressemblent toutes ; ils s’imaginent que ce qui étouffe leur amour c’est l’entourage de gens ridicules, alors que cet amour décroît simplement par son usure naturelle.

Henry perdra ces illusions, lui qui au début était aussi naïf que Jules. Son éducation sentimentale est réelle, mais elle n’est pas seulement son œuvre à lui ; sa maîtresse, une vraie femme, sensuelle et intelligente, y collabore. « Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l’a saisie dans ses bras et qui l’a entraînée dans sa tanière. Alors l’amour se double de l’orgueil, le sentiment de sa propre puissance s’ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l’amant ; il la contemplait d’une manière calme, sereine, il n’avait rien dans l’âme que d’indulgent et de rayonnant, il se plaisait à penser qu’elle était faible et sans défense au monde, qu’elle avait tout abandonné pour lui, espérant tout trouver en lui, et il se promettait de n’y pas manquer, de la protéger dans la vie, de l’aimer encore davantage, de la défendre toujours. » Séduit par Mme  Renaud comme Léon par Mme  Bovary, investi et enveloppé par les provocations d’une femme, il avait d’abord la même figure de pâte molle que Léon. La nécessité de gagner sa vie et celle de sa maîtresse, la brutale école de la vie d’Amérique, la lutte dans un pays neuf, tout cela le bronze et le tanne, en fait un homme. Quand leur amour est à peu près épuisé, ils reviennent en France, se quittent moitié de gré, moitié de force ; mais l’éducation sentimentale d’Henry est achevée, il est devenu un garçon décidé et fort, hardi et heureux. « Il a retiré de tout cela une expérience multiple, sur les femmes pour en avoir aimé, sur les hommes pour en avoir vu, sur lui-même pour avoir souffert ; il a gardé juste assez d’élan pour arriver au fait, assez d’amour même pour sentir le plaisir ; cette gymnastique a été assez rude pour le fortifier, pas assez pour l’énerver. »

Pendant ce temps, Jules, qui fait solitairement de la littérature en province et y noircit fiévreusement du papier, a été refoulé en lui-même par le double échec d’un amour trompé et d’une vocation contrariée, deux sentiments qui se sont fondus, se sont « pénétrés de tendresse et l’un l’autre décorés de poésie ». De tout cela il a tiré de l’art, est devenu cet artiste comparé ici par Flaubert à l’oie qu’on a fait sauter sur des plaques de métal rougi pour que son foie fût bon à manger. Et son éducation sentimentale se fond dans une éducation intellectuelle qui est celle de Flaubert. Il est purgé de son romantisme en voyant la sottise bourgeoise pulluler sur le romantisme comme les vers sur une croûte de fromage, en rencontrant un marchand de suif qui fréquente les ruines comme lui et y déclame des vers de Mme  Desbordes-Valmore.

L’un et l’autre ont maintenant vingt-six ans. Henry est l’homme du monde parfait. « Il croit en lui plus qu’aux autres, mais au hasard plus qu’à lui-même ; les femmes l’aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint parce qu’il se venge ; on lui fait place parce qu’il bouscule ; on va au-devant de lui parce qu’il attire. » Jules, lui, « vit dans la sobriété et dans la chasteté, rêvant l’amour, la volupté et l’orgie. La puissance a des forces inconnues aux puissants, le vin un goût ignoré de ceux qui en boivent, la femme des voluptés inaperçues de ceux qui en usent, l’amour un lyrisme étranger à ceux qui en sont pleins. » C’est le quatrième acte d’Axel. Flaubert fait là un beau tableau lyrique de la vie poétique, un peu verbeux, mais profond, avec des premiers plans arides comme un désert, des lointains pleins de trésors et de beauté voilée.

Ensemble ils partent pour un voyage en Italie, qui ressemble assez à celui que Flaubert et Du Camp feront plus tard en Orient. « Pendant quatre mois qu’ils furent l’un avec l’autre, il n’y eut pas un rayon de soleil qui les chauffât de la même chaleur, pas une pierre qu’ils regardèrent d’un regard pareil. Henry se levait de grand matin, courait par les rues, dessinait les monuments, compilait les bibliothèques, inspectait tous les musées, visitait tous les établissements, parlait à tout le monde. » Jules se levait à midi et flânait. Henry rapporte un journal complet, et Jules presque rien.

Naturellement Henry réussit un magnifique mariage, pendant que Jules part pour l’Orient « emportant avec lui deux paires de souliers, qu’il veut user sur le Liban, et un Homère qu’il lira au bord de l’Hellespont ». Flaubert connaît Jules comme il se connaît lui-même, il sait que ses gros souliers ne perdront aucun clou sur le Liban, et qu’Homère n’est Homère que parce qu’il se révèle aux bords de la Canche tout aussi bien qu’à ceux de l’Hellespont, et même mieux. Mais enfin la différence entre Henry et Jules, la différence spécifique qui fait de Jules et de Flaubert des artistes, c’est que l’éducation sentimentale de Jules n’a pas été achevée, est restée devant lui comme une page blanche : à défaut de la page blanche à vivre la page blanche à écrire ; à défaut du Liban, Croisset.

À la dernière page des notes de voyage en Italie se trouvent ces mots énigmatiques : « Conseils médicaux de Pradier », qui s’éclairent par un passage d’une lettre à Le Poittevin. Pradier a conseillé simplement à Flaubert de mener une vie moins solitaire, plus conforme à son âge, de docilité habituelle à l’appel du sexe. Et il semble que l’atelier du sculpteur fasse un milieu où naissent assez naturellement les liaisons, où toutes les femmes ne sont pas de marbre, bien que Louise Colet, qui y préside, dise volontiers : « Savez-vous qu’on a retrouvé les bras de la Vénus de Milo ? — Et où donc ? — Dans ma robe. » Voilà que Flaubert va être désigné, après beaucoup d’autres, par la faveur de cette triomphante et naïve Muse, pour s’en assurer.

  1. Le Roman naturaliste, p. 185.
  2. Correspondance, t. III, p. 269.
  3. Correspondance, t. III, p. 225.
  4. Correspondance, t. III, p. 141.
  5. Correspondance, t. I, p. 14.
  6. Correspondance, t. I, p. 3.
  7. Flaubert avant 1857, p. 89.
  8. Correspondance, t. III. p. 31.
  9. Correspondance, t. II, p. 327.
  10. Œuvres de jeunesse, t. I, p. 70.
  11. Œuvres de jeunesse, t. I, p.118.
  12. Œuvres de jeunesse, t. I, p. 254.
  13. Correspondance, t. V, p. 72.
  14. Journal des Goncourt, t. I, p. 321.
  15. Correspondance, t. I, p.114.
  16. Correspondance, t. II, p. 30.
  17. Correspondance, t. III, p. 19.
  18. Correspondances, t. I, p. 46.
  19. Correspondance, t. I, p. 56.
  20. Correspondance, t. I, p. 127.
  21. Correspondance, t. I, p.173.