Gustave Flaubert (Thibaudet)/Les femmes


Gallimard (p. 38-54).
2. Les femmes


L’année 1846, celle de ses vingt-cinq ans importe fort dans la vie de Flaubert. À deux mois de distance meurent le docteur Flaubert en janvier, Caroline Hamard en mars, celle-ci à la suite de la naissance d’une fille, qui sera la nièce Caroline. Achille succédera à son père à l’Hôtel-Dieu. Il est alors marié, père de famille. Il habitera le logement de l’hôpital, avec les siens. Gustave, sa mère, et la petite Caroline, vivront à Croisset, avec un pied-à-terre à Rouen, au coin de la rue de Buffon et de la rue Crosal, pour l’hiver… Entre sa mère et sa nièce, dans le grand Croisset silencieux, avec ses livres, son papier, sa pipe, la vie de Flaubert est fixée. Le laboratoire de son œuvre est prêt.

Croisset est une grande maison du XVIIIe siècle, qui avait été bâtie et possédée par les moines bénédictins de Saint-Ouen. La pièce principale y était un salon à cinq fenêtres, qui devint le cabinet de travail de Flaubert. Un pavillon – la seule partie qui subsiste aujourd’hui – contenait un autre cabinet de travail, qui ne servait qu’à Bouilhet, le dimanche, qu’il passait régulièrement à Croisset. Le site était d’une paix admirable : un parc planté de vieille verdure normande, hêtres, tulipiers, allées de tilleuls et d’ifs, rond-point de marronniers, gazons et massifs, n’était séparé de la Seine que par un chemin de halage. Les vues étaient découvertes sur la campagne et la ville, et l’on vivait dans la familiarité du fleuve où Flaubert aimait accomplir de grands exploits de nageur.

D’Ernest Chevalier, alors substitut en Corse, et qui avancera, par toutes les étapes de la magistrature debout jusqu’au poste de procureur général à Angers (il sera même député) Flaubert avait fait son deuil. Cet ami de son enfance peu à peu disparaît de sa vie. Un autre l’avait occupée fortement : Alfred Le Poittevin, le seul probablement de tous les amis de Flaubert qui ait pensé et senti, du fond même de la vie, authentiquement avec lui, le seul dont les œuvres proviennent de la même veine, faisant équipe et école avec lui. Or, en 1846, Le Poittevin se marie. Lui et sa sœur Laure épousent en même temps Louise et Gustave de Maupassant. Ce dernier sera le père de Guy. Mais alors Flaubert ignore quel honneur viendra de ce côté à leur école rouennaise. Il ne voit que ceci : Alfred, marié, est perdu. « En voilà encore un de perdu pour moi, écrit-il à Chevalier, et doublement, puisqu’il se marie d’abord et qu’il ira vivre ailleurs. » « J’ai eu, écrira-t-il dix-sept ans plus tard à sa sœur, Mme de Maupassant, j’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie profond : ç’a été une rupture, un arrachement ! Pour moi il est mort deux fois. » La deuxième fois ce fut deux ans après son mariage, en avril 1848, ayant Flaubert à son chevet, et lisant Spinoza jusqu’à ce qu’il lui fût impossible de lire.

C’est Louis Bouilhet qui remplace Le Poittevin. Flaubert l’avait perdu de vue depuis le collège. Il avait fait des études de médecine, avait été interne à l’Hôtel-Dieu, mais, fils et petit-fils de poètes locaux, le démon poétique l’avait touché. Il abandonna la médecine, vécut pauvrement de préparations au baccalauréat, et entra en relations avec Flaubert en avril 1846. L’amitié avec Le Poittevin avait été l’amitié de sensibilité et de pensée ; l’amitié avec Bouilhet fut l’amitié d’art, et, plus précisément de technique. Bouilhet allait jusqu’à sa mort corriger Flaubert comme il corrigeait les devoirs de ses élèves. Il est remarquable que l’homme de talent ait eu sur l’homme de génie une influence incomparablement plus grande que l’homme de génie sur l’homme de talent. Ce fut un des bonheurs de Flaubert de posséder cette amitié vigilante, scolaire, utile. Et si lui qui n’aimait pas Racine admirait Boileau, c’est qu’il avait, comme Racine, son Boileau.

Cette même année, fut-ce sa Du Parc ou sa Champmeslé qu’il eut ? En tout cas, comme Racine dans celles de théâtre, il trouva l’amour dans les coulisses des lettres. Le goût du théâtre, prétend Diderot, est fait d’abord du désir de coucher avec les actrices. Il y avait évidemment autre chose qu’un désir analogue dans l’amour des lettres chez Flaubert. Toujours est-il que ses amours avec Louise Colet, ses lettres d’amour – et de littérature – à Louise Colet, sont aujourd’hui un des grands événements et une des grandes correspondances chères à la vie des lettres.

L’amour avait occupé jusqu’à cette époque les rêves de Flaubert plutôt que sa vie. Sa jeunesse avait été pleine d’hallucinations sensuelles. On reconnaît dans ses confidences de Novembre certaines frontières pathologiques. L’étalage d’un cordonnier le tenait en extase, avec ses petits souliers de satin. Il a eu des passions de tête et de corps, pour la femme très femme, aux larges hanches et à la poitrine maternelle. La Marie de Novembre, qui est une prostituée, la Maria des Mémoires d’un fou, qui est sa belle idole de Trouville, se ressemblent, et répondent l’une et l’autre à ce type opulent ; sans doute aussi Mme Foucault. Mais Flaubert se félicitait de n’avoir pas encore été pris vraiment par l’amour, de n’avoir sacrifié sous ce nom qu’à la chair et à la littérature. « À dix-sept ans, si j’avais été aimé, quel crétin je ferais maintenant. »

Il était naturel qu’à vingt-cinq ans il passât par la commune aventure humaine, mais on s’est souvent étonné que l’élue ait été une femme de lettres qui pouvait paraître tapageuse et vulgaire. Cette impression, dont nous ne saurions guère nous défendre, ne paraît pas avoir été partagée par les contemporains, qui l’admirèrent, hommes et femmes, et la courtisèrent à l’envi. Venue d’Aix à Paris pour faire de la littérature, y exploiter un mince talent de muse départementale, Louise Revoil s’était bien vite rendu compte de l’appoint que sa riche beauté pouvait apporter à sa carrière poétique. Elle s’était mariée à un compositeur, prix de Rome et professeur au Conservatoire, qui prit longtemps, en philosophe, son parti des aventures de sa femme, et en particulier de sa longue liaison avec un autre philosophe, Victor Cousin. L’avarice célèbre de celui-ci aurait été, aux yeux de Louise, un vice rédhibitoire, s’il ne lui avait fait ouvrir la Revue des Deux Mondes, et s’il n’avait fait couronner par l’Académie française quatre de ses poèmes. Sa seule influence n’y aurait d’ailleurs pas suffi. Parmi les académiciens auxquels elle dut, à cet effet, accorder ses faveurs, ses lettres inédites nous permettent de citer au moins le secrétaire perpé tuel Villemain, Victor Hugo (un dessin de femme nue, vue de dos, par Victor Hugo, qui appartenait à Louis Barthou et qui est reproduit par M. Raymond Escholier dans Victor Hugo artiste, serait, imaginait allégrement Barthou, un portrait de Louise Colet : il n’ajoutait pas : de Louise en tenue de campagne pour le prix de poésie de l’Académie française, et plus candidate que candide, mais cela va de soi), Alfred de Musset, et M. le comte Alfred de Vigny.

Un autre admirateur, le pharmacien Quesneville, avait, en 1842, publié les œuvres complètes de la Muse en une magnifique édition in-folio, tirée à vingt-cinq exemplaires, et offerte seulement aux grands poètes et aux souverains. Le roi Louis-Philippe, dont la vertu doit rester cependant insoupçonnée, avait répondu par l’envoi d’une médaille d’or et avait doublé la pension qu’il faisait à Louise sur sa cassette. Elle était très bien accueillie chez Mme Récamier ; elle-même tenait rue de Sèvres un salon brillant, de société un peu mêlée, où fréquentait une bonne partie du monde académique. C’était une blonde superbe, au teint rose, aux yeux éclatants et frais. Du Camp, qui la détestait et à qui elle le rendait (il fut la cause de sa première rupture avec Flaubert), écrit : « Elle était jolie, du reste, assez forte, et avec un singulier contraste entre ses traits, qui étaient fins, et sa démarche, qui était hommasse. Les extrémités lourdes, la voix éraillée, décelaient un fond de vulgarité[1]. » Flaubert trouvait au contraire dans sa voix une de ses meilleures séductions. La plupart des anecdotes racontées sur elle par Du Camp paraissent d’ailleurs suspectes.

Flaubert ne pouvait l’avoir rencontrée chez Pradier qu’en 1846. Deux mois après, elle devint sa maîtresse. Elle paraît l’avoir aimé avec emportement. AÀvingt-cinq ans, il était très beau, et le portrait qu’elle en fait dans son roman, Lui, nous dit assez combien elle admira ce magnifique géant normand. De son côté, il lui écrivait : « N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour que je t’aime ? corps, esprit, tendresse ? Tu es simple d’âme et forte de tête, très peu « pohétique » et extrêmement poète ; il n’y a rien en toi que de bon et en tout espoir comme ta poitrine, blanche et douce au toucher[2]. » On a insisté trop complaisamment sur les ridicules de Louise Colet. Ils tiennent tous aux nécessités pratiques de sa carrière de femme de lettres, et ils ne sont pas plus choquants que ceux qui deviennent presque inévitables dans une carrière d’homme de lettres. Il y a en elle un côté évidemment comique, mais plus encore, dans les railleries dont on l’a couverte, de la bassesse et de la muflerie de confrère à consœur. C’était une belle créature d’amour. De là son rayonnement et son influence.

Cet amour à distance, amour littéraire aussi, était tout à fait dans les goûts de Flaubert. Il continuait à vivre dans sa thébaïde de Croisset, avec une mère assez silencieuse et mélancolique. De temps en temps, il faisait un voyage à Paris, voyait Louise à peu près tous les deux mois, d’abord à Paris, puis à Mantes. Une présence continuelle l’aurait harcelé et troublé. De loin, il pouvait prendre d’elle le meilleur de l’amour, la rêver et la désirer. Surtout ce bienheureux éloignement, l’obligeant à écrire, nous a valu cette admirable correspondance qui n’a été éditée que récemment dans son entier : deux cent soixante-quinze lettres entre août 1846 et mai 1854. Notre indiscrétion ne souscrit pas à ces mots de Flaubert : « Le public ne doit rien savoir de nous. Qu’il ne s’amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours… C’est assez de notre cœur, que nous lui délayons dans l’encre, sans qu’il s’en doute. » Permettez-lui au moins de s’en douter, et une fois qu’il s’en est douté, il faut bien qu’il remonte de votre cœur à vos amours, à vos cheveux et à vos yeux.

Devant les amours d’un homme supérieur, il est assez puéril de s’étonner et de se scandaliser s’il n’a pas pris soin de s’appareiller, aux yeux de la postérité, comme dans une garniture de cheminée, avec une femme dite supérieure. Mais Gœthe et Christiane, voire Jean-Jacques et Thérèse, forment un groupe aussi naturel et parlent autant à l’imagination que Benjamin Constant et Mme de Staël, Chateaubriand et Mme Récamier. L’amour est une réalité première et imprévisible qui se suffit, et l’amour d’un homme de génie a droit d’être vu à la lumière de ce génie, d’aller de pair avec lui, d’être respecté dans ses raisons que la raison ne connaît pas, et qu’un sentiment attentif peut s’efforcer de saisir.

Un homme d’imagination forcenée comme Flaubert, déterminé à tout cristalliser en littérature, à ne chercher dans la réalité que des prétextes, à la rêver plus belle ou à la refaire plus vraie, ne pouvait guère, semble-t-il, voir dans la vie des sens qu’une sorte de harem ayant des pensées pour eunuques. Il disait au dîner Magny qu’il n’avait jamais possédé vraiment une femme, que toutes les femmes avaient toujours tenu pour lui la place d’une femme rêvée. Nous savons que cette femme rêvée et impossédée a existé, et la seconde Éducation sentimentale nous est un document magnifiquement clair. Mais il y en a une autre. Louise la blonde, en chair et en os, occupe la place symétrique à la brune Elisa qu’il a rêvée tant de fois. Et s’il n’a pas aimé Louise avec passion, on se demande ce que c’est que la passion. Dans le même volume du Journal, les Goncourt écrivent : « Point d’amertume, point de ressentiment du reste chez lui contre cette femme, qui semble l’avoir encore avec son amour de folle furieuse. » Il dit lui-même « qu’il l’a aimée avec fureur jusqu’à vouloir la tuer », ce qui est, comme on sait, la plus grande preuve d’amour.

Pas de jalousie d’ailleurs. Les autres liaisons de Louise Colet ne le gênaient pas. Au cours d’une lettre de vif amour, il lui reproche de repousser Cousin. Qu’elle ne lui fasse donc pas le sacrifice d’un académicien ! « Ne néglige pas tes amis ; sois avec eux comme tu étais auparavant. Je ne veux rien t’ôter, entends-tu ? mais au contraire t’ajouter quelque chose. » Ce n’est pas Gustave le mauvais sujet, c’est Gustave le Magnifique.

Des visites intermittentes à Paris et à Mantes lui suffisent. Il semble que son amour ait besoin de la distance, d’une idéalisation par l’espace qui ne diffère pas en nature d’une idéalisation par la mémoire. Distance comblée, embellie par les lettres, et qui devient un heureux prétexte à écrire. Certainement Flaubert a aimé en Louise Colet la femme de lettres. Sa nature était telle, qu’il ne pouvait séparer l’amour de la littérature, et l’amour était bien pour lui la production dans la beauté, mais la production littéraire. La femme rêvée en des rencontres de hasard, la Laure qu’a été pour lui Mme Schlesinger, rentre admirablement dans cette loi de l’amour, de l’amour moyen de production artistique. Mais cela ne lui suffisait pas. Il n’y a pas d’amour vrai là où l’être aimé ne répond pas par son propre amour. Et c’est le cas aussi pour l’amour littéraire de Flaubert. Après avoir cherché dans l’amour la littérature à propos de la femme, il était naturel qu’il en vînt à chercher la littérature dans la femme, à aimer la femme de lettres. D’autre part, presque toute femme de lettres possède ou rêve l’amour d’un homme de lettres.

Il est douteux que Flaubert ait été passionné pour le génie littéraire de Louise Colet. Mais il pense du bien de son œuvre, y trouve souvent prétexte à admirer. Et Bouilhet, qui est sa conscience et son autorité poétiques, le confirme dans ses sentiments. « Bouilhet est pénétré de ta Servante. Il en trouve le plan très émouvant, la conduite bonne, et le vers continuellement ferme… Il m’a dit de très belles choses de cette œuvre[3]. » C’est probablement que Bouilhet, lui aussi, est quelque peu amoureux. « Ah ! aime-le, ce pauvre Bouilhet, car il t’aime d’une façon touchante, et qui m’a touché, navré. » Mais Flaubert n’a jamais su porter un jugement sain sur la littérature de ses contemporains, et d’autre part les poésies de Louise Colet, couronnées quatre fois par l’Académie, étaient vers 1850 de l’honnête article courant, un ordinaire dont on pouvait sans ridicule parler courtoisement. Ce n’est pas plus mauvais que les Chants modernes de Du Camp.

Seulement la femme de lettres était une femme. De là l’inévitable malentendu. Un écrivain a une tendance à croire que la littérature, la pensée, l’intelligence auront arrondi certains angles, émoussé certaines épines de la nature féminine, et une femme de lettres en croit autant d’un écrivain. Ils ne tardent pas à s’apercevoir du contraire, l’un qu’une femme de lettres, c’est une femme et demie, et l’autre qu’un homme de lettres, c’est deux hommes. On trébuche facilement dans ce jeu de glaces, on casse bientôt les verres, et les éclats de voix et de vitres brisées retentissent (c’est le privilège de la littérature) jusque dans la lointaine postérité. Tous les ménages littéraires, du moins français, ont été orageux, qu’il s’agisse des amants de Venise, de Coppet, ou de Cirey.

Louise était devenue la maîtresse de Flaubert, à Mantes, le 4 avril 1846. Il lui écrivit le soir même sa première lettre, dès son retour à Croisset. Et le lendemain il reçut la réponse, qui est déjà une lettre de reproches « d’une douleur résignée ». Elle lui offre de l’oublier si cela lui plaît, lui dit « des choses très dures ». Comme la Muse est de gauche (elle se compromettra dans la Commune) ils ont, dès cette rencontre, des dissentiments politiques. Elle lui reproche, à propos d’un article du Constitutionnel, de faire peu de cas du patriotisme, de la générosité et du courage. Et toute la correspondance continuera sur ce ton orageux.

Flaubert aurait voulu faire de Louise « un hermaphrodite sublime », comme il le lui écrit vers la fin de leur liaison, en avril 1854 : « J’avais cru, lui disait-il déjà au début, que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie, mais non ! le cœur, ce pauvre cœur, ce charmant cœur avec ses éternelles grâces, est toujours là, même chez les plus hautes… Je voudrais faire de toi quelque chose de tout à fait à part, ni ami ni maîtresse, cela est trop restreint, trop exclusif, on n’aime pas assez son ami, on est trop bête avec sa maîtresse. C’est le terme intermédiaire, c’est l’essence de ces deux sentiments confondus[4]. »

Mais ce n’est pas le terme intermédiaire, c’est la totalité qu’exige Louise. Les mains sont jetées en avant pour agripper et saisir le plus possible de l’homme. Et comme il y a chez Flaubert, avec la force de se passionner, une certaine impuissance d’aimer, il se dérobe. « Ne m’aime pas tant, tu me fais mal ! Laisse-moi t’aimer, moi ; tu ne sais donc pas qu’aimer trop cela porte malheur à tous deux[5] ! » Cet amour à distance, qui convient à Flaubert par sa nature littéraire, il convient beaucoup moins à la Muse. Elle voudrait qu’il quittât Croisset, vînt résider auprès d’elle à Paris. Elle le lui demande bruyamment. « Ménage tes cris. Ils me déchirent », répond-il. Elle voudrait écrire un livre en collaboration avec Flaubert, à qui cela ne dit rien du tout. « Ton idée était tendre, de vouloir nous unir dans un livre, mais je ne veux rien publier[6]. » Gardons-nous d’ailleurs de voir en Louise une plante parasite qui chercherait à s’accoler à un chêne superbe. Flaubert alors, à vingt-six ans, n’a encore pas publié une ligne, n’a derrière lui qu’un bagage ignoré d’œuvres manuscrites ; Louise est une femme célèbre, aimée de Cousin, chérie de Mme Récamier et de son cercle, pensionnée du roi, courtisée par d’illustres personnages, et alors dans toute sa beauté. Il est probable qu’elle a deviné le génie de Flaubert, qu’elle a admiré sa belle passion pour la littérature, que son intuition féminine a reconnu comme une juste baguette de coudrier les sources alors obscures qui allaient plus tard passer sur les aqueducs, créer des Thermes et des Versailles. Elle donnait à cette époque plus qu’elle ne recevait.

Avec ses onze ans de plus que Flaubert et sa célébrité littéraire, elle pouvait en bonne conscience s’imposer, exiger. Comme bien d’autres hommes qui sont des faibles, comme Baudelaire, Flaubert cherchait dans l’amour, lorsqu’il l’éprouvait en son espèce supérieure et sa plénitude idéale, une protection et un bercement maternels :

Soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant.
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

On ne saura jamais à quel point toute sa vie sentimentale a cristallisé autour d’une image maternelle, quelles résonances infinies dans ces lignes si tristes et si douces qu’il écrivait en 1872, la cinquantaine passée, à celle qu’il avait idéalisée sous le nom de Mme Arnoux : « Ma vieille amie, ma vieille tendresse. Je ne peux pas voir votre écriture sans être remué. Aussi, ce matin, j’ai déchiré avidement l’enveloppe de votre lettre. Je croyais qu’elle m’annonçait votre visite. Hélas ! Non. Ce sera pour quand ? Pour l’année prochaine ? — J’aimerais tant à vous recevoir chez moi, à vous faire coucher dans la chambre de ma mère[7]. » Il était naturel qu’un docteur allemand, du nom de Reik, étudiât Flaubert du point de vue du complexe d’Œdipe.

Il était de ceux qui, en amour, ont besoin d’être protégés et défendus, non de ceux qui veulent protéger et défendre. Il n’a jamais fait attention à une jeune fille. Il parle à Louise d’une très belle jeune fille qui l’aimait : « Moi qui ne l’aimais pas, j’aurais donné ma vie pour racheter ce regard d’amour triste auquel le mien n’avait pas répondu[8]. » Il s’agit sans doute de Gertrude Collier, cette jeune Anglaise qui avait été son amie d’enfance, l’avait aimé petite fille et dont l’imagination avait continué à travailler sur cette image d’un garçon timide et nigaud. Il l’avait retrouvée à Paris, allait lui faire la lecture chez sa mère, qui les laissait volontiers seuls, et il lui avait écrit en 1846, quand avait commencé sa liaison avec Louise, une lettre d’adieu assez tendre mais sans amour.

Il faut donc tenir compte, dans les goûts amoureux de Flaubert, de cette préférence pour les femmes opulentes, maternelles, avec une épaisseur de passé. Louise a le même âge qu’Élisa Schlesinger, onze ans de plus que Flaubert. Dans une lettre d’Orient à Bouilhet il compte parmi les biens de ce monde « les épaules des femmes de trente ans ». C’est bien par là qu’il est attiré vers Louise. Mais il y a autre chose encore. Il n’aime pas seulement la femme, mais bien aussi la femme de lettres ; non seulement les joues roses de cette blonde, mais l’encre qu’elle a aux doigts. Et ici c’est lui qui se voit le maître, c’est lui qui se voudrait l’élément protecteur et dominateur du couple. Il aime en elle la littérature, l’hommage de la femme aux lettres, mais non la littérature féminine, l’asservissement des lettres à la femme. Il lui demande de renoncer, quand elle écrit, à son sexe, à la « tendromanie féminine. Il ne faut pas, quand on est arrivé à ton degré, que le linge sente le lait. Coupe-moi donc cette verrue montagnarde, et rentre, resserre, comprime les veines de ton cœur qu’on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes œuvres, jusqu’à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut, et serpent par en bas), n’étaient belles que jusqu’à une certaine place, et tout le reste traînant en replis mous. Comme c’est bon, hein ! pauvre Muse, de se dire ainsi tout ce qu’on pense ! oui, comme c’est bon ! car tu es la seule femme à qui un homme puisse écrire de telles choses[9]. »

Un malentendu était fatal. La Muse eût préféré qu’on lui écrivit les choses qu’on écrit d’ordinaire aux femmes, et elle se refusait à exclure son sexe de sa littérature. Elle se plaisait au contraire à l’étaler. « Tu me traites de voltairien et de matérialiste, lui écrit Flaubert. Dieu sait pourtant si je le suis ! Tu me parles aussi de mes goûts exclusifs en littérature qui auraient dû te faire deviner ce que je suis en amour. Je cherche vainement ce que cela veut dire. Je n’y entends rien[10]. » Sans doute avait-il parlé avec tiédeur de Lamartine, idole des Muses de département, ou avait-il lancé de ces boutades physiologiques dont ses lettres sont pleines. Elle voudrait (nous sommes au beau temps de George Sand) que son amant fût spiritualiste, crût que leur amour se développait sous l’œil bienveillant de Dieu.

Flaubert a le double tort (et non contradictoire) d’être un original et de n’être pas distingué. Son monde, lui écrit-elle en 1847, est celui « des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs ». Flaubert reconnaît qu’il fume, qu’il peut lui arriver de jurer, mais viveur ! lui un ascète, et étudiant ! « Oh ! ma bonne vie d’étudiant ! Je ne souhaiterais pas à mon ennemi, si j’en avais un, une seule de ces semaines-là ! » Il pense à sa vie d’étudiant en droit. Mais Louise n’avait pas tort de discerner en lui le genre du vieil étudiant, en général peu sympathique aux femmes. Et puis, n’étant pas distingué, il ne la distingue pas non plus suffisamment. Retombé au vous il lui écrit : « Vous prétendez que je vous traite comme une femme du dernier rang. Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme de dernier rang, ni du premier rang ni du second rang. Elles sont entre elles relativement inférieures ou supérieures par leur bonté et l’attention qu’elles exercent sur nous, voilà. Moi que vous accusez d’être aristocrate, j’ai à ce sujet des idées fort démocratiques[11]. »

Louise exige, déborde, s’attache, ne peut se résigner à la distance et à l’absence, parle à Gustave de partir avec lui pour aller habiter Rhodes ou Smyrne[12]. Elle veut au moins des lettres qui disent tout, qui la fassent vraiment maîtresse. « Tu me dis que je ne t’ai pas initiée à ma vie intime, à mes pensées les plus secrètes[13]. » Il lui donne alors une image moitié vraie, moitié factice de lui-même, pour essayer de la satisfaire. Peine perdue. Elle dirait volontiers, comme Harpagon : Les autres ! « C’est une chose étrange, bougonne alors Flaubert, et curieuse à la fois, pour un homme de bon sens l’art que les femmes déploient pour vous forcer à les tromper, elles nous rendent hypocrites malgré nous, et puis elles nous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies[14]. »

Il y eut dans leur liaison deux périodes, séparées par le voyage de Flaubert en Orient. En 1849, ils étaient à peu près brouillés. Il faut le regretter, pour eux d’abord, car ils en souffrirent, pour nous ensuite, car c’est le moment où Flaubert écrit la première Tentation, et ses lettres à Louise Colet nous eussent tenus à peu près au courant de son travail, comme elles feront au temps où il écrira Madame Bovary. Quand Flaubert passa à Paris, allant en Orient, il n’alla même pas la voir, et de tout son voyage ne lui écrivit pas. À son retour, pourtant, ils se réconcilièrent. Flaubert retrouvait Louise fort malheureuse. Elle avait perdu son mari qui avait fini par se séparer d’elle, et elle avait bien des mécomptes avec ses amants. Et les ennuis d’argent ! Une lettre de Flaubert, en 1852, nous la montre essayant de vendre en Angleterre, pour vivre, les autographes que lui ont laissés tant de personnes illustres. Ils reprirent leur correspondance et leurs rencontres, malgré l’autre liaison avec Alfred de Musset. C’est à ce moment que Flaubert écrit à sa maîtresse ces précieuses lettres sur la composition de Madame Bovary qui nous font suivre pas à pas son travail. Mais la Muse devient lassante. Elle demande à Flaubert de lui laisser lire les notes de voyage qu’il a rapportées d’Orient. Après beaucoup de difficultés, il y consent. Alors scènes violentes. D’abord il a parlé de ses aventures amoureuses (il s’agit simplement de prostituées arabes ou levantines). Jalousie. Et surtout, il ne parle pas d’Elle, il ne paraît pas l’avoir évoquée sur le Nil et le Bosphore. Récriminations et pleurs. Le pauvre homme se disculpe comme il peut. « Tu aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous ma plume ; mais remarque que je n’ai pas écrit une seule réflexion[15]. » Quant aux scènes de jalousie, il a le bon goût de ne pas lui en faire, de ne pas lui reprocher de l’avoir remplacé par Musset (ce qui allait permettre à Louise d’écrire Lui dix ans plus tard, la même année qu’Elle et Lui et Lui et Elle). Surtout elle aurait voulu être présentée à la mère de Flaubert, s’introduire définitivement dans sa vie et celle de sa famille. Il refuse toujours. Dans ses voyages à Paris, elle lui faisait des scènes scandaleuses. On l’aurait vue, un jour, s’il faut en croire Du Camp, forcer comme une furie la porte d’un cabinet particulier où elle savait que dînait Flaubert, avoir la mortification de ne l’y trouver qu’avec Bouilhet, Cormenin et Du Camp.

Cependant lui et Bouilhet, bons nègres, passent leurs dimanches à corriger vers et prose de l’orageuse maîtresse. Les amants rompirent définitivement en 1855 après des scènes violentes, à Croisset même, où Louise était venue supplier Flaubert et d’où il l’avait presque chassée. L’année suivante, elle-même raconta dans Une histoire de soldat sa dernière visite à Croisset. Flaubert, sous le nom de Léonce, y est peint sans indulgence. Et il mit en effet dans cette séparation une dureté brutale. Sa mère, qui pourtant n’avait jamais voulu voir Louise, en fut indignée, et, racontait-il lui-même aux Goncourt, avait « toujours gardé au fond d’elle, comme une blessure faite à son sexe, le ressouvenir de sa dureté pour sa maîtresse ». Ils ne se pardonnèrent pas.

La dernière lettre que lui avait adressée Flaubert, au début de 1855, était, dit M. Descharmes, « un court billet, dix lignes au plus, où il déclare à sa maîtresse qu’il est inutile à l’avenir de se présenter chez lui ; qu’il n’y sera jamais pour elle. Cette lettre est inédite ; la personne qui me l’a montrée m’a prié de n’en point reproduire les termes[16] ». Elle n’a pas été jusqu’ici publiée. Une histoire de soldat fut la réponse. La pauvre Louise mena dès lors une vie ingrate de femme de lettres vieillie qui doit beaucoup travailler pour mal vivre. En 1871, Flaubert se gausse d’apprendre qu’elle est restée cachée trois jours, après la Commune, dans la cave de Sainte-Beuve. En 1872, à l’occasion de la préface de Flaubert aux Dernières Chansons de Bouilhet, elle éclate, dit-il, en « une fureur pindarique. J’ai reçu d’elle une lettre anonyme en vers, où elle me représente comme un charlatan qui bat de la grosse caisse sur la tombe de son ami, un pied plat qui fait des turpitudes devant la critique, après avoir adulé César[17] ». L’apercevant un jour à la sortie du Collège de France elle dit à sa fille : « Comme il est laid ! » Elle-même n’était plus belle, mais elle vivait de littérature publicitaire pour les produits de beauté, comme on ne disait pas encore en ce temps-là. Ce fut la fin pitoyable d’un amour qui avait eu sa noblesse et qui n’avait peut-être pas été aussi indigne de Flaubert qu’on le dit.

La rupture avec Louise Colet précéda de deux ans Madame Bovary, et désormais l’amour n’exista pour Flaubert que d’une manière tempérée et distante. Il admira sans oser Mme Sabatier, pourtant « vivandière pour faunes » et la princesse Mathilde. Les trois lettres que nous avons de lui à Mme de Loynes nous indiquent qu’en 1857, l’année de Madame Bovary, elle fut au moins une fois bonne pour lui, autant qu’elle était belle pour tout le monde. Cette année elle avait vingt ans, seize ans de moins que Flaubert, étrangère donc à ces épaules des femmes de trente ans et plus où seules pouvait s’amarrer puissamment son amour. La Dame aux Violettes ne fut pour lui, en effet, qu’un bouquet de violettes. L’année suivante, de Tunis où il faisait les études préparatoires à Salammbô il lui écrivait : « J’ai vécu depuis cinq semaines avec ce souvenir, qui est un désir aussi. Votre image m’a tenu compagnie dans la solitude, incessamment. J’ai entendu votre voix à travers le bruit des flots, et votre charmant visage voltige autour de moi, sur les haies de nopal, à l’ombre des palmiers et dans l’horizon des montagnes. » Il n’est pas impossible que cette figure fine, lumineuse, orientale et mystique de celle qui s’appelait alors Jeanne de Tourbey ait laissé d’elle quelque chose dans le visage de la fille d’Hamilcar.

Il était naturel que l’auteur de Madame Bovary intéressât les femmes comme un confesseur. Ce fut le cas de celles qu’il appelle souvent, dans ses lettres à sa nièce, les anges, et qui sont au nombre de trois, deux sœurs rouennaises, Mmes Lapierre et Brainne, mariées à deux journalistes, et leur amie, la célèbre Mme Pasca. M. Dumesnil écrit que « nous en savons assez pour être sûrs qu’elles s’efforcèrent de le distraire dans sa solitude » après 1870. M. Dumesnil est toujours bien informé. Mais n’oublions pas que la solitude de Flaubert était sacrée, et que les femmes n’y pouvaient toucher que précairement et en passant, avec une fleur.

Jamais mieux qu’avec une fleur funèbre. Tout le monde connaît la scène finale de l’Éducation sentimentale : « Des années passèrent… Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra. » Deux lettres du 22 mai et 6 novembre 1871 et une enquête ingénieuse de M. Gérard-Gailly nous font savoir que l’entrevue de Frédéric et de Marie a eu lieu réellement dans le cabinet de Croisset, qu’Élisa Schlesinger, alors à Mantes, le Mantes des rendez-vous de Flaubert et de Louise Colet, avait voulu faire ce voyage, revoir le vieil ami, probablement en 1866, quand Flaubert avait déjà commencé l’Éducation. En 1871, après la mort de son mari, ayant affaire à Trouville où l’hôtel Bellevue appartient à la succession, elle s’arrête à Croisset, le 8 novembre 1871. En 1872 il lui écrit la dernière lettre que nous ayons de leur rare correspondance : « On m’a donné un chien, je me promène avec lui en regardant l’effet du soleil sur les feuilles qui jaunissent, et comme un vieux je rêve sur le passé, – car je suis un vieux. L’avenir pour moi n’a plus de rêves, mais les jours d’autrefois se représentent comme baignés dans une vapeur d’or ; – sur ce fond lumineux où de chers fantômes me tendent les bras, la figure qui se détache le plus splendidement, c’est la vôtre. – Ô pauvre Trouville[18]. » Quelques années plus tard, Élisa allait entrer dans un asile d’aliénés.

Telle fut son « éducation sentimentale », différente en somme de celle qu’il voyait de trop près dans le roman de 1845, de trop loin dans le roman de 1870. Le seul de ses amours qui ait pu passer entier dans sa littérature est son amour de Trouville. La Rosanette de la seconde Éducation (qui a d’ailleurs existé) est faite surtout de centaines d’observations fragmentaires sur les femmes galantes, dont la société sans lendemain ne lui déplaisait pas. Quant à son amour principal et complet, celui qu’il eut pour Louise Colet, s’il n’en a pas fait d’exploitation romanesque, la lecture de la correspondance nous montre que Louise a posé pour certains traits de Mme Bovary, à peu près dans la mesure où Flaubert lui-même a pu poser pour Frédéric Moreau. Notons d’ailleurs que sa liaison avec Louise Colet ne dura quelques années que parce qu’elle consistait presque toute en correspondance et qu’elle se résolvait d’elle-même en littérature, qu’elle allait à la littérature comme la rivière à la mer. En présence réelle, Flaubert ne l’eût pas supportée deux mois.

« Les femmes, dit Zola, ne l’estimaient guère ! C’était tout de suite fini. Il le disait lui-même, il avait porté comme un fardeau les quelques liaisons de son existence. Nous nous entendions en ces matières, il m’avouait souvent que ses amis lui avaient toujours plus tenu au cœur, et que ses meilleurs souvenirs étaient des nuits passées avec Bouilhet, à fumer des pipes et à causer. Les femmes, d’ailleurs, sentaient bien que c’était un féminin : elles le plaisantaient et le traitaient en camarade. Cela juge un homme. Étudiez le féminin chez Sainte-Beuve et comparez[19]. » Lui-même écrit à George Sand qui en 1872 (il vient de passer seulement la cinquantaine) voudrait qu’il se mariât : « L’être féminin n’a jamais emboîté dans mon existence ; et puis… je suis trop propre pour infliger à perpétuité ma présence à un autre. Il y a un fond d’ecclésiastique qu’on ne me connaît pas. » Et quand il a de mauvais moments il se remonte par cette réflexion : « Personne, au moins, ne m’embête[20]. » C’est un point de vue. On tirerait d’ailleurs de sa correspondance un manuel du célibataire.

Cette abstention sentimentale relative est un trait commun à tous les romanciers du groupe, à toute l’école qui s’est formée autour de Madame Bovary. L’amour tient dans leur vie une place infiniment moindre que dans celle des romantiques, dont chacun apparaît avec l’orgueil et l’éclat d’une belle ou tragique liaison, le Lamartine du Lac, le Hugo de Guernesey (qui la légitime aux yeux de sa famille avec la même puissance, la même santé imperturbable dont Louis XIV impose les siennes à la reine, à la cour, à l’État), le Musset de Venise, le Vigny de la Colère de Samson, le Sainte-Beuve du Livre d’amour. Celle de Flaubert avec Louise Colet le montre fourvoyé dans une vie sentimentale qui ne lui convient pas. La femme ne tient guère dans son existence qu’une place sensuelle et une place littéraire, et c’est la littérature qui s’annexe peu à peu toutes ses disponibilités sentimentales : l’Éducation sentimentale est pour lui une éducation littéraire.

Pour la génération qui trouvera sa révélation littéraire dans Madame Bovary, l’amour n’est nullement cette flamme parfaite et totale qui, chez les grands romantiques, participait à la nature divine. Les Goncourt ont sacrifié la femme à la littérature, d’une manière héroïque et bizarre qu’Edmond de Goncourt a allégorisée en bel artiste dans les Frères Zemganno. Zola déclare s’entendre parfaitement avec Flaubert, et Alphonse Daudet, bon mari et bon père de famille, lorsqu’il écrit son seul vrai et profond roman d’amour, Sapho, lui donne pour objet, par sa dédicace, de maintenir une famille dans la régularité, d’exorciser les démons romantiques d’amour qui circulent toujours dans le monde de la littérature et de l’art. Sapho est avec Madame Bovary le seul roman d’amour qui soit sorti de l’école réaliste et naturaliste (les Goncourt et Zola y ont échoué), et il est dirigé contre l’amour avec la même âpreté intelligente et ironique. Si la littérature française se développe, comme on le dit d’ordinaire, dans le rayonnement de la femme, toute l’école réaliste semble faire un effort énorme pour l’en affranchir, suite de l’effort personnel (et plus ou moins réussi) des écrivains réalistes pour s’en affranchir eux-mêmes.

  1. Souvenirs littéraires, t. II, p. 362.
  2. Corespondance, t. III, p.203.
  3. Correspondance, t. III. p. 371.
  4. Correspondance, t. I. p. 343.
  5. Correspondance, t. I. p. 229.
  6. Correspondance, t. I. p. 233.
  7. Correspondance, t. VI, p. 427.
  8. Correspondance, t. I, p. 332.
  9. Correspondance, t. III, p. 166.
  10. Correspondance, t. I, p. 238.
  11. Correspondance, t. I, p. 433.
  12. Correspondance, t. I, p. 366.
  13. Correspondance, t. I, p. 319.
  14. Correspondance, t. I, p. 345.
  15. Correspondance, t. III, p. 134.
  16. DESCHARMES, Flaubert avant 1857, p. 404.
  17. Correspondance, t. VI, p. 353.
  18. Correspondance, t. VI, p. 427.
  19. Le Roman naturaliste, p. 183.
  20. Correspondance, t. VI, p. 441.