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DE GUSTAVE FLAUBERT.

le milieu du corps, nues jusqu’à la ceinture et tout échevelées, une douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la figure avec leurs ongles. J’avais peut-être à cette époque six à sept ans. Ce sont de bonnes impressions à avoir jeune ; elles virilisent. Quels étranges souvenirs j’ai en ce genre ! L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j’ai pensé à tout cela, en la veillant pendant deux nuits, cette pauvre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui.

Je n’approuve pas Delisle de n’avoir pas voulu entrer et ne m’en étonne [pas]. L’homme qui n’a jamais été au bordel doit avoir peur de l’hôpital. Ce sont poésies de même ordre. L’élément romantique lui manque, à ce bon Delisle. Il doit goûter médiocrement Shakespeare. Il ne voit pas la densité morale qu’il y a dans certaines laideurs. Aussi la vie lui défaille et même, quoiqu’il ait de la couleur, le relief. Le relief vient d’une vue profonde, d’une pénétration, de l’objectif ; car il faut que la réalité extérieure entre en nous, à nous en faire presque crier, pour la bien reproduire. Quand on a son modèle net, devant les yeux, on écrit toujours bien, et où donc le vrai est-il plus clairement visible que dans ces belles expositions de la misère humaine ? Elles ont quelque chose de si cru que cela donne à l’esprit des appétits de cannibale. Il