C. O. Beauchemin et Fils (p. 94-109).

CHAPITRE XI

les sœurs de charité. tableau d’une de leurs maisons.


Enfin ! nous voilà arrivés à Saint-Louis, disaient tour à tour les passagers joyeux, à mesure qu’ils s’emparaient de leur bagage pour débarquer du vapeur.

Avant de partir, M. Lewis, qui demeurait dans cette ville, avait laissé son adresse à M. Dumont, en le priant de lui rendre visite au plus tôt avec sa famille. M. Fairman était parti en serrant la main de notre héros et en lui disant :

— Soyez toujours ferme dans vos convictions, brave jeune homme, et, tôt ou tard, Dieu vous bénira.

Une députation, composée de membres de l’église que M. Dumont devait diriger, était venue à bord du vapeur pour souhaiter la bienvenue à leur nouveau pasteur, et le conduire à la jolie demeure qu’on lui avait préparée.

Située près de l’église, dans un des plus beaux quartiers de la ville, cette habitation ne le cédait guère aux résidences des alentours pour la beauté et la richesse de son ameublement. M. et madame Dumont marquèrent leur approbation par leurs sourires et leurs remerciements. Le tout fut terminé par un discours très approprié que fit M. Dumont à ses nouveaux fidèles réunis dans l’église pour le recevoir.

Saint-Louis est une des villes les plus considérables de l’ouest des États-Unis. Son site fut choisi, le 15 février 1764, par Laclède, qui lui donna ce nom en l’honneur de Louis XV, roi de France. Il fit bâtir un fort et y établit un entrepôt pour faire le commerce avec les sauvages, qui venaient de très loin apporter le produit de leurs chasses, consistant en peaux de buffles, de chevreuils, de loups, de castors, etc., qu’ils échangeaient pour quelques provisions, du coton et des couvertures de laine.

Le 11 août 1768, Rioux, avec une petite troupe espagnole, en prit possession au nom de Sa Majesté la reine d’Espagne, et le garda juqu’au moment où l’État du Missouri fut transféré aux États-Unis par l’acte du 28 mai 1804.

Comme ville, elle ne date que de l’année 1822 ; sa population, alors, était de moins de cinq mille âmes. Ses progrès furent si rapides, que trente ans après (1852), elle comptait plus de cent mille habitants. Ses rues sont larges et régulières ; la rue Front, qui longe la levée, a cent pieds de largeur.

On y comptait, à cette époque, plus de soixante-dix églises, dont plusieurs appartenaient aux catholiques. Parmi les plus importantes, on distingue la cathédrale et celle attenant à l’hôpital des religieuses de Saint-Joseph ; on y voit aussi un grand nombre de maisons d’éducation et de couvents, deux hôpitaux tenus par les sœurs de la charité et l’université de Saint-Louis, fondée en 1832, sous le patronage de l’évêque catholique.

Sa levée a plus de trois milles de longueur, et elle est toujours bordée par un grand nombre de bateaux à vapeur, venant des rivières Missouri, Illinois, Ohio, Wabash, Mississippi en amont et Mississippi en aval, c’est-à-dire depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à Saint-Paul, Minnesota, villes distantes de près de deux mille milles.

De nombreux chemins de fer viennent y aboutir de tous les côtés, et jusqu’à l’année 1852, Saint-Louis était le point de départ des aventuriers, qui commençaient de là leurs rudes voyages à travers les forêts et les prairies sauvages pour se rendre au delà des montagnes Rocheuses.

Quelques jours après leur arrivée, M. Dumont et Gustave firent une visite à M. Lewis, qui les reçut fort cordialement. Après avoir parlé des nouvelles du jour et du long voyage qu’ils venaient de faire, M. Lewis prit la parole :

— Depuis que nous nous sommes quittés sur le vapeur, dit-il, j’ai souvent pensé à votre fils, qui fait preuve de beaucoup d’intelligence et de grands talents, et j’en suis venu à la conclusion qu’il serait bon de s’occuper de lui. Voici ce que je propose de faire si vous y consentez : j’offre de me charger de son éducation en le plaçant dans un de nos meilleurs collèges ; je l’enverrai même aux universités d’Europe, afin qu’il puisse parvenir aux plus hauts degrés de la science. À tout cela, je ne mettrai qu’une condition, c’est qu’il cesse de pratiquer les exercices de sa religion qui ne sont pas conformes à l’Évangile, et que plus tard il ne manquera pas de considérer comme des folies. Voyons, qu’en dites-vous, jeune homme ?

— Monsieur, dit Gustave d’un ton respectueux, votre offre généreuse est certainement une preuve d’amitié que je n’ai nullement méritée, et je vous en suis très reconnaissant ; il me fait peine cependant de ne pouvoir l’accepter, car il me faudrait, ou manquer à l’honneur en ne remplissant pas la condition que vous y mettez, ou me rendre coupable d’apostasie, en abandonnant une Église qui est pour moi, après Dieu, ce qu’il y a de plus sacré. Comme je ne voudrais pas me rendre coupable ni de l’une ni de l’autre de ces fautes, il m’est impossible d’accéder à vos désirs ; j’espère toutefois que vous ne verrez dans ce refus autre chose que la conséquence de mes principes, l’honneur et le devoir. Veuillez accepter mes sincères remerciements, et soyez persuadé que jamais je n’oublierai votre bonté pour moi.

— Tu me feras toujours honte, dit M. Dumont avec colère. Ne vois-tu pas que tu as offensé ce monsieur, si bon, si généreux et qui prend tant d’intérêt pour ton avenir ?

— Si je vous ai offensé, monsieur, dit Gustave, je vous prie de me pardonner, car c’était loin de mon intention.

— Tu ne m’as pas offensé, dit M. Lewis, qui aimait la candeur de notre héros ; cependant réfléchis bien, je serai toujours prêt à remplir ma promesse.

Gustave, de retour à la maison, ne tarda pas à se rendre auprès de sa mère, pour lui faire connaître ce qui s’était passé.

Quelques jours après, pendant le souper, madame Dumont, s’adressant à son époux, lui dit :

— Tu ne peux deviner qui est venu ici aujourd’hui.

— M. Lewis, je suppose ? répondit M. Dumont.

— Ah ! tu en es loin.

— Quelques membres de notre église ? continua M. Dumont.

— Je vois que tu ne peux deviner ; c’est une sœur de charité, française, je crois, qui est venue me demander de souscrire à leur œuvre.

— J’espère que tu l’as mise à la porte, comme elle, le méritait ?

— Non, dit vivement madame Dumont, je connais trop le savoir-vivre pour cela ; j’ai été au contraire frappée en la voyant : ses manières distinguées, sa figure noble sur laquelle étaient empreinte la candeur et la chasteté, son appel chaleureux pour les pauvres, m’ont tellement impressionnée, que j’ai pris dix piastres et les lui ai données avec plaisir.

— Comment ! s’écria M. Dumont avec colère, tu me dis que tu as souscrit dix piastres pour soutenir ces couvents dans l’enceinte desquels il se commet tant de crimes ? là où…

Il allait continuer sur ce ton, lorsque la servante vint annoncer que M. Lewis était au salon. M. et madame Dumont s’empressèrent d’aller au-devant de lui.

— J’aime à croire, dit M. Lewis, après les salutations d’usage, que vous vous plaisez dans votre nouvelle demeure, et que vous aimez notre ville.

— Nous trouvons notre demeure magnifique, répondaient ensemble M. et madame Dumont, et cette ville est très belle.

— J’en suis bien aise, et j’espère que vous jouirez toujours du bien-être que méritent vos talents. Mais je ne me suis pas informé de vos enfants : comment sont-ils ?

— En bonne santé, merci, dit M. Dumont, je vous demande pardon de ne pas les avoir fait venir ; mais faites-nous donc l’honneur de prendre le thé avec nous.

— Très volontiers, car j’ai une faim de bûcheron ; j’ai été très occupé toute la journée et je n’ai pas eu le temps de m’occuper de mon estomac, qui commence à se révolter ; je remercie la bonne étoile qui m’a conduit ici pour apaiser sa colère.

On se rendit à la salle à dîner, mais Gustave n’y était pas. Alice, occupée à regarder par la fenêtre, paraissait triste ; en entendant ouvrir, elle se retourna et rougit en apercevant M. Lewis.

— Qu’avez-vous donc, gentille enfant ? lui dit ce dernier.

— Rien, rien, répondit Alice en baissant la vue.

— Ce sont des caprices d’enfant, dit M. Dumont en jetant un regard sévère sur sa fille ; j’ai voulu tout à l’heure dire ce que je pensais sur certaines pratiques de l’Église romaine, lorsque son frère s’est mis à pleurer ; elle ne peut le voir attristé sans qu’aussitôt elle ne l’imite ; on dirait vraiment, à les voir, qu’un même cœur et une même âme habitent les deux corps.

— Ah ! s’il en était ainsi dans toutes les familles, dit M. Lewis, le monde serait heureux ; on ne verrait pas autant de dissensions qui déshonorent même les familles les plus haut placées. Ne réprimandez pas vos chers enfants pour cela ; cherchez plutôt à leur faire conserver la tendre amitié et l’amour fraternel que j’ai remarqués en eux. Mais où est donc votre frère ? ajouta-t-il, en s’adressant à Alice.

— Je le crois dans sa chambre, monsieur.

Pendant que cela se passait, madame Dumont qui, dès son entrée dans la salle, s’était aperçue de l’absence de son fils, monta à sa chambre, où elle le trouva agenouillé et priant avec ferveur.

— Il ne faut point t’attrister ainsi, lui dit-elle avec émotion. Viens, cher enfant, M. Lewis est en bas qui nous attend ; comme il a témoigné le désir de te voir, je suis venue te chercher, vite, descendons.

Pour toute réponse, Gustave embrassa tendrement sa mère et, lui donnant le bras, il descendit avec elle à la salle à dîner. On eût dit que rien ne s’était passé quand, en saluant M. Lewis, il prit sa place à table.

— Je suis bien aise de vous voir aussi gai, lui dit M. Lewis avec bienveillance ; il ne faut pas prendre de la peine lorsque votre digne père vous parle ; il ne veut que votre bien.

— Je fais tout en mon pouvoir, dit M. Dumont, pour donner à mon fils l’instruction qu’il doit avoir sur les vérités de l’Église romaine. Je crains cependant qu’il ne reste longtemps rebelle à mes conseils ; ses convictions sont tellement enracinées en lui, qu’il faudra presque un miracle pour le convertir à Dieu.

— J’ai plus de confiance que cela en votre fils, dit M. Lewis, et j’ai l’espérance qu’avant longtemps il sera des nôtres. Mais je suis curieux de savoir quelle est la cause de son chagrin, et ce que vous lui avez dit pour lui causer une si pénible impression.

— Pour mieux vous répondre, je dois vous dire que mon épouse a reçu aujourd’hui la visite d’une de ces mendiantes qui se nomment sœurs de charité, et qui vont de porte en porte quêter pour les pauvres, au nom de Dieu. Imaginez-vous que cette mendiante, à force d’hypocrisie et de mensonges, a trompé la vigilance de mon épouse à un tel point que celle-ci lui a donné dix piastres sous forme de souscription. Naturellement indigné, j’ai voulu la mettre sur ses gardes en lui faisant connaître les infamies de ces religieuses ; c’est alors que mon fils s’est levé de table en pleurant.

— Ce n’était pas bien de votre part, dit M. Lewis en s’adressant à Gustave. Votre père a voulu vous prémunir contre les dangers qui vous menacent. Vous commencez à être d’âge à tomber dans l’abîme que vous dressent ces personnes à l’extérieur religieux. Vous devez avoir lu la narration faite sur les Sœurs de l’Hôtel-Dieu à Montréal, et cette autre affaire de Charleston ; dans les deux cas, les crimes les plus révoltants ont été mis au jour. Voyons, raisonnez un peu, et vous verrez que votre père aurait tort de ne pas vous instruire de pareils forfaits.

Puis, voulant savoir ce que Gustave aurait à dire, il ajouta :

— Qu’avez-vous à répondre ? Parlez sans crainte.

— Je n’ose, monsieur, dit Gustave, surtout après les graves accusations que vous venez de porter vous-même ; je craindrais de vous offenser et de contrarier mon père.

— Non, non, vous ne m’offenserez pas, et votre père ne sera pas contrarié, j’en suis certain ; ainsi, parlez.

— Monsieur, dit Gustave, mais non… je ne puis… et il s’arrêta tout court.

— Fais donc plaisir à ce bon monsieur, dit madame Dumont.

— Je vais répondre, puisque vous le désirez, ma mère ; et prenant un ton persuadé, il ajouta en s’adressant à M. Lewis : Me serait-il permis de vous poser une question ?

— Parlez, j’écoute avec plaisir.

— Alors, je vous demanderai pourquoi, vous qui êtes un des citoyens les plus influents de cette ville, vous qui, par votre haute position, commandez le respect et l’estime de ses habitants, et qui avec quelques autres citoyens de votre rang faites exécuter les lois ; pourquoi, dis-je, laissez-vous ici, dans cette grande ville, croître et exister des institutions qui, d’après vos propres paroles, font un si grand mépris des lois et de la morale ? Ne serait-ce point votre devoir de leur faire subir les châtiments qu’elles méritent, et ainsi les anéantir pour toujours ?

— Ce serait en effet notre devoir, répondit M. Lewis, nous les avons tolérées trop longtemps, et j’espère que bientôt nous y verrons. Je suis bien aise, mon cher enfant, que vous nous ayez fait penser à notre devoir ; mais ce n’est pas une réponse à ma question ; je pense que vous cherchez à l’éluder.

— Non, monsieur, je ne veux point éluder votre question ou refuser d’y répondre : je n’avais pas, non plus, l’intention de vous donner un conseil. Tout ce que je crains, c’est de ne pas être à la hauteur voulue pour prendre, d’une manière satisfaisante, la défense de ces communautés. Je vous demanderai seulement, avant de commencer l’enquête que vous vous proposez de faire, de me permettre de vous faire entrevoir ce à quoi ces communautés s’occupent, les bonnes œuvres qu’elles pratiquent, les privations et les désagréments qu’elles subissent. Pour cela, allons visiter une de leurs maisons, et, après avoir vu et entendu, vous serez en état de juger par vous-même et cela facilitera l’enquête que vous vous proposez de faire.

— Soit, je vous accompagne avec plaisir, dit M. Lewis en souriant.

— Partons donc, reprit Gustave, mais avec la ferme résolution de tout voir ; notre but étant de savoir si les rapports qu’on nous a faits de ces maisons sont vrais, il faudra que rien ne nous échappe, qu’il n’y ait pas un coin que nous n’ayons inspecté, et surtout que notre courage ne nous abandonne point.

Pour mieux réussir, nous arrêtons chez l’évêque pour lui demander une lettre d’introduction. L’évêque nous reçoit avec plaisir et nous remet la missive désirée. Après l’avoir remercié, nous reprenons notre route et nous arrivons. On frappe à la porte ; l’empressement que l’on met à nous ouvrir nous étonne ; ce n’est pas la coutume des maisons douteuses. Nous entrons… la portière est une jeune sœur qui, le sourire sur les lèvres, demande avec grâce et modestie ce qu’elle peut faire pour nous servir.

Malgré la répugnance que nous avons toujours éprouvée pour ces maisons, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer et la jeune sœur et la propreté qui règne et embellit tous ces grands corridors qui viennent aboutir à la salle d’entrée ; notre regard erre de côté et d’autre, et nous oublions la bonne religieuse qui attend notre réponse. Revenus à nous-mêmes, nous remettons avec nos excuses notre lettre à la jeune sœur qui, après nous avoir offert des sièges, s’empresse de la porter à la supérieure.

Cette dernière, après en avoir pris connaissance, vient nous souhaiter la bienvenue ; elle s’informe du lieu de notre résidence, de notre famille, de nos enfants ; sa conversation nous plaît, nous enchante et nous édifie. Monseigneur, ajoute-t-elle, me donne l’instruction de vous faire voir toutes les dispositions et les différentes parties de notre communauté.

Elle sonne et commande à la sœur qui répond à son appel, de nous montrer tout, sans excepter la cour, et, après nous avoir salués, elle retourne à son devoir.

La religieuse chargée de nous conduire s’approche de nous et nous dit en souriant : Nous avons un long voyage à faire, je crains que vous n’éprouviez quelque fatigue ; par où voulez-vous commencer ?

Nous la remercions de sa sollicitude et nous lui répondons que nous aimerions à commencer par les caves et les souterrains. C’est, pensons-nous, dans les souterrains que doit être tout le mal.

Nous descendons… notre guide nous procure des lumières et nous entrons dans les souterrains ; la vue de ces lieux mornes et silencieux nous effraie… les terribles histoires que l’on a faites sur ces maisons montent à notre cerveau et y portent l’épouvante ; à mesure que nous avançons, l’obscurité augmente, nous hésitons… mais notre guide, qui ne voit dans notre hésitation autre chose que de la timidité, prend le devant et de sa voix angélique nous rassure.

À la faible clarté que nous donnent nos lampes dans ces lieux obscurs, elle nous paraît comme un ange libérateur… nous nous apercevons qu’elle ne craint pas d’être seule avec nous dans ces lieux noirs et solitaires, que nous sommes pour elle des amis, des frères qui ne lui veulent aucun mal ; nous distinguons la croix qu’elle porte sur sa poitrine ; il nous semble que cette croix grandit à mesure qu’elle avance, qu’elle grandit… grandit jusqu’à ce qu’elle entoure toute sa personne ; ravis, nous la suivons, notre crainte s’évanouit et nous entrons plus rassurés dans une grande enceinte remplie de tombes.

À peine sommes-nous entrés, que le but de notre visite revient à notre esprit ; tout en feignant d’examiner la tombe de telle ou telle religieuse, nous sondons les murs et les fondations ; la moindre fissure attire notre attention, et nous espérons que notre main touchera quelque ressort secret qui fera ouvrir des portes cachées, ou que notre pied nous fera découvrir l’existence de quelque caveau au-dessous de celui où nous sommes.

Notre guide ne se fatigue point ; elle aime notre curiosité et n’y voit autre chose que notre désir de tout voir. L’ordre qui régnait en haut, est le même ici.

En revenant des souterrains, où nous avons passé plus d’une heure, nous fouillons les autres caves ; mêmes recherches inutiles, rien qui puisse éveiller notre attention ou confirmer nos soupçons. La bonne sœur, toujours riante et agréable, nous montre tout et nous explique les moindres détails. Nous continuons ainsi notre visite jusqu’à la cuisine, remarquable par son étendue.

Quel ordre, quelle propreté, pensons-nous, et nous ne pouvons nous empêcher d’en faire un compliment à notre guide. Mais, dit l’un de nous, veuillez donc nous dire, madame, quelles sont ces charmantes sœurs là, près du feu. Elle nous répond d’une voix pleine de douceur : L’une est la fille d’un comte français, l’autre est la fille unique d’un seigneur anglais.

— Comment ! disons-nous tous les deux, avons-nous bien entendu ; vous dites qu’elles sont les filles de seigneurs puissants ?

— Oui, messieurs, elles ont quitté les plaisirs, les richesses, des partis avantageux, en un mot tout ce que le monde pouvait leur offrir d’agréable, pour venir ici laver les chaudrons.

Frappés d’étonnement, nous nous sentons attirés à elles, et nous demandons à notre guide de nous présenter. Toujours empressée à satisfaire nos moindres désirs, elle nous présente, et nous entamons la conversation.

Leurs réponses témoignent de leur haute éducation ; leurs regards, chastes et purs, rencontrent notre vue, que nous sommes obligés de baisser malgré nous ; ravis de leur jeunesse et de leur beauté, rehaussées encore par une coiffure plus blanche que la neige, nous hésitons à passer outre, mais notre guide nous presse, et nous montons à l’étage principal, où sont les bureaux et les classes.

Avant de les visiter, nous entrons dans la chapelle et nous sommes frappés du parfum de sainteté qui règne en ce lieu. Agenouillées au pied des autels, trois ou quatre religieuses nous paraissent comme en contemplation ; leurs figures, sur lesquelles sont empreintes les plus belles vertus, sont rayonnantes de bonheur. C’est avec peine que nous sortons de cette chapelle, qui nous a fait penser au paradis ; nous sommes vivement impressionnés et nous sentons qu’il se passe en nous quelque chose de nouveau et d’inconnu jusqu’ici.

Dans chacun des bureaux, des sœurs sont occupées soit à la tenue des livres, soit à la correspondance ou à empaqueter des marchandises pour les missionnaires ; d’autres confectionnent des vêtements pour les malades et les orphelins. Nous entrons dans les classes ; dans la première que nous visitons sont des petits enfants, tous proprement habillés et dans le meilleur état ; en nous voyant entrer, ils se lèvent et nous saluent. Nous passons de classe en classe ; partout même ordre et même propreté, et nous arrivons dans la classe la plus élevée, que les demoiselles de la ville fréquentent ; nous remarquons leurs riches toilettes, mais toutes en conformité avec les règles de la plus stricte modestie. Après avoir admiré les broderies, les ouvrages en cire et les peintures confectionnés par ces demoiselles sous l’œil de leurs maîtresse, notre vue se porte sur ces dernières : même habit humble que les autres religieuses que nous avons vues à la cuisine et ailleurs. Mais ces dames, pensons-nous, devraient être à la tête des plus hautes universités, et là, obtenir des honoraires pour leur permettre de figurer dans la haute société.

Nous montons plus haut ; ici, d’un côté est une salle immense où demeurent les vieillards ; la joie peinte sur leur figure nous dit assez leur bonheur ; nous remarquons la propreté de leurs habits et de leurs lits ; parmi ces vieillards, il y en a de très âgés ; une sœur prodigue les soins les plus tendres à l’un d’eux, le fait boire et manger, car il ne peut se servir lui-même ; deux sœurs en soulèvent un autre pour l’asseoir dans un fauteuil.

De l’autre côté sont les malades, quelques-uns très dégoûtants et dont la vue seule nous répugne ; cependant les sœurs leur portent les mêmes attentions, on dirait même qu’elles entourent ceux-là de soins plus délicats.

Nous montons encore ; à droite est une grande salle remplie de jeunes orphelins, dont plusieurs sont encore au berceau ; nous sommes émus de l’attention délicate que des jeunes sœurs portent à ces petits êtres ; elles les portent dans leurs bras et les caressent comme si elles étaient leurs propres mères. À gauche sont les aveugles, et les sourds-muets, à qui l’on apprend à lire et à écrire.

Mais je me hâte, il serait trop long de tout énumérer ; notre œil a tout vu, tout examiné et nous descendons satisfaits d’avoir trouvé exactement le contraire de ce que nous pensions y rencontrer. Nous prenons le dernier escalier, juste au moment où les sœurs s’assemblent pour prier ; elles ont toutes le même regard chaste et humble, et un pieux sourire, qui dénote la paix intérieure de l’âme, effleure leurs lèvres ; nous aimerions à les suivre pour prier avec elles, mais cela est impossible, la nuit approche et, pour nous, le temps de partir est arrivé.

La supérieure est au bas de l’escalier et nous attend ; d’une voix douce et aimable, elle s’informe de notre fatigue, s’excuse de ne pas avoir prévu notre visite.

— Madame, répondons-nous, soyez assurée que nous sommes enchantés, et que nous venons de goûter un plaisir jusqu’ici inconnu pour nous.

Nous lui demandons quelle était la position de toutes ces bonnes sœurs avant d’être entrées ici.

Elle nous répond que la plupart d’entre elles étaient des filles bien élevées, dont les parents sont riches ou occupent de bonnes positions dans la société ; que la plupart ont tout quitté, parents, amis, honneurs, richesses, etc., pour venir s’enfermer dans cette maison, où elles travaillent toute la journée, et même la nuit, auprès des malades, des infirmes et des orphelins.

— Madame, lui disons-nous, comment cela peut-il se faire ? laisser le monde, le bonheur et les richesses pour venir ici souffrir toute leur vie, et cela à un âge aussi tendre ?

— Ah ! messieurs, pour le mondain, il est difficile de le comprendre ; c’est l’amour de Dieu et du prochain qui nous a inspiré de faire le sacrifice de tout ce que le monde pouvait nous offrir d’agréable ; mais, en quittant ces biens périssables, nous avons été amplement récompensées par les délices ineffables que nous avons goûtées et que nous goûtons tous les jours en soulageant nos vieillards, nos malades et nos chers petits orphelins.

Émus, nous voulons participer à ces bonnes œuvres ; nous tirons notre bourse et nous demandons à la bonne sœur, comme une faveur, d’accepter l’offrande que nous lui faisons. Apres avoir salué et remercié notre guide, nous faisons nos adieux à cette maison que nous quittons à regret.

Nous sortons ; arrivés à l’entrée du parterre, nous retournons la tête d’un commun accord, pour jeter un dernier coup d’œil sur cet asile de la charité.

La porte s’ouvre et deux sœurs en sortent ; l’une d’elles est la fille du seigneur anglais qui tantôt lavait les chaudrons ; elles se dirigent vers la rue. Arrivées là, elles prennent la direction du quartier le plus pauvre et le plus abandonné de la ville ; effrayés par la pensée qu’il pourrait leur arriver malheur, nous les suivons des yeux en admirant leur courage. Enfin, elles s’engagent dans une rue noire et suspecte ; en détournant l’angle de cette rue, nous avons remarqué la croix qu’elles portent sur leur poitrine. Une pensée nous saisit : « C’est cette croix, disons-nous, qui les protège, » et notre cœur répond : « Ces saintes et courageuses vierges s’en vont passer la nuit auprès de quelque pauvre malade pour le soigner et le soulager. »

Pensifs, nous reprenons le chemin de nos demeures en réfléchissant sur le changement qui s’est opéré en nous. Honteux d’avoir été dupes de faux rapports, nous gardons le silence, et une résolution de réparer le tort que nous aurions pu leur faire s’empare de nous : c’est de souscrire largement pour l’entretien d’institutions si nobles et si dignes, et d’y envoyer nos filles pour leur éducation, certains d’avance qu’elles n’y trouveront autre chose que des exemples de vertu.

— Assez de cela, dit M. Dumont en l’interrompant, l’homme intelligent et qui connaît les faits ne se laisse pas influencer par l’ordre et la propreté qui règnent dans ces maisons. Je sais que tu es allé souvent dans ces communautés, et dans l’ardeur de ta jeunesse, il n’a pas été difficile de te faire voir dans ces maisons propres et bien tenues des paradis sur la terre ; tu n’as vu que l’extérieur sans pouvoir juger si l’intérieur est méchant et pervers.

— Pardon, mon père, l’exposé que je viens de faire n’est pas le produit de mon imagination ou de l’impression que m’ont faite ces maisons. Il suffit de les visiter pour juger que je viens de dire la vérité ; vous devez vous rappeler les actes d’héroïsme accomplis par les sœurs Grises et les sœurs de l’Hôtel-Dieu, sur les quais, dans les rues et dans les hôpitaux de Montréal, lors de ce typhus impitoyable qui fit de si grands ravages parmi les émigrés irlandais arrivant en cette ville, actes qu’elles renouvellent chaque fois qu’il se déclare une épidémie. Ces actes sont connus de toutes les nations civilisées ; et ce que des religieuses ont fait au Canada, d’autres l’ont fait en Europe et ailleurs. À la vue de ces exemples, nous ne pouvons avec raison leur attribuer d’autre but que leur grand amour pour Dieu et le prochain ; la religion seule peut inspirer un tel héroïsme.

— En effet, dit madame Dumont, heureuse d’appuyer son fils, il est raisonnable de croire que ces dames n’ont pas besoin de s’imposer de si grands sacrifices, de braver ainsi les dangers et la mort, de s’enfermer dans une maison toute leur vie, sujettes à une discipline sévère, et porter une toilette simple et, au point de vue de la mode, souvent ridicule, pour jouir à l’aise de plaisirs criminels. Si tel était leur but, elles pourraient prendre les moyens qu’adoptent les mondaines, moyens qu’elles ont a leur disposition tout aussi bien que ces dernières.

— Je commence à penser comme vous, madame, dit M. Lewis, qui avait écouté Gustave avec un religieux silence ; et permettez-moi de vous féliciter, jeune homme, pour le magnifique exposé que vous venez de faire. Si ces religieuses font tout ce que vous avez dit, elles méritent certainement l’appui et l’encouragement de tout bon citoyen. Je vais suivre votre avis : mon épouse et moi visiterons dès demain, si cela se peut, les établissements de cette ville, et, sous peu, vous aurez de mes nouvelles.