C. O. Beauchemin et Fils (p. 110-118).

CHAPITRE XII

départ de saint-louis. un naufrage.


Trois jours après, Gustave reçoit une lettre de M. Lewis, l’invitant à passer chez lui dans le cours de l’après-midi. Il s’y rend, et est reçu d’une manière plus affable qu’à l’ordinaire.

— Je vous ai fait venir, mon cher ami, lui dit M. Lewis avec bonté, pour vous dire que madame Lewis et moi sommes allés hier visiter quelques établissements des sœurs de charité de cette ville ; et je suis heureux de vous avouer que vous avez dit la vérité ; nous avons été réellement enchantés.

— Oui, dit madame Lewis, j’ai éprouvé tellement de plaisir que, depuis lors, je ne puis m’en taire. Quelle supériorité dans leur enseignement et dans l’éducation que ces bonnes religieuses savent donner à la jeunesse !

— Et dites donc aussi, chère épouse, reprend M. Lewis, avec quel courage et quelle patience ces jeunes vierges portent les plus tendres soins aux malades, aux vieillards et aux orphelins.

— Je n’oublierai jamais, dit madame Lewis, l’émotion que j’ai éprouvée à la vue d’une sœur, jeune et belle comme un ange, qui berçait dans ses bras un tout petit enfant avec toute la tendresse d’une mère. Elle le couche tendrement dans un berceau, et à peine a-t-elle fini de le couvrir, qu’un autre enfant s’éveille en pleurant ; aussitôt elle vole à son appel et recommence à prodiguer ses soins. Je ne pouvais retenir mes larmes, et je lui demandai comment, elle, si jeune, pouvait ainsi témoigner autant d’amitié à des enfants qui lui étaient étrangers : elle me répondit avec le plus aimable sourire : Je n’ai qu’à penser à l’Enfant Jésus pauvre et nu dans la crèche, et je le vois dans ces pauvres petits abandonnés. Oui, il n’y a que Dieu qui inspire un pareil héroïsme.

— Je ne veux pas me glorifier, dit M. Lewis ; mon épouse et moi avons fait inscrire nos noms sur le registre de chacune des institutions que nous avons visitées, en y ajoutant une souscription annuelle, car nous ne pouvons contribuer à de plus belles œuvres.

— Je suis heureux, monsieur et madame, dit Gustave, que le peu que j’ai pu dire en faveur de ces religieuses vous ait portés à faire leur connaissance. Par votre influence et votre position, vous êtes en état de pouvoir réfuter toutes les accusations qui pourraient être portées contre elles.

— Oui, certainement, c’est ce que je me propose de faire à l’avenir.

— Et tu consentiras, dit madame Lewis, à placer notre fille dans une de ces maisons aussitôt les vacances finies ; elle y trouvera avec une bonne éducation les plus beaux exemples de vertus.

— Voilà votre ouvrage, Gustave, dit M. Lewis en souriant, et pendant que vous êtes ici, je renouvelle l’offre que je vous ai déjà faite ; mais cette fois je n’y mettrai aucune condition.

— Monsieur, répondit Gustave, je ne saurais assez vous remercier pour vos délicates attentions à mon égard, et de l’intérêt que vous me portez ; la reconnaissance est la seule chose que je pourrai vous offrir.

— Ainsi, c’est marché conclu, après les vacances vous entrerez dans un collège de votre choix et vous pourrez compter sur moi, digne jeune homme.

Quelques semaines plus tard, M. Dumont avait, dans son sermon, donné sur un texte une interprétation contraire aux vues de la plupart des membres de sa congrégation, et avait fait quelques remarques un peu sévères sur la conduite de son troupeau spirituel. Dès le lendemain, les syndics lui envoyèrent une lettre, le priant de se rétracter ou de se démettre de sa charge. Il fit part de cette communication à son épouse et sortit en disant qu’il était bien décidé à maintenir son opinion.

— Que pensez-vous de cette manière de faire, maman ? dit Gustave après que son père fut sorti : on a bien raison de dire que le protestantisme a été fait pour les protestants et qu’il est commode comme religion. Parce que papa, en sa qualité de ministre de Jésus-Christ, a voulu leur reprocher leur conduite, en leur enseignant ce qu’ils devaient éviter, on lui signifie de donner sa démission. Ce n’est pas sa doctrine qu’ils veulent, mais bien la leur ; ce sont eux-mêmes qui prétendent enseigner ce que papa doit prêcher ; on dirait vraiment qu’ils ne gardent un ministre que comme un objet de luxe. Trouvez-vous cela en rapport avec la dernière recommandation de Notre-Seigneur au 28e chapitre de saint Mathieu ? Voici ce qui y est dit :

Allez et enseignez toutes les nations, apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Qui vous écoute m’écoute, et qui vous méprise, me méprise.

— Arrête, Gustave, dit madame Dumont, d’après ce que tu viens de dire, tu voudrais me faire croire que Jésus-Christ a ordonné d’obéir en tout aux Apôtres qu’il a laissés sur la terre, ainsi qu’à ceux qui prétendent être leurs successeurs, et cela sans s’occuper de la Bible qui nous a été donnée pour notre guide.

— Oui, maman, nous devons obéir en tout aux doctrines enseignées par les Apôtres et leurs successeurs ; car ils ne peuvent errer dans leur enseignement.

— Alors, pourquoi saint Paul ordonne-t-il à tous de lire les saintes Écritures, ajoutant que c’est en elles que nous trouverons la vérité et la vie ? Il n’aurait pas donné cet ordre, s’il avait voulu une soumission complète de notre part à l’interprétation des pasteurs de l’Église, sans que nous ayons à nous occuper des erreurs qu’ils pourraient enseigner.

— En recommandant de lire les saintes Écritures, saint Paul demandait à ses fidèles de lire les prophéties de l’Ancien Testament concernant la promesse du Messie et sa divinité ; car le Nouveau Testament n’était pas encore écrit. Il a pu aussi recommander de lire ce qu’il enseignait par ses lettres et celles des apôtres, parce qu’ils ne pouvaient pas toujours parler aux fidèles de vive voix. Saint Paul, d’ailleurs, savait que les neuf dixièmes de la population étaient incapables de lire, et que les évêques et les prêtres de ce temps seraient obligés d’interpréter les Écritures aux ignorants. De plus, les pasteurs de l’Église ne peuvent pas enseigner l’erreur, car Jésus-Christ a promis d’être avec eux jusqu’à la fin des siècles.

— Mais, où sont ces pasteurs ? il y a tant de divergences d’opinions entre les ministres des diverses religions, que nous ne pouvons accorder une entière confiance à aucun d’eux.

— Ces pasteurs sont ceux de l’Église catholique ; dans cette Église il y a unité dans la doctrine, unité dans la pratique, unité en tout jusque dans son langage liturgique. Comme successeurs des Apôtres, ces pasteurs ont reçu la doctrine que Jésus-Christ a pratiquée et enseignée, et ils nous la transmettent telle qu’ils l’ont reçue, certains que nous sommes qu’ils ne peuvent errer, vu la promesse de notre divin Maître.

— Comment pouvons-nous savoir que c’est à l’Église catholique que cette promesse a été faite ?

— En suivant les conseils de saint Jean, afin de discerner entre l’erreur et la vérité.

— Et quels sont ces conseils ou directions ? je ne me rappelle pas les avoir lus dans l’Évangile.

— Saint Jean dit dans son 4e chapitre, verset 16e : Nous sommes de Dieu ; celui qui connaît Dieu nous écoute, celui qui ne connaît pas Dieu ne nous écoute pas.

Il ne dit pas : celui qui, lisant la Bible, en fait la Base de sa foi, est de Dieu. Or, chère mère, depuis saint Jean, le catholique a écouté, écoute encore et croit en l’Église, c’est-à-dire qu’il croit aux enseignements des successeurs de ces apôtres à qui Jésus-Christ a commandé d’enseigner toutes les nations.

— C’est vrai, mais enfin ! je ne puis refuser de croire que la Bible est la seule source de vérité, et que nous devons fonder notre foi sur elle.

— Mais, ma mère, si la Bible est la seule source de vérité, comment se fait-il que ceux qui la lisent en tirent tant de doctrines différentes, comme le prouvent les milliers de sectes protestantes, qui se contredisent même sur les principaux articles de foi ? Voyez donc, mon père, depuis qu’il s’est permis d’interpréter la Bible à sa guise, a changé deux fois de religion, d’abord presbytérien, il est aujourd’hui baptiste ; qui sait si demain il ne sera pas autre chose ? Ah ! ma mère, Dieu n’a pas laissé sa doctrine pour être ainsi interprétée à la guise de chacun. Il veut que nous obéissions à l’autorité qu’il a laissée sur la terre.

— Tu prétends donc que l’Église catholique est la seule dans le sein de laquelle nous puissions être sauvés ?

— C’est la vérité. Toutefois ceux qui croient en Jésus-Christ, au baptême, à la grâce, et mènent une vie régulière, font partie, en quelque sorte, de l’âme de l’Église, et comme tels, elle ne saurait les condamner au feu éternel ; elle laisse à Dieu de les juger, mais, ajouta t-il en ouvrant un livre, prenez et lisez ceci attentivement, vous verrez tout ce que je viens de vous dire et beaucoup d’autres vérités, qui serviront peut-être, ce que je souhaite de toute mon âme, à vous faire connaître la vérité. Puis, la saluant, il sortit pour la laisser à ses réflexions.

Madame Dumont prit le livre et lut ce qui suit : « Jésus-Christ nous a révélé les doctrines qu’il faut croire, et il ajoute : Celui qui ne croira pas sera condamné. Comme l’Église catholique tient fermement à sa doctrine, et prouve qu’elle est la seule Église de Jésus-Christ, il faut donc croire ce que ses pasteurs enseignent. »

Fermant subitement le livre, elle se dit en elle-même : C’en est trop… cependant, je dois l’avouer, depuis que Gustave est avec nous, j’ai souvent ressenti la nécessité d’avoir un guide pour m’éclairer dans le sentier de la vie. J’ai beau lire la Bible, je n’y trouve rien qui puisse me tirer de la perplexité d’esprit que j’éprouve depuis les discussions qui ont eu lieu… La Bible est le livre par excellence, je la lis avec assiduité, et, pourtant, je n’obtiens aucun soulagement… cela dépend de moi peut-être, il faut croire que je ne comprends pas le sens des textes… Mais qui me les expliquera ? mon époux… non… tous les jours il en donne une interprétation nouvelle… Que faire ? plus je lis et plus je raisonne, plus mon embarras est grand ; je ne vois plus devant moi qu’un abîme qui se creuse de jour en jour… Oh ! que ces catholiques sont heureux et tranquilles en se soumettant avec confiance à leurs pasteurs, en qui ils reconnaissent une autorité infaillible… N’ont-ils pas raison d’agir ainsi ? N’est-ce pas en conformité avec l’ordre que l’on admire dans la création ? Ne voit-on pas partout une autorité à laquelle tout se soumet ?… Dans le monde matériel, c’est au soleil que tout est soumis comme à un roi… dans le monde social, on voit une autorité constituée à laquelle tout homme doit obéir ; la famille aussi a ses chefs pour la diriger… Si tel est le plan de Dieu dans l’ordre naturel, pourquoi serait-il autre dans l’ordre surnaturel ?… Il me semble, au contraire, que ce dernier, étant plus élevé, exige une organisation plus parfaite, un gouvernement plus en rapport avec la grandeur et la noblesse de la fin à obtenir… De plus, s’il est raisonnable d’obéir à un représentant d’un pouvoir temporel, pourquoi ne serait-il pas aussi raisonnable d’obéir à un représentant d’un pouvoir spirituel ?… Mais… assez de ces pensées, et se levant tout à coup, elle sortit pour se distraire.

Deux jours plus tard, M. Dumont, voulant maintenir son opinion, envoya sa démission comme pasteur de cette église qui l’avait si bien reçu quelques mois auparavant.

Quelques membres d’une secte à Saint-Joseph, s’étant séparés d’elle pour fonder ce qu’ils appelaient « l’Église Évangélique du Christ, » eurent connaissance de ce qui était arrivé à M. Dumont. Croyant avoir trouvé en lui un modèle des premiers Apôtres, ils s’empressèrent d’envoyer deux délégués auprès de lui pour le prier de venir jeter les fondements de la nouvelle secte. Le traitement offert fut jugé suffisant par M. Dumont, qui s’empressa de l’accepter.

Force lui fut donc de replier son bagage qui n’avait eu que quelques semaines de repos.

Avant de partir, il alla faire ses adieux à M. Lewis, qui fut fort surpris de son départ. Ce monsieur, à force d’instances, obtint la promesse que aussitôt le mois de septembre arrivé, Gustave et Alice reviendraient chez lui, l’un pour entrer au collège, et l’autre pour être la compagne de sa fille au couvent où il devait les placer.

Voilà notre famille en route encore une fois. Le trajet par eau entre Saint-Louis et Saint-Joseph est de quatre cent quatre-vingt-seize milles, dont vingt milles sur le fleuve Mississippi, et le reste de la distance sur la rivière Missouri, qui débouche dans la première à cette distance de Saint-Louis.

Le vapeur y était engagé depuis plus d’une heure ; Gustave et Alice se tenaient à l’avant, et prenaient un soin particulier à examiner la rapidité du courant, l’eau sale et boueuse, les troncs d’arbres échoués sur des battures, et formant des écueils dangereux que le pilote devait éviter en faisant de nombreux détours.

On venait de faire un grand détour, lorsque Gustave attire l’attention de sa sœur vers une tache blanche au milieu de la rivière à une certaine distance.

— Je la vois, dit Alice, et elle paraît grandir à mesure que nous avançons.

— Serait-ce un vapeur qui serait échoué là ? dit Gustave un peu plus tard.

— C’est justement ce que j’allais demander.

On attendit encore quelques minutes ; alors plus de doute : ils distinguent la moitié de la cabine supérieure du bateau, les tuyaux qui fument encore ; ils voient la foule qui se bouscule sur le dernier pont ; ils entendent des lamentations, des cris de détresse, des appels au secours.

— Ah ! mon Dieu, s’écria Alice ; c’est un vapeur qui vient de sombrer, et ses passagers vont périr.

Gustave se précipite vers le grand salon, et donne l’alarme ; aussitôt grand émoi parmi les passagers de notre vapeur ; le capitaine s’empresse de donner l’ordre de pousser à toute vapeur pour secourir ces malheureux naufragés ; les chaloupes sont mises à l’eau, et des hommes s’y précipitent pour saisir ceux qui étaient entraînés par le courant.

Sur le pont du vapeur naufragé, les hommes, les femmes et les enfants se heurtent et se bousculent ; les uns, à genoux, implorent Dieu avec ferveur, d’autres se livrent au désespoir et maudissent leur sort. Une mère, affolée par la terreur, cherche et appelle sa fille, en poussant des cris lamentables ; un père se jette à l’eau pour arracher des flots un membre de sa famille ; des enfants demandent en pleurant leur père ou leur mère qu’ils ne peuvent point trouver ; tous tendent des bras suppliants vers notre vapeur.

Plusieurs de nos passagers ne peuvent retenir leurs larmes.

En arrivant près du lieu du naufrage, notre capitaine commande la plus grande précaution. Serrez-vous autant que possible sur le milieu du pont, leur dit-il, et que deux d’entre vous seulement embarquent à la fois sur mon vapeur ; puis il place des hommes pour faire exécuter ses ordres.

Depuis que les chaloupes avaient été mises à l’eau, ceux qui les montaient avaient réussi à retirer de l’eau plusieurs personnes ; parmi ces dernières se trouvait un prêtre. Gustave le conduisit à sa cabine et le fit coucher dans son lit. Le prêtre voulut le remercier, mais il s’était empressé de sortir pour assister au sauvetage.

Après s’être assuré qu’il ne restait plus personne à bord du vapeur naufragé, le capitaine fait reprendre sa route. C’est alors qu’on s’empresse de connaître le nombre des victimes. Pour décrire la pénible scène qui s’ensuivit, il suffit de dire que ceux qui en furent témoins ne l’oublieront jamais.

Avec ce surcroît de passagers, notre vapeur menaçait de sombrer ; aussi notre capitaine fit-il relâcher au premier village pour y laisser ceux qui avaient le moins souffert.