Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire/3

Traduction par Commandant Moulin, attaché militaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg.
L. Baudoin (p. 44-51).
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III.


Les considérations théoriques, qui appartiennent en propre à l’auteur, pèchent toutes par un point : c’est qu’il ne voit les choses que sous une seule face, conséquence de la partie forte de son talent, c’est-à-dire de son habileté à dépeindre chaque phénomène en particulier. Tout peintre, pour faire un tableau juste, doit se placer à un seul point de vue. Si, avec cela, il observe scrupuleusement les rapports d’ombre et de lumière, il reproduit la scène qui l’occupe avec assez d’art pour que l’imagination puisse compléter ce qui se trouve aussi en dehors du côté unique qu’il a représenté. Comme toute incarnation fidèle d’une idée, l’œuvre artistique la montre tout entière, bien qu’elle n’en reproduise matériellement qu’une des faces. Et c’est ce qui fait qu’elle inspire souvent au critique des pensées qui ne sont peut-être même pas venues à la pensée de l’artiste au moment où il l’a créée.

Les conditions de la reproduction fidèle de la même idée[1] non plus au moyen d’images, mais sous forme de raisonnements, sont tout à fait différentes, Si l’on se propose ce but, il faut étudier l’idée non plus seulement sous une face, mais sous le plus grand nombre de faces possible ; autrement on n’obtiendra qu’une conclusion sans généralité, pour ne pas employer un terme plus sévère. Il est clair que si l’on est habitué à travailler dans une sphère qui exige pour la réussite de l’œuvre entreprise qu’on ne sorte pas, pour ainsi dire, d’un seul point de vue, il faudra bien se surveiller pour ne pas retomber dans sa manière là où elle cesse absolument de correspondre au but qu’on s’est fixé. Il en résulte que la plupart des peintres sont de mauvais philosophes, et, inversement, que tous les philosophes sont de mauvais peintres, j’entends peintres en paroles. Les premiers éprouvent une grande difficulté à se départir d’un seul point de vue ; les seconds, par contre, ne peuvent se tenir à un seul point de vue. Il y a des exceptions, mais elles sont tellement rares qu’on les compte par unités dans toute la vie de l’humanité[2].

Un excellent exemple pour confirmer ce qui précède est celui de Gogol. Tout le monde connaît l’abîme qui existe entre la première partie de ses « Âmes mortes » et sa « Correspondance avec ses amis ». Très fort dans une direction déterminée, il a subi un fiasco complet dès qu’il s’est imaginé d’en sortir.

Ainsi celui qui donne d’excellents tableaux donne aussi généralement de mauvais raisonnements abstraits. Mais l’anomalie ne s’arrête pas là. Les mauvais raisonnements finissent par influer sur le caractère artistique même des tableaux que l’auteur, peut-être inconsciemment, cherche à faire rentrer dans le cadre de ses considérations abstraites. Personne assurément ne mettra sur la même ligne, disons par exemple, le vertueux Mourasoff et le moral Kostanjoglo du même Gogol, que l’un quelconque des héros de la première partie des « Âmes mortes ».

C’est ce qui est arrivé à Tolstoï, quoique à un degré moindre, et Dieu veuille, certes, que cela n’aille jamais aussi loin[3]. Dans la quatrième partie de son ouvrage il détruit quelquefois l’harmonie artistique de l’œuvre pour confirmer ses vues sur l’histoire et sur la guerre. Son système, sous le rapport de l’histoire, peut se ramener à ce qui suit :

La guerre est un événement contraire à la raison humaine et à toute la nature de l’homme. Les causes de la guerre de 1812, invoquées par les historiens, ne tiennent pas debout. Il est incompréhensible pour nous que des millions d’hommes, de chrétiens, se soient entre-massacrés et martyrisés, parce que Napoléon était un ambitieux, qu’Alexandre montra de la fermeté, que la politique de l’Angleterre fut perfide et le duc d’Oldenbourg dépouillé. Il est impossible de comprendre quel lien il peut y avoir entre ces circonstances et le fait de meurtres, de violences, etc.

À cela nous répondrons d’abord que la guerre est une affaire contraire non pas à toute la nature humaine, mais seulement à un côté de cette nature, qui est l’instinct de conservation ; vous voyez la différence. Cet instinct joue dans l’homme assurément un rôle fort important, mais nullement exclusif. Car chez l’homme, chez le peuple qui se respectent, il est subordonné au sentiment de la dignité personnelle[4], dont les supports sont des propriétés de la nature humaine, tout comme l’instinct de conservation, mais qui lui sont directement contraires, savoir : le sentiment d’abnégation, la témérité, l’entêtement, etc. Dès qu’on tient compte de cela, l’unilatéralité de la proposition de Tolstoï se révèle d’elle-même. Tout ce qu’il avait le droit de dire, c’est que la guerre est contraire à l’instinct de conservation de l’homme, voilà tout ; mais nullement qu’elle est contraire à toute la nature de l’homme et en particulier à la raison.

Quelquefois la guerre est contraire à la raison, quelquefois elle ne l’est pas ; cela dépend pourquoi on la fait. La raison est une faculté maîtresse, et il est impossible de l’assujettir aux bornes minuscules et étroites d’une morale abécédaire.

En apparence (mais seulement en apparence), elle arrive, dans une seule et même affaire, tantôt à une solution positive, tantôt à une solution négative. C’est le propre de la raison humaine, et c’est en cela que réside sa supériorité sur celle des bêtes qui, dans n’importe quel cas particulier, conclut toujours de même. Le lièvre se sauve toujours ; le tigre, le lion ne cèdent jamais ; le mouton ne peut pas ruser ; le renard ne peut pas ne pas ruser. L’homme peut tout cela. Si l’on ne perd pas de vue ce point, il est étrange de dire que la guerre est une chose contraire à la nature humaine ; car, s’il en était ainsi, l’homme ne ferait jamais la guerre, tandis que toute son histoire est la preuve du contraire : non seulement il guerroie, mais souvent même il guerroie pour les motifs les plus absurdes[5]. On dira peut-être que l’abus même qu’on fait de la guerre est une preuve qu’elle est contre nature. Mais à ce compte-là il faudrait admettre aussi que tout ce qui existe est absurde et contre nature, car de quoi ne peut-on pas abuser en ce monde ? Qu’on se rappelle d’où est sortie l’inquisition ! Qu’on se rappelle que le feu chauffe, mais peut causer des incendies ; qu’on peut faire de l’argent bon ou mauvais emploi ! Et alors on n’osera plus objecter contre la guerre qu’elle est un acte contraire à la raison humaine et à toute la nature de l’homme. La guerre est un phénomène indépendant de la volonté des hommes. Pirogoff n’avait pas tort quand il l’appelait « une épidémie traumatique. »

Bien étrange aussi cette assertion du prince André qu’il n’existe aucun lien entre les faits de meurtre et de violence d’une part, et l’ambition de Napoléon, la fermeté d’Alexandre, etc. (voir plus haut) de l’autre. Comme si les premiers ne se rapportent pas aux secondes comme le moyen au but. Il faut être ou vouloir être aveugle pour ne pas voir ce lien. On ne peut dire qu’une chose, c’est que l’auteur arrive à le rejeter dans l’ombre, grâce à une habile antithèse entre les faits de meurtre et de violence d’un côté, et l’ambition de Napoléon, etc., de l’autre. Avec ces procédés-là, on peut tout mettre sous le boisseau ! Dans une autre sphère, par exemple, on peut poser la question suivante : « Qu’y a-t-il de commun entre l’abattage d’un bœuf et le besoin de l’homme d’assouvir sa faim ? Entre le sacrifice d’un certain nombre de francs et la nécessité de mettre son corps à l’abri des influences atmosphériques ? » Ces antithèses, et autres du même goût, peuvent seulement laisser percer le désir de ne point voir de lien entre deux idées, là où il en existe un ; mais elles sont incapables de rien prouver. L’empereur Alexandre, grâce à sa fermeté, se fixe comme but de ne point déposer les armes tant qu’il restera un seul ennemi sur le sol russe, et, comme on sait, il atteint ce but grâce à ce qu’il se décide à sacrifier des milliers d’existences et à compromettre temporairement la prospérité de plusieurs provinces. C’est, par rapport à l’organisme national tout entier, la même chose que ce que fait un homme individuellement, non seulement lorsqu’il lutte directement pour conserver sa vie, mais même pour ainsi dire à chaque pas. Si vous allez n’importe où, si vous faites un travail, si seulement vous pensez, cela a pour résultat immédiat de détruire une certaine quantité des particules de votre organisme. C’est une loi physiologique que tout le monde admet aujourd’hui. La même loi s’applique rigoureusement, et avec toutes ses conséquences, à ces grands organismes humains que l’on appelle des nations. Si une nation a besoin d’atteindre un but quelconque, important pour son existence, son développement, sa prospérité, elle doit sacrifier pour y parvenir une certaine quantité des particules matérielles et vivantes de son propre organisme. Si, entre ce sacrifice et le but en vue duquel elle le fait, il n’existe aucun lien, il faut admettre alors qu’il n’y en a pas non plus entre les sacrifices que fait l’individu et le but pour la réalisation duquel il y consent.

Plus loin, l’auteur de « Guerre et Paix », en examinant les causes de la guerre de 1812, présentées par les historiens, trouve qu’elles sont bien insuffisantes et par conséquent erronées. C’est encore un saut de logique : car de ce que tout n’a pas été dit, il ne s’ensuit pas que ce qui a été dit est faux. Aux causes et motifs reconnus, — mélangeant l’un et l’autre malheureusement, — l’auteur oppose les siens, qui n’ont pas le moindre fondement, quoique ses motifs à lui lui paraissent aussi plausibles que ceux des historiens.

« Une cause, qui vaut bien le refus de Napoléon de ramener ses troupes derrière la Vistule et de rendre le duché d’Oldenbourg, nous parait être le désir ou le refus du premier caporal français venu de se rengager. Car, si ce caporal n’avait pas voulu faire un second temps de service, et si un deuxième, un troisième, mille de ses camarades et des milliers de soldats avaient fait de même, cela eût diminué d’autant les troupes de Napoléon et rendu la guerre impossible. »

Cette cause, pour l’exposé de laquelle l’auteur a dû faire une énorme consommation de la particule « si » a un défaut radical : c’est que les causes et les motifs présentés par les historiens sont positifs, tandis que celle-ci, suivant l’auteur lui-même, était seulement possible ; mais en réalité elle n’a pas eu lieu. Il n’y a pas de déductions ni de suppositions qui puissent effacer un fait du moment qu’il existe ou qu’il a existé. Malgré tout le talent de l’auteur à nous démontrer ce qui aurait pu être, du moment où ce qu’il désire n’a jamais eu lieu en réalité, c’est que cela ne peut pas avoir été. Qu’il nous montre dans l’histoire, ne fût-ce qu’un exemple unique, où une guerre n’a pas eu lieu parce que les soldats n’ont pas voulu rester au service, et nous nous réconcilions avec son hypothèse. Mais il ne trouvera pas, il ne peut pas trouver un exemple pareil, car un cas semblable serait en contradiction directe avec les conditions essentielles de la vie organique des masses. Pour nous en convaincre, reprenons un organisme analogue à une nation dans toutes ses fonctions, mais plus simple : celui de l’homme individuel. Qu’aurait dit l’auteur de « Guerre et Paix » si quelqu’un, en examinant les causes d’une rixe entre deux hommes, avait tenu, par exemple, le discours suivant : « On prétend que la cause de la querelle, c’est l’arc de Jean que Pierre voulait avoir, et qu’auparavant ils ont eu déjà tels et tels sujets de conflit. Tout cela est inepte. Une cause, qui vaut bien le désir d’avoir Tare et le non-désir de le donner, nous semble être le désir ou le non-désir d’un atome quelconque de la main de Pierre de prendre part à la rixe. Car si cet atome ne veut pas y prendre part, si un second, un troisième, des milliers d’atomes semblables font de même, il ne peut pas y avoir de rixe… » Dans un organisme vivant et sain — qu’il soit grand ou petit, peu importe — aucun atome séparé ne peut pas ne pas vouloir ce que veut la force suprême de cet organisme, qui fait qu’il est un organisme, et sans laquelle il ne serait plus qu’un agrégat sans vie de particules indifférentes les unes aux autres. L’auteur reconnaît lui-même que la volonté de Napoléon n’était pas tant l’expression de sa volonté propre que celle de la volonté de cet organisme dont il était le représentant, et en cela nous sommes tout à fait d’accord avec lui[6]. Comment peut-il donc admettre après cela que de simples particules, prises séparément, pourraient vouloir toute autre chose que ce que veut l’ensemble ?

Quand on lit ce passage de « Guerre et Paix », on s’attend à ce que Tolstoï, après avoir récusé les causes qu’il considère comme non justifiées, présente à leur place les causes des événements qui lui paraissent vraies. Épatement du lecteur quand il découvre que l’auteur voulait tout simplement en arriver à dire qu’« il n’y a pas eu de cause proprement dite de l’événement ; l’événement devait s’accomplir, seulement parce qu’il devait s’accomplir… »

D’abord nous ne connaissons pas d’historien qui se soit arrêté à une cause proprement dite, exclusive, quelconque. Tous ont admis un ensemble de causes. Donc ici l’honorable auteur se dispute avec un historien fictif. En second lieu, de ce qu’un événement donné n’a pas eu une cause particulière quelconque, il ne s’ensuit pas qu’il n’ait pas eu du tout de causes, ou, comme dit Tolstoï, qu’il ait dû s’accomplir, seulement parce qu’il devait s’accomplir,

À notre avis, la plus médiocre explication des causes d’un événement donné est très supérieure à ce « devait », rien que parce qu’elle donne satisfaction à ce besoin inhérent à l’esprit humain de rechercher la Cause de tout ce qui se produit. Cette habitude importune est la meilleure preuve de ce qu’il est impossible de remplacer les causes par un « devait » inaccessible, qui n’explique rien et qui n’est qu’une négation de toute cause ; car, s’il n’y avait pas de principe de causalité dans les phénomènes et les événements, il ne pourrait pas y avoir non plus dans l’esprit humain cette tendance à la recherche des causes. À ce point de vue, l’explication de la foudre, par exemple, quand le peuple l’attribue à ce que le prophète Élie se promène dans le ciel, est, à notre avis, infiniment supérieure à dire que la foudre gronde, parce qu’elle doit gronder. Avec le temps, l’électricité remplacera le prophète Élie ; l’électricité elle-même rentrera un jour dans quelque chose de plus rationnel qui élargira nos vues sur les phénomènes de la nature. Mais avec des « doit » et des « devait », il n’y a rien à espérer jamais pour le développement de l’humanité : témoin les époques entières où tous les phénomènes possibles étaient rangés sous la tyrannie de ce fameux verbe « devoir » ou « falloir. »

Une fois dans cette voie, l’auteur, en vertu du trait distinctif de son talent, — c’est-à-dire de n’envisager que d’un seul point de vue ce qu’il peint, ce qu’il examine, — a poussé très loin. Il est allé jusqu’à se poser la question : « Quand une pomme est mûre et qu’elle tombe, pourquoi tombe-t-elle ? Tombe-t-elle parce qu’elle est attirée vers la terre, parce que sa tige se dessèche, parce que c’est le soleil qui l’a séchée, ou que le fruit est devenu plus lourd, que le vent l’a secoué, ou bien parce que le gamin qui est sous l’arbre a envie de la manger ? »

Il semble à Tolstoï que toutes ces causes se valent, en y comprenant la dernière. Pour notre part, nous tirons de cet exemple une conclusion toute différente : c’est qu’il est infiniment agréable de lire un auteur de talent qui, lorsqu’il s’engage dans une voie fausse, ne recule pas devant les conséquences et développé sa thèse jusqu’à ce que son erreur devienne claire pour tout le monde.

  1. Ici la reproduction devient le développement de l’idée.
  2. Gœthe, par exemple.
  3. C’est arrivé, malheureusement, comme tout le monde le sait. Tolstoï, dans ses dernières productions, s’évertue à prouver que l’homme normal n’est concevable que dans une union complète avec la nature et avec ses semblables ; en même temps il nie tout ce qui a été élaboré par l’humanité pour réaliser cette mission et prêche la plus pure anarchie. (N. du T.).
  4. Bien ou mal comprise, peu importe ; ceci est tout à fait en dehors de la question qui nous occupe ici.
  5. Du moins rationnellement. Chacun sait que ce n’est pas à la vérité elle-même que l’homme attache du prix, mais à ce qu’il prend à un moment donné pour la vérité.
  6. Le mécanicien aussi se soumet à la force de la vapeur et précisément parce qu’il peut donner à sa machine une marche à son gré rapide, tente, ou à reculons. Une des preuves les plus éclatantes qu’on puisse fournir qu’il en est de même avec les nations, à certaines époques de leur existence, c’est l’exemple de la France contemporaine : marche à toute vapeur, piétinement sur place, recul ; sans compter ce qu’on lâche de vapeur… sous forme d’expéditions lointaines. — Ceci a été écrit sous Napoléon III (N. du T.)