Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire/4

Traduction par Commandant Moulin, attaché militaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg.
L. Baudoin (p. 52-75).
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IV.


L’auteur a divisé en chapitres ses considérations historiques, et c’est ce qui permet de voir du premier coup d’œil qu’elles sont toutes prises du même point de vue. Au contraire, ses considérations militaires sont parsemées et comme insinuées au cours du récit sous l’égide protectrice de faits présentés avec beaucoup d’art, mais tendancieusement. Aussi n’est-on pas frappé immédiatement de l’unilatéralité de ses vues sur la guerre, et même un lecteur, qui n’est pas prévenu et se laisse éblouir par le talent de l’artiste, peut être séduit au point de trouver toute naturelle la déduction que Tolstoï lui glisse après un tableau magistral.

Nous avons déjà vu un échantillon de cette manière dans les raisonnements du prince André qui sont intercalés à la suite du tableau du conseil de guerre de Drissa.

Après avoir préparé le lecteur par la description de cette gabegie, l’auteur lui sort le prince André avec son monologue contre la théorie de la guerre et contre la possibilité du génie de la guerre, bien qu’il n’y ait rien de commun entre ces sujets et la confusion d’un conseil de guerre sans directeur.

L’auteur reste fidèle à cette manière chaque fois qu’il a l’intention d’émettre sur la guerre quelque opinion d’une valeur contestable.

Il n’est pas difficile du reste, dans presque tous les cas semblables, de découvrir cette valeur contestable des opinions de Tolstoï, parce qu’il fournit lui-même à un lecteur attentif des armes pour le réfuter, chose presque inévitable dans toute production littéraire où l’auteur vise la justification de ses vues théoriques et non la vérité artistique de la reproduction des faits. Prenons, par exemple, la charge de Rostoff. Au début, « Rostoff avec l’œil exercé d’un chasseur aperçoit le premier les dragons bleus français qui poursuivent nos lanciers. » Ils se rapprochent de plus en plus ; Rostoff « a le flair qu’en chargeant à ce moment avec les hussards les dragons français, ceux-ci seront culbutés ; mais que charger pour chaîner, c’est tout de suite, à la minute même qu’il faut le faire, sinon ce sera trop tard. » Rostoff exprime très nettement à mon camarade la même idée et après cela se lance à la charge. Il me semble que tout cela montre bien clairement que, si Rostoff s’est décidé rapidement à charger, ce n’a pas été sans réflexion : le processus du travail des sens et de l’âme, indispensable dans toute attaque, est ici très manifeste ; tous les moments de ce travail (voir, juger, décider, exécuter) sont précisés. Mais l’auteur veut en revenir à son thème favori : que tout cela se fait de soi-même. Aussi, après ce qui précède, sans transition, il commence à dire que « Rostoff lui-même ne se rend pas compte comment et pourquoi il agit. Il fait tout cela comme s’il était à la chasse, sans penser, sans réfléchir. » Est-il possible que Tolstoï, qui se montre si fin observateur du travail psychique souvent le plus subtil et le plus instantané, n’ait pas remarqué la grossière contradiction du commencement et de la fin d’une seule et même page ? Est-il admissible qu’il ait compté n’avoir pour lecteurs que des gens capables d’oublier le commencement d’une page imprimée très largement quand ils arrivent à la fin ? Est-il croyable, enfin, que l’auteur n’admette pas qu’une action rapide et presque instinctive soit néanmoins précédée d’un processus psychique d’observation, de réflexion et de décision, qui se produit, c’est vrai, instantanément, mais qui en tout cas se produit ? Pour nous, nous sommes convaincu que les dernières lignes que nous avons citées n’auraient jamais trouvé place dans la description de la charge de Rostoff, si l’auteur n’avait pas cherché à préparer d’avance le lecteur à des raisonnements destinés à prouver que l’homme ne sait lui-même jamais ce qu’il fait, et n’est qu’une marionnette entre les mains de quelqu’un ; bref, que rien n’est la cause de rien.

Au commencement de la deuxième partie du IVe volume, l’auteur va encore plus loin. Il découvre que Rostoff a chargé rien que parce qu’il n’a pas pu résister au désir de galoper sur un terrain bien égal. On est en droit de croire que lorsque Tolstoï a écrit cette phrase, il avait oublié lui-même ce qu’il avait dit plus haut ; cela est tout autant à l’éloge de sa sincérité qu’une preuve de sa tendance à tout voir sous une seule face. Des contradictions du même genre se rencontrent plus loin, non seulement dans la même page, mais quelquefois même dans la même phrase.

Ainsi, dans la scène où le général de service fait son rapport à Koutouzoff, ce dernier écoute avec une égale indifférence ce que lui racontent Denisoff d’abord et le général de service ensuite. Tolstoï en conclut que : « sans aucun doute Koutouzoff méprisait l’intelligence, le savoir et même le sentiment patriotique qu’avait montrés Denisoff ; toutefois il ne les méprisait pas en raison de son intelligence, de son savoir, de son patriotisme personnel (car il ne cherchait jamais à les montrer), mais en raison de quelque chose d’autre[1]. Il les méprisait au nom de sa vieillesse, de son expérience de la vie. Nous nous permettrons une question : « Qu’est-ce qui constitue l’expérience ? » Est-ce la masse des faits qui s’accumulent pendant une longue existence, ou bien les conclusions que l’esprit a tirées de ces faits et qui seules peuvent servir de principes directeurs de la conduite à venir ? Il nous semble qu’à cette question on ne peut faire deux réponses. Assurément c’est l’ensemble des conclusions que l’esprit a tirées des faits qui constitue l’expérience et fournit cette science féconde de la vie dont l’avenir aussi peut profiter. La connaissance des faits tout seuls est stérile ; c’est l’expérience de la mule du prince Eugène qui, comme le dit Frédéric II, après avoir suivi dix campagnes, n’en devient pas pour cela plus expérimentée ni plus savante dans l’art de la guerre. Puisqu’il en est ainsi, il paraît clair que Koutouzoff dédaignait l’intelligence et le savoir non pas en raison d’autre chose que son intelligence et de son savoir ! Il accueillait, c’est vrai, très froidement bien des choses qui eussent fortement enflammé d’autres que lui, mais cela nullement par mépris pour l’intelligence et le savoir, et au contraire par supériorité d’intelligence et de savoir sur ceux auxquels il avait affaire. Nous pourrions ajouter que le rôle de commandant en chef est précisément un de ceux qui exigent le plus de réserve et de circonspection, dans lesquels il faut bien se garder de laisser paraître au-dehors sa satisfaction ou son mécontentement, et surtout son approbation ou sa désapprobation des avis de ses subordonnés ; en un mot, un de ces rôles auxquels est le plus applicable le dicton suivant : « Mesure dix fois pour couper une. »

Dans le développement ultérieur de la même scène, ce qui se passe entre le prince André et Koutouzoff montre bien que ce dernier possédait précisément cette faculté maîtresse de ne pas s’emballer, d’examiner les choses avec calme, que le prince André prenait pour du mépris. « Il ne met rien du sien. Il n’a pas une pensée en propre, il n’entreprend rien, » pensait le prince André. « Mais il écoute tout jusqu’au bout, il se rappelle tout, il met chaque chose à sa place, n’empêche rien de ce qui peut être utile, et n’autorise rien de nuisible. »

Il est impossible de mieux dépeindre ce qui constitue précisément le devoir du commandant en chef. La phrase que nous venons de citer est presque mot pour mot la reproduction des idées de Napoléon sur le même sujet[2].

Les états-majors comme celui qu’on a avait donné à Koutouzoff, foisonnent de donneurs de conseils, empressés à apporter des avis qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont souvent pas qualité de donner. S’il est impossible de se débarrasser de cette peste, il n’y a qu’un seul remède : c’est de savoir qui mérite d’être écouté et qui ne le mérite point. Koutouzoff lui-même n’avait pas de pensées en propre, soit ! Mais c’est lui qui choisissait les gens qu’il écoutait et ceux qu’il n’écoutait point, et par là il était l’initiateur suprême. En pratique, une idée n’appartient pas à celui qui l’a exprimée le premier, mais à celui qui prend sur lui la décision de la réaliser et la responsabilité de toutes les conséquences que cette réalisation peut entraîner.

Mais, patatras ! aussitôt après la phrase en question, on tombe sur une autre qui est absolument inconcevable, « Il (Koutouzoff) comprend qu’il y a quelque chose de plus important et de plus fort que sa volonté : c’est la marche inévitable des événements. Il sait les voir, il sait comprendre leur rôle, et, en raison de ce rôle, il sait renoncer à participer à ces événements, à avoir une volonté personnelle qui ait une direction différente ( ?) ».

De quelle façon, un homme qui est libre de choisir l’une quelconque des propositions qu’on lui fait, peut-il en même temps renoncer à participer à des événements qui peuvent prendre une tournure différente, précisément en conséquence du choix que cet homme aura fait ? Voilà ce que nous ne pouvons pas comprendre, et nous défions bien qui que ce soit de chercher à le comprendre.

La bataille de Borodino a fourni à l’auteur une occasion toute spéciale de manifester à la fois le côté brillant de son talent d’artiste et l’unilatéralité de ses conceptions théoriques. Les scènes qui se passent à Borodino et dans la batterie Rayefsky sont rendues magistralement. Même l’opinion de Tolstoï, que le premier plan était de prendre position le long de la Kolotcha jusqu’à Chévardino même, mérite une très sérieuse attention. Là où il s’agit d’avoir de la justesse de coup d’œil (et non pas de raisonnement), l’auteur se trompe rarement. Nous sommes positivement tout disposé à admettre comme lui que la première conception du haut commandement de notre armée était d’accepter le combat dans une position couverte par la Kolotcha dans toute son étendue. Il est à noter, en effet, qu’en adoptant cette manière de voir, ce qu’il y avait d’inexplicable jusqu’à présent dans notre dispositif prend un sens logique.

De fait, l’ouvrage du flanc droit sur lequel on a tant plaisanté sous prétexte que la gorge en était tournée vers l’ennemi, la trop forte occupation de la position au nord de la nouvelle route de Smolensk, la négligence commise par rapport à l’ancienne route de Smolensk, tout cela découle comme une conséquence parfaitement logique de l’adoption d’un dispositif le long de la Kolotcha, c’est-à-dire à angle aigu par rapport à la nouvelle route de Smolensk. On pouvait craindre, en effet, avec un pareil dispositif, que Napoléon n’attaquât notre aile droite parce que le flanc droit eût été beaucoup plus près de la ligne de retraite que le gauche à Chévardino, et qu’en renforçant Napoléon nous eût mit dans une situation beaucoup plus critique qu’en opérant contre notre flanc gauche. Sans compter que la Kolotcha en cet endroit-là, si l’on en juge d’après le plan annexé à l’ouvrage du général Bogdanovitch, présente plusieurs points de passage faciles, et que sa rive gauche (celle que les Français occupaient) commande dans bien des places la rive droite[3]. Par conséquent, l’obstacle tactique présenté par la Kolotcha pouvait être compté comme trop faible pour obliger Napoléon à renoncer à une combinaison qui nous eût mis dans une situation stratégiquement très fâcheuse, en menaçant de nous couper de notre ligne de retraite, si son attaque réussissait. Ajoutez à cela que le côté stratégique des combinaisons de combat commençait à être à la mode grâce à Jomini, qu’on s’attendait de la part de Napoléon aux entreprises et aux coups les plus invraisemblables, et alors il sera bien facile de comprendre que l’attention principale devait se porter sur le flanc droit de la position du moment où le flanc gauche devait être à Chévardino. C’est ce qui se traduisit par une accumulation considérable de troupes sur le flanc droit et, par la force de l’ouvrage qui y fut construit, supérieure, à en juger par le plan, à celle des autres travaux qu’on se proposait d’établir sur la position. En supposant le flanc gauche de la position à Chévardino, il est visible que l’ouvrage en question n’a plus du tout sa gorge tournée vers l’ennemi et constitue seulement un crochet défensif à l’extrémité du flanc droit. La preuve que, suivant toute probabilité, Napoléon lui-même n’avait pas primitivement l’intention de marcher contre notre flanc gauche, c’est que le gros de ses forces ne déboîta de la nouvelle route de Smolensk et ne commença à passer la Kolotcha que quand nos tirailleurs en position auprès d’Alexino, sur la rive droite de la Kolotcha, ouvrirent le feu sur le flanc des colonnes françaises qui s’avançaient de Valouïevo sur Borodino. Les rapports de plusieurs de ceux qui ont joué un rôle à Borodino indiquent en toutes lettres Chévardino comme flanc gauche de la position, et leur témoignage vient ainsi à l’appui de l’opinion de Tolstoï. Du reste, si l’on adopte le bien-fondé de cette manière de voir, il faut avouer que cela n’introduira qu’un très léger changement dans le compte rendu de la bataille. Il suffira d’appeler l’affaire de Chévardino non plus un combat d’avant-postes, mais le premier jour de la bataille de Borodino.

Mais, tout en rendant justice au coup d’œil de l’auteur dans le cas que nous venons d’examiner, il est impossible de ne pas signaler que, même en cette circonstance, il produit à l’appui de sa thèse des arguments qui frappent par leur étrangeté et dénotent le dilettantisme le plus complet à propos de la guerre : « Et pourquoi l’a-t-on défendue (la redoute de Chévardino) le 24[4] jusque dans la nuit ? Pourquoi y a-t-on dépensé tant d’efforts et perdu 6,000 hommes ? Pour observer l’ennemi, il eût suffi d’une patrouille de cosaques. » Voilà un raisonnement qui montre absolument le danger qu’il y a à nier la théorie de la guerre sans savoir seulement en quoi elle consiste. Pour les dilettantes, une armée de 100,000 hommes n’est pas un gros animal qui s’étale sur des dizaines de kilomètres ; ils ont l’air de s’imaginer qu’on puisse la tenir concentrée sur un seul point. La théorie de la guerre, si limité que soit le champ de ses investigations, leur ferait comprendre pourtant qu’une armée de 100,000 hommes se couvre avec un rideau dont une patrouille de cosaques ne pourrait guère que trouer une maille ; qu’elle détache souvent, rien que pour donner le change, des dizaines de mille hommes ; que tout cela se répand sur des distances tellement étendues qu’il est absolument impossible de constater par la vue le nombre des troupes qu’on a en face de soi et qu’on en est réduit à présumer des forces de l’adversaire seulement par le degré de résistance qu’éprouvent les avant-postes.

Nous ne nous arrêterons pas sur les scènes de combat de la bataille de Borodino, car nous avons déjà exprimé notre opinion sur le talent magistral de l’auteur pour représenter des tableaux semblables, et nous passons immédiatement aux conceptions théoriques auxquelles il se livre à propos de cette bataille.

Celles-ci sont tellement étranges qu’on ne peut qu’être involontairement frappé d’étonnement en voyant un seul et même homme peindre aussi excellemment les scènes de combat et expliquer aussi mal les phénomènes de la guerre et du combat.

À son avis, la bataille de Borodino n’avait aucune raison d’être, pas plus pour les Russes que pour les Français[5]. Suivant lui, le résultat le plus immédiat de cette bataille fut pour les Russes qu’elle accéléra la perte de Moscou, et pour les Français qu’elle accéléra la ruine de leur armée. Il y a pourtant une chose bien simple que l’auteur ne peut ignorer : c’est que personne ne peut deviner d’avance le résultat d’un combat, et que, si une armée se décide à livrer bataille et l’autre à l’accepter, c’est avant tout et surtout parce que les commandants en chef de ces deux armées ont des raisons pour compter sur la probabilité de la victoire plutôt que sur celle de la défaite. Quand une pareille conviction n’existe pas à la fois chez les deux adversaires, on ne livre pas bataille, on s’y dérobe. Mais l’auteur traite cette question comme un problème d’arithmétique et il aligne ses chiffres, non pas en partant des données que le commandant en chef peut avoir avant la bataille, mais au contraire en se basant sur celles qui ne se révèlent qu’après la bataille. Napoléon n’avait poussé aussi loin que parce qu’il comptait qu’en battant notre armée, il nous contraindrait à une paix avantageuse pour lui. Quant à nous, il nous était impossible, sans nous couvrir de honte à la face de toute la Russie, de laisser arriver Napoléon jusqu’à Moscou sans avoir essayé une seule fois les chances d’une bataille sérieuse. Il nous semble qu’il y avait là des motifs fondés des deux côtés pour risquer une affaire. Mais l’auteur ne le voit point, et il ne le voit pas parce qu’à n’importe quel prix il lui faut arriver à cette phrase que « Koutouzoff et Napoléon, en donnant et en acceptant la bataille de Borodino, ont agi sans raison et sans libre arbitre ». L’auteur ajoute ensuite, sans aucun lien concevable avec ce qui précède : « Les anciens nous ont laissé des types de poèmes héroïques où les héros absorbent tout l’intérêt de l’histoire, et nous ne pouvons pas encore nous accoutumer à ce que l’histoire ainsi racontée n’ait plus de sens pour l’époque actuelle de l’humanité ».

De notre temps, il n’est venu à l’idée de personne de considérer Napoléon, encore bien moins Koutouzoff, comme des héros au sens antique du mot. Mais entre ne pas considérer comme des dieux ou des demi-dieux des hommes qui sortent réellement de l’ordinaire toutefois, et tâcher de prouver que leurs décisions ne sont ni libres ni raisonnables, il y a tout un abîme. Ce n’est pas en imaginant d’attribuer à Napoléon dans son armée un rôle tout aussi peu important que celui du dernier soldat ou voiturier, que l’histoire se rendra digne de l’époque actuelle de l’humanité, mais au contraire en montrant sous son vrai jour le rapport entre la force des masses et celle des personnalités qui les dirigent. Nous sommes tout à fait d’accord sur ce que l’histoire était dans une fausse direction quand elle ne s’occupait que des têtes et négligeait le corps de la masse. C’était ne voir les choses que sous une seule face. Mais ce n’est pas une raison pour retomber dans le même défaut en se lançant dans une direction diamétralement opposée et de ne plus s’occuper que du corps de la masse en négligeant les têtes. Nous reconnaissons parfaitement que, pour arriver à la réalisation de certaines tendances chez un peuple, il faut parfois une période assez longue avant que ces tendances n’aient embrassé toute la masse, période pendant laquelle certaines individualités, qui courent trop en avant, périssent. Mais nous savons aussi que, pour la réalisation de ces tendances, il faut qu’il apparaisse un homme qui leur donne une forme sensible, qui les incarne, qui fixe leur but ; nous savons aussi qu’avant de pouvoir se répandre dans la masse, il y a des tendances qui doivent germer dans une seule tête.

L’auteur est bien forcé de reconnaître que s’il y avait eu, à la place de Napoléon, un Desaix, un Hoche, un Carnot, etc., la vie de la France, entre 1793 et 1815, ne se serait pas déroulée de point en point comme elle l’a fait sous Napoléon. Assurément il n’y a pas de faits pour le prouver, mais en revanche il existe une vérité, qui s’applique aussi bien au monde moral qu’au monde matériel, c’est que, si l’on vient à changer une composante quelconque, la résultante doit forcément changer de grandeur et de direction. Telle est, à notre avis, la loi qui régit le rapport des forces[6] dont se compose la vie des peuples dans toutes ses manifestations.

Cette tendance de Tolstoï à nier le rôle des personnalités dirigeantes est d’autant plus étrange qu’il reconnaît qu’en dehors de la vie individuelle d’une personnalité, il y a encore une vie collective[7], où cette personnalité n’est plus à son tour qu’un atome. Cela étant, pour quelle raison l’auteur feint-il d’ignorer que la ruche aussi possède sa reine et qu’il y a des reines productives[8] et des reines parasites[9], ce qui influe énormément sur la prospérité de la ruche ; enfin que si la reine meurt l’essaim se disperse et cesse d’exister à son tour, en tant qu’essaim, s’il ne retrouve pas une autre reine. Une reine sans l’essaim ne signifie rien ; mais l’essaim aussi sans une reine ne vaut pas grand-chose.

Nous sommes ici en présence de faits tellement positifs qu’il semble que le doute ne puisse y trouver place. L’ancienne direction même de l’histoire a beau être unilatérale, mais elle montre clairement toutefois l’importance considérable des personnalités dirigeantes, importance si énorme qu’elle a longtemps mis dans l’ombre les forces dont ces personnalités étaient les représentants et les mandataires. Tolstoï s’évertue à prouver tout le contraire en se basant sur ce que la dignité humaine lui suggère que chacun de nous vaut, comme homme, tout autant, si ce n’est plus, qu’un Napoléon. Rien n’est mieux fait pour dérouter les idées que de belles phrases vagues comme celle-là. Il faut bien préciser par quoi et comment chacun d’entre nous peut valoir comme homme tout autant si ce n’est plus qu’un Napoléon. Tolstoï considère probablement le prince André comme un homme très fort, très capable et très développé, et pourtant il nous le montre soumis au charme de Bagration pendant l’attaque de Schœngraben, soumis non par devoir, mais par un entraînement intime involontaire, puisqu’il nous parle du grand bonheur qu’il ressent alors. Le don de soumettre ses semblables à son influence peut être donné même à un homme, qui sera fort inférieur au point de vue humain, et cela n’empêchera pas les gens les plus cultivé, les plus honorables et les plus moraux de le suivre. Le même don peut être refusé à l’homme le mieux doué au point de vue humain. Par conséquent tous ces bavardages sur la dignité humaine n’expliquent et ne peuvent démontrer rien dans la question qui nous occupe.

Pour soutenir sa théorie, Tolstoï va jusqu’à faire une superbe découverte : c’est qu’à Borodino Napoléon n’a tiré sur personne et n’a tué personne. Du moment où l’on pose la question de cette manière, on peut dire qu’aucun soldat n’a tué personne non plus ; car ce qui a tué, à proprement parler, ce sont les projectiles et les baïonnettes. Est-ce une raison pour reconnaître à ces engins un libre arbitre et leur attribuer un rôle supérieur à celui des éléments vivants d’une armée ? Mais la perle, c’est quand l’auteur finit par dire que « si Napoléon leur avait défendu maintenant de se battre avec les Russes, ils l’auraient tué lui-même et seraient allés se battre avec les Russes, parce qu’ils ne pouvaient faire autrement ».

Pardon, une question ! Quand l’armée française a-t-elle été dans la plus mauvaise position ? Avant la bataille de Borodino, ou bien à Krasnoé et pendant le passage de la Bérézina ? La réponse n’est pas douteuse, je crois. Pourquoi donc alors Napoléon n’a-t-il pas été tué par ses soldats quand il était devenu clair pour le dernier d’entre eux qu’il les avait conduits en Russie à leur ruine ? Pourquoi dans ces moments terribles, alors qu’il avait déjà sacrifié des centaines de mille hommes pour cette entreprise insensée, pourquoi les débris qui leur avaient survécu, affamés, en haillons, à moitié gelés, n’ont-ils trouvé rien à crier d’autre à celui qui les avait amenés là, un homme comme eux après tout, que des acclamations enthousiastes et fanatiques de « Vive l’Empereur ! » ? Quand on aborde de pareilles questions il est impossible de les traiter par-dessous la jambe, de les résoudre en invoquant je ne sais quelle « fatalité », je ne sais quelle « dignité humaine », ou en partant de ce qu’à Borodino Napoléon n’a tué personne de sa main.

Il vaut bien mieux n’y pas toucher du tout que de raisonner d’une pareille manière, que de troubler et de dérouter les lecteurs assez crédules pour adopter comme article de foi tout ce que veut un auteur qui sait les charmer par des scènes admirablement décrites. Nous n’avons du reste aucunement la pensée de soupçonner la sincérité de Tolstoï. Il est vraisemblablement la première victime du mirage de ses idées ; mais nous tenons seulement à montrer que tout cela est « mirage », et rien que « mirage ».

Tous les raisonnements de l’auteur sur ce thème ont le même caractère d’ « unilatéralité » que ceux qui précèdent. Son emballement va si loin qu’il cite l’ordre de Weirother pour la bataille d’Austerlitz comme un modèle de perfection dans son genre ; il est évident qu’il ne se doute même pas des conditions qu’un ordre doit posséder pour être considéré comme bon ou mauvais. Nous nous permettons de les donner ici, en faisant encore cette fois un emprunt à la théorie de l’art de la guerre. Plus un ordre est simple, plus il met en relief le but que les troupes doivent atteindre, sans entrer dans les détails de l’exécution, et mieux il vaut. Nous proposons à l’auteur de comparer, en partant de ce point de vue, l’ordre de Napoléon avant la bataille de Borodino à celui de Weirother, et nous espérons qu’il comprendra qu’on a le droit de considérer le premier comme parfait, sans être taxé d’admiration servile pour le génie de Napoléon, parce qu’il est réellement parfait.

Tolstoï nous dit qu’il ne vaut rien, parce qu’aucun de ses points n’a été fidèlement exécuté. Étrange reproche dans une affaire, où la réaction de l’ennemi à chaque pas interpose mille obstacles entre le but à atteindre et les exécutants. Si l’on ne perd pas cela de vue, il n’est pas malin de comprendre qu’on ne peut jamais prédire d’avance à coup sûr si le but sera atteint ou non ; en d’autres termes, si l’ordre sera ou non exécuté[10]. L’auteur a l’air de s’imaginer, ma parole ! qu’un ordre modèle doit prévoir et énumérer d’avance toutes les péripéties du combat ; bref, nous nous heurtons ici chez lui à cette conception mécanique de la guerre, qui nous avait choqué chez le prince André, et dont l’auteur ne peut en aucune façon se dégager, bien qu’il comprenne parfaitement les propriétés de la force vivante dont l’emploi exclut, sous peine d’absurdité, tout calcul préconçu, une fois qu’il s’agit des détails.

Bien caractéristique aussi la fin de toute cette tirade où Tolstoï veut expliquer que ce n’est pas Napoléon qui a résolu de livrer la bataille de Borodino, mais qu’il s’est imaginé seulement que c’est lui qui l’avait voulue. « Napoléon, à Borodino, a rempli son rôle de représentant du pouvoir, aussi bien et encore mieux que dans d’autres batailles. Il n’a rien fait de nuisible à la marche de l’action ; il a toujours penché en faveur de l’idée la plus rationnelle ; il ne s’est pas embrouillé, ne s’est pas mis en contradiction avec lui-même[11], ne s’est pas effrayé, ne s’est pas sauvé du champ de bataille ; mais avec son grand tact, sa longue expérience de la guerre, a accompli son rôle, tout de forme et d’apparence, de commandant en chef. »

Inutile, je pense, d’insister sur la contradiction où tombe encore ici Tolstoï, entre le rôle seulement d’apparence qu’il attribue d’abord à Napoléon comme représentant du pouvoir, et le rôle effectif qu’il lui reconnaît ensuite, par là même qu’il nous dit que Napoléon n’a rien fait qui pût nuire à la marche du combat, et a toujours penché en faveur de l’idée la plus rationnelle. Car cette contradiction n’a pu échapper à un lecteur tant soit peu attentif. L’important, c’est de remonter une fois encore à la source de toutes ces contradictions. Du reste, elle est toujours la même : c’est l’habitude de ne représenter qu’une face des phénomènes transportée indûment dans un domaine des opérations de l’esprit qui exige au contraire leur examen sous toutes les faces possibles. Un emprunt au livre de Trochu nous permettra de le démontrer. Prenons la suite de la description du commencement d’un combat que nous avons citée plus haut. Nous nous y sommes arrêté, comme on peut se le rappeler, au moment où les troupes pénètrent dans la zone des feux, et où les chefs ont le devoir de les électriser par leur attitude calme et par une parole dite à propos.

« C’est aussi l’heure de manœuvrer, c’est-à-dire de prendre les formations tactiques que conseillent les dispositions du terrain, les mouvements de l’ennemi et les circonstances. Car les troupes sont encore tout entières à leurs généraux, elles ont les yeux sur eux, elles attendent tout d’eux et elles obéissent silencieusement à leur parole. Encore un instant, et leur voix et toutes les voix du commandement seront dominées par la tempête du combat. »

Puis vient une magnifique description du désordre pendant le combat, qui vaut bien celles de Tolstoï. C’est bien clair, ce me semble ; le combat présente deux moments : le premier, pendant lequel les troupes sont encore tout entières sous l’influence de leurs généraux ; le second, où elles font leur affaire aussi bien qu’elles sont capables de la faire par elles-mêmes.

Rapprochons maintenant les idées de Tolstoï, que nous venons d’examiner, du passage de Trochu, et l’origine des raisonnements du premier sur la nullité de l’influence des généraux dans le combat se révèle d’elle-même : c’est que notre auteur décrit d’habitude le second des moments du combat, et en est tellement empoigné, qu’il en oublie l’existence du premier moment.

Tolstoï est donc arrivé ici tout naturellement à la conclusion, à laquelle sera conduit tout investigateur qui, intentionnellement ou de bonne foi, n’étudiera qu’une face d’un phénomène, au lieu de les envisager toutes. Ainsi, par exemple, si, dans le tir, on ne considère que le moment où la balle est déjà sortie du canon et vole vers la cible, on peut dire que la participation du tireur ici est nulle, qu’il n’a aucune influence sur la direction de la balle, enfin que l’art du tir est une absurdité ; car quelle habileté peut-il y avoir dans une affaire dont la réussite dépend de tant d’éventualités : du vent, de l’humidité ou de la sécheresse de l’atmosphère, de l’éclairage, etc., etc. On peut soutenir que le tireur ne joue qu’en apparence un rôle directeur, puisqu’il ne fait que choisir le but, charger, déterminer la distance, viser et lâcher la détente ; tandis que la balle volera ensuite non pas comme le tireur le désire, mais comme le détermineront des éventualités absolument indépendantes du tireur.

Une fois résolu à pousser jusqu’au bout et à faire triompher une manière de voir aussi « unilatérale », l’auteur était bien obligé, pour tenir sa gageure, de laisser de côté ou de traiter comme chose insignifiante, indigne d’un examen sérieux, tout ce qui venait à l’encontre. Nous en trouvons un exemple dans la fameuse conversation de Rapp et de Napoléon :

« Savez-vous, Rapp, ce que c’est que l’art de la guerre ? demande Napoléon. Eh bien ! c’est l’art d’être plus fort que l’ennemi à un moment donné. Voilà tout ! »

Pour des gens qui ne sont pas très familiers avec la théorie de la guerre, ou qui tiennent à affecter un ton méprisant, dans le but de dissimuler leur ignorance, quel sujet fécond de plaisanteries de mauvais aloi ! Il nous semble voir d’ici quelque gaillard avec des prétentions bien au-dessus de son savoir, et l’entendre s’écrier : « Voilà tout ! C’est le cas de dire que l’on nous en conte des blagues, avec l’histoire militaire, la stratégie, la tactique, l’administration, dont il faut se bourrer. Tout ça, quand la chose est si simple : Être plus fort que l’ennemi à un moment donné, savoir amener à temps ses vivres et ordonner à l’un d’aller à droite, à l’autre d’aller à gauche ! »

Tout principe général est d’une extrême simplicité, et c’est pour cela qu’il a l’air accessible à l’intelligence la plus bornée. Mais dans une affaire pratique, l’essentiel n’est pas de connaître le principe, mais de savoir l’appliquer. On a beau avoir appris le principe, on n’est guère plus avancé qu’un perroquet que l’on aurait dressé à répéter que « l’art de la guerre est celui d’être plus fort que l’ennemi à un moment donné. » Le chêne vient du gland et, par conséquent, le gland contient tout le chêne en principe. Mais qui connaît le gland n’a pourtant encore aucune idée du chêne. On peut savoir par cœur une formule de mathématiques sans se représenter la courbe dont elle est l’expression, sans voir toutes les variétés de forme que peut prendre cette courbe dans toutes les hypothèses possibles.


L’opinion que les généraux ne font rien dans un combat, constitue le motif dominant des raisonnements de l’auteur ; c’est le refrain de la chanson qui revient après chaque couplet. Il n’y a que la forme qui change un peu.

« Napoléon fit des dispositions ; mais les unes avaient été déjà exécutées avant son ordre, les autres étaient inexécutables et ne furent pas mises à exécution.

« Toutes les dispositions concernant l’emplacement et le mode d’emploi des canons, l’entrée en action des tirailleurs de l’infanterie, les charges de cavalerie contre les fantassins russes furent prises par les chefs les plus immédiats dans les troupes des différentes armes sans en référer ni à Ney, ni à Davout, ni à Murat, encore bien moins à Napoléon.

« Koutouzoff ne fit aucune disposition et se contenta d’approuver ou de ne pas approuver celles qu’on lui proposa. »

« Sa longue expérience de la guerre lui avait appris, ses idées de vieillard le portaient à comprendre que la direction de centaines de mille hommes, engagés dans une lutte à mort, est au-dessus des forces d’un homme. Il savait que le sort des batailles ne dépend pas des dispositions du commandant en chef, de la position occupée par les troupes, de la quantité des canons et des gens tués, mais de cette force insaisissable qu’on appelle le moral des troupes, et c’est cette force qui lui servait de guide et qu’il cherchait lui-même à diriger autant que c’était en son pouvoir[12]. »

Ne résulte-t-il pas clairement de ces citations ce que nous avons toujours dit, à savoir que l’auteur, intentionnellement ou à son insu, ne dépeint que la période du combat où les troupes cessent d’être dans la main des chefs les plus élevés et qu’il oublie complètement le premier moment pendant lequel il est absolument dans le pouvoir du chef de faire marcher ou de ne pas faire marcher les troupes à l’attaque, de les diriger sur tel ou tel point, d’en engager plus ou moins. Tolstoï nie la possibilité de la direction des troupes ; mais, malheureusement, il n’explique nulle part ce qu’il entend exactement par ce mot de direction, car cette explication aurait suffi pour montrer du même coup qu’il se faisait une fausse idée de la chose. Essayons donc, en partant des citations précédentes, de nous représenter la façon dont l’auteur comprend cette direction :

1o Le fait que les deux commandants, en chef se bornent à accepter les combinaisons qu’on leur propose et à ordonner les dispositions relatives à leur exécution, ou bien à les rejeter purement et simplement, ne constitue pas à son avis une direction ;

2o Le fait qu’ils dirigent le moral des troupes, n’est pas non plus une direction ;

3o Le fait que les chefs en sous-ordre, une fois qu’ils ont reçu des généraux une mission, accompliront cette mission par eux-mêmes, en se réglant sur les éventualités perpétuellement changeantes du combat, sans attendre d’ordres ultérieurs des Ney, des Davout, des Murat, prouve que ces derniers ne remplissent dans le combat qu’un rôle nul ou presque nul.

Il en résulte qu’au point de vue de l’auteur, on ne saurait admettre que Napoléon et ses aides les plus immédiats aient dirigé le combat qu’à la condition que chacun d’eux eût conduit lui-même les bataillons et les escadrons à l’attaque et présidé en personne aux changements d’emplacement des batteries. Mais si les grands chefs pouvaient faire tout cela, à quoi bon alors avoir des divisionnaires, des brigadiers, des colonels, etc… ? Est-ce que le fait même qu’on a reconnu la nécessité de ces derniers ne prouve pas l’insanité de cette conception. Réciproquement, si les sous-ordres faisaient tout par eux-mêmes, on pourrait se passer des grands chefs ; nouvelle absurdité ! Car, qui ferait converger alors vers un même but les efforts séparés de très nombreuses unités ? On le voit bien, tous les raisonnements de Tolstoï ont leur racine dans l’erreur qu’il commet sur le sens du mot « direction » aux différents échelons de la hiérarchie militaire et pendant les différentes périodes du combat.

En se plaçant au point de vue de Tolstoï, on peut dire aussi qu’un chef d’orchestre n’a qu’un rôle nul, parce qu’il ne joue d’aucun instrument et n’ajoute à l’harmonie générale rien de saisissable ; il ne peut pas empêcher non plus un de ses musiciens de faire une fausse note, ni avaler ses couacs, ni même réparer en quoi que ce soit les bévues une fois qu’elles sont commises. Le chef d’orchestre ! Monsieur ! Mais c’est un homme qui ne fait rien, qui ne sert à rien ! Ce sont les musiciens en jouant leur partie du mieux qu’ils peuvent, ou plutôt leurs instruments en résonnant chacun à leur manière, qui font toute la besogne. — Ah ! Eh bien ! trouvez donc un orchestre qui consente à jouer sans ce parasite qui se trémousse au milieu sans rien faire (d’après la théorie de l’auteur) ! Vous n’avez donc jamais remarqué que quand le chef d’orchestre est mou, l’exécution aussi est languissante ? Qu’au contraire, lorsqu’il est énergique, les musiciens semblent puiser d’on ne sait où des forces nouvelles ? Écoutez les gens compétents, et ils vous expliqueront qu’un chef d’orchestre qui a du talent et de l’originalité est capable de donner à un morceau un cachet tout spécial, ce qui lui donnera, aux yeux des plus connaisseurs, le charme de la nouveauté et de la surprise. Il n’est pas dit même que tout le monde le reconnaîtra. Ainsi, en musique, là où la disposition (c’est-à-dire la partition) n’est pourtant pas, dans la plupart des cas, l’œuvre de celui qui préside à l’exécution, les qualités personnelles de cette individualité dirigeante sont dans l’exécution un facteur très influent. Combien l’importance de ces qualités personnelles ne doit-elle donc pas être plus grande encore dans une affaire où la personnalité dirigeante est aussi celle qui a créé la partition (c’est-à-dire les ordres, la disposition), et où le but poursuivi ne s’atteint qu’au milieu d’un danger continuel et d’éventualités sans nombre ?

Et c’est l’auteur qui a si merveilleusement décrit ces courants insaisissables par lesquels toutes les bonnes et les mauvaises nouvelles se répandent dans une armée, c’est le même auteur qui vient affirmer que le rôle de la personnalité dirigeante est nul, quand il dépend d’elle de tourner même une mauvaise nouvelle à l’avantage de la chose commune…

« Vous avez vu ça ? Vous avez vu ça, vous ? » cria Koutouzoff, les sourcils froncés, en se levant brusquement et marchant sur Wolzogen. « Comment… comment osez-vous ! » cria-t-il encore, d’une voix étranglée par la colère, en gesticulant d’une façon menaçante avec ses mains tremblantes. « Comment osez-vous, mo…ossieu, me dire cela à moi ! Vous ne savez rien, entendez-vous. Allez dire de ma part au général Barklay que ses renseignements sont inexacts et que je connais mieux que lui, moi, maréchal, la marche de la bataille. »

Wolzogen fit mine de vouloir placer un mot, mais Koutouzoff lui coupa la parole.

« L’ennemi est repoussé à gauche et battu à droite. Si vous avez mal vu, Mo…ossieu ! ce n’est pas une raison pour vous permettre de dire ce que vous ne savez pas. Veuillez bien aller trouver le général Barklay et lui communiquer que mon intention est d’attaquer l’ennemi demain », dit Koutouzoff d’un ton sévère. On n’entendait, au milieu du silence général, que la respiration bruyante du vieux commandant en chef, oppressée par le bouillonnement intérieur de son sang.

« Oui, ils sont repoussés partout, ce dont je rends grâce à Dieu et à nos braves troupes. L’ennemi est battu, et demain nous nous mettons à ses talons pour le chasser du sol sacré de la Russie », ajouta Koutouzoff en se signant. Et tout à coup sa figure se plissa pour contenir des larmes prêtes à déborder. Wolzogen eut un mouvement d’épaules, une contraction des lèvres, et, sans dire une parole, se retira de côté, abasourdi über diese Eingenommenheit des alten Herrn[13].

Koutouzoff, sans même lui jeter un regard, ordonna de rédiger l’ordre pour l’attaque du lendemain.

Et par ce fil conducteur mystérieux et indéfinissable, qui maintenait toute l’armée dans un seul et même état d’âme, qu’on appelle le moral des troupes et qui est le nerf capital de la guerre, les paroles de Koutouzoff et son ordre pour la bataille du lendemain furent transmis jusqu’aux extrémités de l’armée en même temps.

Et apprenant que le lendemain on attaquait l’ennemi, entendant confirmer par les hautes sphères de l’armée ce qu’ils désiraient eux-mêmes tous croire, nos gens épuisés et hésitants reprenaient confiance et courage.

Figurons-nous maintenant, à la place de Koutouzoff, un de ces généraux en chef qui se font des tableaux, comme dit Napoléon, c’est-à-dire qui dans une mouche voient un éléphant. Un homme pareil, en recevant le rapport de Wolzogen, aurait été convaincu que tout était perdu, qu’il n’y avait plus qu’à battre en retraite au plus vite. Les aides de camp auraient commencé à voltiger dans toutes les directions avec des physionomies plus ou moins consternées. La retraite précipitée, la bousculade auraient commencé, et si elles n’avaient pas, par bonheur, dégénéré en déroute, en tout cas le résultat de la victoire morale, que nous avions effectivement remportée, eût été perdu. Quand on se représente tout cela, on est bien amené à reconnaître que la personnalité du commandant en chef a pourtant une importance tant soit peu différente de ce que s’imagine l’auteur de Guerre et Paix. Tolstoï, du reste, est à lui-même son meilleur critique : dès qu’il se met à peindre les événements, c’est un véritable renfoncement pour ses élucubrations théoriques.

Nous n’avons omis, j’espère, aucune des théories les plus saillantes tantes de l’auteur. Leur « unilatéralité », comme le lecteur peut s’en apercevoir, et comme nous l’avons répété maintes fois, provient de la même cause que tous les faux raisonnements du monde. Celle-ci tient à ce que l’esprit ne fait pas entrer en ligne de compte toutes les données dont le raisonnement doit se composer dans la question qui est sur le tapis. Il est arrivé ici, à Tolstoï, la même aventure qu’à Platon autrefois avec sa fameuse définition de l’homme, l’animal à deux pattes et sans plumes. Il mériterait aussi qu’on lui lâchât quelque chose comme un coq plumé dans les jambes. En raison des particularités de son talent, il nous semble que Tolstoï devrait avoir comme devise : Je ne juge pas, je raconte. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut procurer à ses lecteurs des jouissances élevées et ajouter à leur instruction, sans risquer de fausser l’esprit de ceux d’entre eux qui ont trop de propension naturelle à subir l’autorité d’un auteur, sans fournir des sophismes à ceux qui en ont besoin pour justifier leur ignorance. Tolstoï, probablement, ne s’est jamais imaginé que son livre pouvait servir à un pareil emploi. Et c’est pourtant le cas ! Du reste, il admet lui-même que l’homme, dans toute affaire qu’il a entreprise, n’est pas maître des conséquences et ne peut même pas les prévoir toutes. Son ouvrage de Guerre et Paix en est précisément un exemple bien frappant. Je vous prie de croire qu’ici je n’invente rien et que je me borne à rapporter des faits. Eh bien ! je suis tombé sur des gens qui n’avaient retenu du livre qu’une seule chose : c’est que l’art de la guerre n’existe pas, c’est qu’en somme il n’est pas bien malin d’amener à temps des approvisionnements, et de faire aller une partie de son monde à droite et l’autre partie à gauche, bref qu’on peut être un commandant en chef sans rien savoir, sans avoir rien appris.

La différence essentielle entre une représentation artistique et une déduction théorique consiste précisément en ce que la première peut reproduire un fait quelconque sans risquer de donner lieu à des conclusions absurdes et variant suivant la bêtise de chacun ; tandis qu’une déduction théorique, si l’on n’y prend bien garde, tombe facilement dans « l’unilatéralité » et égare les esprits incapables de se rendre compte que la question a été envisagée seulement sous une de ses faces, ou prédisposés d’avance en faveur de cette solution.

Tant que vous dépeignez des commandants en chef qui ne font rien, des états-majors dont toute la mission ne semble consister qu’à mettre au jour des idées ineptes et à intriguer, des chefs de régiment superbes en temps de paix, mais complètement effacés sur le champ de bataille ; tant que vous nous représentez même des types comme Télianine, vous êtes dans le vrai. Car il peut y avoir des états-majors ineptes, des commandants en chef qui ne jouent aucun rôle, etc. Mais du moment où vous voulez tirer une conclusion générale de ces faits particuliers, cette conclusion est et ne peut être que fausse, attendu que, si ce que vous dépeignez est possible, le contraire est tout aussi possible. Il est impossible de tout dépeindre à la fois, et, par conséquent, vous avez bien le droit de faire votre choix et de dépeindre ce que vous voulez. Mais vous n’avez pas le droit d’établir des conclusions sur les faits partiels que vous avez choisis.

Pour terminer, nous ne pouvons pas nous empêcher de signaler le développement magnifique de cette pensée, que c’est plutôt nous que les Français qui avons été victorieux à Borodino :

« Napoléon n’était pas le seul à éprouver ce sentiment, cette impression de mauvais rêve que le terrible marteau s’était brisé sur l’enclume. Tous les généraux, tous les soldats de l’armée française, même ceux qui n’avaient point pris part à la bataille, habitués par l’expérience des batailles auxquelles ils avaient assisté à voir l’ennemi céder après des efforts dix fois moindres, éprouvaient un égal sentiment de stupeur devant cet adversaire qui, réduit de moitié, continuait à tenir tête dans une attitude aussi menaçante qu’au début de la lutte. La force morale de l’armée française, de l’assaillant, était épuisée. Les Russes, à Borodino, avaient remporté non pas cette victoire matérielle qui se constate par la prise de lambeaux d’étoffe accrochés à des bâtons qu’on nomme drapeaux et par l’étendue de terrain gagnée sur l’adversaire, mais cette victoire morale qui impose à l’ennemi la conviction de la supériorité morale de son adversaire et de sa propre impuissance. »

À l’exception de la phrase étrange sur « les lambeaux d’étoffe accrochés à des bâtons qu’on nomme drapeaux », absolument déplacée du reste dans la bouche de Tolstoï, tout ce passage est d’une vérité profonde. Et à l’appui de cette assertion, nous nous permettons de citer un fait peu connu et qui, je crois, n’est rapporté nulle part, mais qui s’est conservé par tradition dans la mémoire des Français. Le lendemain de la bataille, dans la matinée, les généraux les plus importants se réuniront comme d’habitude devant te tente de Napoléon, et, en attendant sa sortie, leur entretien route sur les événements de la veille. Ney s’emporta plus que tous les autres à dire que Napoléon n’avait pas été à sa hauteur ordinaire, et que ce n’était pas seulement son rhume qui en était cause[14], mais qu’il s’était enfoncé trop loin en Russie, et qu’en cas d’insuccès le risque à courir était trop grand. Ney alla jusqu’à s’écrier : « S’il a désappris son métier, qu’il aille se faire f aux Tuileries ; nous ferons mieux sans lui ». La phrase fut entendue de Napoléon lui-même, qui envoya un aide de camp « au brave des braves » pour l’inviter à modérer ses expressions. Cet épisode ne prouve-t-il pas clairement que les chefs de l’armée française eux-mêmes considéraient la victoire comme nous appartenant ?

Nous avons traité la phrase sur les drapeaux d’« étrange et de déplacée ». Elle l’est tout à fait dans la bouche de Tolstoï, et voici pourquoi : c’est qu’il est impossible que Tolstoï ignore cette propriété bien connue de la nature humaine, que l’importance de tout objet matériel pour l’homme ne dépend pas de sa valeur réelle, mais de l’idée que l’homme y rattache. Par conséquent, l’objet le plus insignifiant en lui-même peut devenir pour l’homme une chose sainte, dont la conservation se confond pour lui avec celle de son honneur, et qui lui devient infiniment plus chère que sa propre vie. Mais allons plus loin ; descendons jusqu’aux objets auxquels l’homme ne rattache à proprement parler aucune idée particulière et qu’il jette lorsqu’ils sont devenus hors d’usage. Quel sentiment éprouverez-vous, par exemple, si un inconnu prend votre bout de cigarette placé à côté de vous et le jette par terre ? Ne serez-vous pas offensé de l’acte de cet inconnu ? Et pourtant ce qu’il a fait est au fond bien innocent ; il a jeté par terre une chose qui vaut un centime peut être. Cela ne prouve-t-il pas que l’objet le plus insignifiant, du moment où il se rapporte à l’homme, devient pour ainsi dire une partie de lui-même et prend à ses yeux une valeur telle que toute façon un peu cavalière de traiter cet objet est considérée par lui comme un attentat contre sa dignité personnelle[15].

Si c’est vrai pour les individus, c’est encore bien plus vrai pour ces grandes individualités composées qu’on nomme des bataillons, des régiments. Pour suppléer à l’unité extérieure qui leur fait défaut, elles ont besoin de symboles, de signes matériels, dont les individus simples peuvent se passer. Ces signes matériels sont le témoignage palpable de l’unité morale des hommes qui composent une troupe donnée. Le drapeau n’est pas autre chose que ce symbole. Dans une troupe digne de ce nom, chacun doit être prêt à périr pour sauver la vie de la troupe. C’est cette vie, cette âme et le drapeau, son emblème sensible, matériel, qui seuls constituent l’élément immuable, éternel, autant que ce qui est créé par l’homme peut l’être. Une troupe qui a conservé son drapeau dans la bataille a aussi conservé son honneur intact, malgré toutes les crises qu’elle a traversées, toutes les pertes qu’elle a subies. Au contraire, une troupe qui a perdu son drapeau est dans la situation d’un homme déshonoré et qui n’a pas racheté son honneur. Ces considérations suffisent, je suppose, pour que chacun convienne qu’un lambeau d’étoffe qui réunit autour de ses plis des milliers d’hommes, et dont la conservation a coûté des centaines, des milliers de vies peut-être, bref tout le sang versé par ceux qui ont appartenu au régiment pendant son existence souvent plus que séculaire, que ce glorieux chiffon, dis-je, soit une chose sacro-sainte, une relique, et non pas seulement une relique conventionnelle pour les militaires, mais une relique dans le sens direct et général de ce mot. Voilà pourquoi tout le monde s’accorde à considérer le drapeau comme celui de tous les trophées qui témoigne le plus hautement de la victoire morale remportée sur l’adversaire. Tolstoï aurait bien fait de se rappeler qu’à Borodino, précisément, les Français ne réussirent pas à nous enlever un seul de ces carrés d’étoffe accrochés à des bâtons. Il aurait bien fait de ne pas oublier non plus qu’au bout de ces bâtons est fixé un symbole d’union d’un ordre encore plus élevé[16]. un symbole qui, il le sait bien, est loin de n’avoir qu’une importance de forme pour les Russes, Il aurait bien fait de se souvenir enfin que sur ces lambeaux d’étoffe sont peintes des images saintes[17], ce qui donne à nos drapeaux le caractère réel d’une relique à la fois guerrière et religieuse, comme autrefois chez le peuple romain, celui de tous les peuples qui a le mieux compris le sens de ces emblèmes.

Mais l’auteur de Guerre et Paix sait tout cela aussi bien, sinon mieux que nous, et, s’il a laissé passer cette phrase, absolument incompatible avec cette vérité qu’il a lui-même proclamée — que la victoire est avant tout un fait moral et non un fait matériel, — nous ne l’attribuons qu’à un défaut d’attention, et nous sommes convaincus qu’il la fera disparaître dans la prochaine édition de ses œuvres[18]. Nous en sommes convaincu parce qu’elle est logiquement en contradiction avec l’importance qu’il reconnaît lui-même au moral des troupes dans le succès sur le champ de bataille, et parce qu’elle a douloureusement affecté ceux de ses lecteurs qui sont militaires non pas seulement par leur uniforme.

  1. Est-il possible que Tolstoï admette qu’un homme qui possède de l’intelligence et du savoir soit obligé à chaque instant de chercher à en faire parade ? Cela rentre dans le caractère des individualités vaniteuses et frivoles dans le genre du prince André, mais nullement dans celui des gens de l’espèce de Koutousoff pour lesquels il y a des choses plus importantes que de penser constamment à charmer ses concitoyens et ses concitoyennes par l’étalage des qualités brillantes de sa personne.
  2. « La première qualité d’un général en chef est d’avoir une tête froide, qui reçoive des impressions justes des objets, qui ne s’échauffe jamais, ne se laisse pas éblouir, enivrer par les bonnes ou mauvaises nouvelles ; que les sensations successives ou simultanées qu’il reçoit dans le cours d’une journée s’y classent et n’occupent que la place juste qu’elles méritent d’occuper ; car le bon sens, la raison sont le résultat de la comparaison de plusieurs sensations prises en égale considération. Il est des hommes qui, par leur constitution physique et morale, se font de toute chose un tableau : quelque savoir, quelque esprit, quelque courage et quelques bonnes qualités qu’ils nient d’ailleurs, la nature ne les a point appelés au commandement des armées ni à la direction des grandes opérations de guerre, » (Napoléon, Précis des guerres de Frédéric II.)
  3. Encore à en juger par le plan, car dans le texte il est dit que la rive droite domine la rive gauche dans toute son étendue.
  4. Date russe.
  5. Remarquons en passant qu’ici comme ailleurs, l’auteur a cru nécessaire de préparer le lecteur à ses raisonnements par la scène de la toilette de Napoléon qui se fait frotter d’eau de Cologne et auquel on présente le portrait du roi de Rome : tout cela n’est manifestement qu’une tentative détournée pour amoindrir la figure colossale du soldat de génie et pour prédisposer le lecteur à gober les raisonnements qui vont suivre.
  6. C’est-à-dire la masse d’un côté, le directeur de la masse de l’autre.
  7. Celle de la ruche, comme l’auteur la nomme.
  8. Napoléon, Souvoroff, Koutouzoff, Bagration, etc.
  9. Mack, Villeroy, prince de Lorraine, etc.
  10. C’est vrai non seulement pour les troupes, mais même pour une chose morte, comme un projectile ; si habile que soit le tireur, peut-il jamais garantir d’avance que sa balle frappera le point qu’il vise ? Et pourtant cette balle ne rencontre pas en route, il s’en faut de beaucoup, les obstacles qui surgissent entre l’homme et son but dans un combat.
  11. Tolstoï doit pourtant savoir combien il est difficile de ne pas se contredire, même quand on ne fait qu’écrire, à plus forte raison quand on agit…
  12. Ainsi il ressort du commencement de la phrase qu’il est impossible à un homme de diriger des centaines de mille hommes dans une bataille, et de la fin de la phrase, qu’il le peut tout de même ; car diriger des hommes, ou diriger le moral de ces hommes, c’est tout un.
  13. « De l’entêtement du vieux sire. »
  14. Quoiqu’un rhume, et Tolstoï lui-même n’est peut-être pas sans le savoir, puisse gêner très sensiblement le travail de l’esprit et de la volonté.
  15. Il n’est question ici, bien entendu, que de l’homme moyen, et non de l’homme supérieur habitué à contrôler et à réprimer ses instincts naturels et ses impressions premières.
  16. La croix. À une autre époque, l’aigle impériale.
  17. Cette coutume, abandonnée par Pierre le Grand, a été reprise sous Alexandre III.
  18. Il l’a maintenue. 1895.