Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire/2

Traduction par Commandant Moulin, attaché militaire à l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg.
L. Baudoin (p. 29-44).
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II.


L’auteur de Guerre et Paix ne se contente pas de représenter des scènes de guerre et des types militaires ; il se livre, en outre, à des discussions théoriques sur certaines questions, dans le genre de celles-ci, par exemple :

L’art de la guerre admet-il une théorie quelconque ?

Quel est le rôle du commandant en chef de l’armée ?

À quelles causes peut-on attribuer un événement historique colossal comme celui de 1812 ?

Si, dans l’examen des opinions émises par l’auteur sur ces différentes questions, il nous arrive parfois de nous répéter, cela tient à ce qu’une seule et même idée se trouve souvent reproduite plusieurs fois dans l’ouvrage, bien que sous une forme différente.

Il est nécessaire d’abord de bien distinguer la manière de voir de l’auteur de celle du prince André, quoiqu’elles aient l’une et l’autre beaucoup de commun. Le prince André, en effet, tant par suite de ses facultés individuelles qu’en raison de l’époque à laquelle il vivait, ne pouvait avoir sur bien des points les vues que l’auteur cherche à nous imposer. Celui-ci, du reste, est un artiste, tandis que le rêve de celui-là était d’être un homme d’action. Si donc l’un et l’autre ont le défaut de n’envisager les choses que sous une face, très différentes sont les causes de ce défaut, et c’est un point dont il est indispensable de tenir compte dans notre examen. Ce qui, chez le prince André, est la conséquence des vicissitudes et des désenchantements de la vie, n’est pas autre chose, chez Tolstoï, qu’un emballement fatal pour tout artiste, dès qu’il sort de la sphère de procréation qui est l’apanage de son talent.

Le prince André est un de ces caractères comme on en rencontre souvent, qui, par un étrange caprice de la nature, offrent un mélange de prétentions excessives jointes à des facultés insuffisantes pour les satisfaire. Tolstoï a reproduit ce type avec une fidélité qui est un chef-d’œuvre artistique. Sans pouvoir se défendre d’une certaine sympathie pour le prince André, il excelle cependant à mettre en relief la légèreté avec laquelle celui-ci résout, par-dessous la jambe, les questions parfois les plus complexes ; bien doué naturellement, mais pratiquement pas bon à grand-chose, capable de tout et propre à rien, comme disent les Français. Certainement l’auteur n’a pas flatté son héros et a traité le personnage en véritable artiste, poussant sans pitié jusqu’au bout, jusqu’à leurs dernières conséquences, les données de caractère dont il l’avait composé.

Rappelez-vous l’entrée en scène du prince André : son attitude dans le monde, les paupières plissées, répondant à peine, traitant tout et tout le monde du haut de sa grandeur ; bref un homme qui se donne un mal infini non pas pour être, mais pour paraître, un homme tout à la pose, qui joue un rôle et qui a la prétention d’être fort tout en n’étant d’aucune force. Le fait d’avoir remarqué la frivolité du milieu auquel il appartient constitue déjà aux yeux du prince André un mérite tout particulier, et voilà pourquoi il se pavane dans son mépris et en fait étalage avec affectation.

Arrive la guerre de 1805. Le prince André n’a aucun scrupule de profiter des privilèges attachés à ce milieu qu’il se donne les airs de tant dédaigner et se fait nommer aide de camp de Koutouzoff. Sa marotte est de rencontrer sur le champ de bataille son « Toulon », c’est-à-dire de jouer les Bonaparte. Mais, en attendant son Toulon, le prince André, à peine devenu aide de camp, s’assimile avec une facilité et une vitesse surprenantes les mœurs de l’antichambre des commandants en chef et pratique « la subordination qui n’est pas écrite dans le règlement » avec toute la virtuosité d’un Jerkoff.

En même temps, en homme convaincu de la haute supériorité de ses dons naturels, il considère comme tout à fait inutile pour lui ce long et pénible apprentissage qui seul permet de devenir un maître. Il n’a jamais vu la guerre de près et pourtant il y arrive avec des opinions arrêtées et toutes faites.

Bref il s’imagine, parce qu’il a lu, ou plutôt feuilleté sans comprendre grand-chose, une demi-douzaine d’élucubrations de Phull et congénères, que la guerre lui est devenue de tous points familière, et qu’en arrivant à la pratique il ne lui reste plus qu’à instruire les autres, mais qu’il n’a plus lui-même rien à apprendre.

Par un heureux concours de circonstances, il lui échoit une position enviable, comme poste d’observation, pour suivre pas à pas des élèves de l’école de Souvoroff tels que Koutouzoff et Bagration. Pouvait-il tomber mieux ? Va, regarde bien, mon garçon, réfléchis et opère dans tes idées théoriques les rectifications que te fournit le Livre suprême, celui de la Vie. Eh bien, non ! Doctrinaire incorrigible, le prince André ne peut admettre qu’il puisse se tromper. C’est la Vie qui ment.

Vous le voyez stupéfait du « non-agir » de Bagration, puis sur le point d’exposer son plan pour la bataille d’Austerlitz devant le conseil de guerre, auquel il assiste irrégulièrement par suite de ses rapports personnels avec Koutouzoff. Cependant les événements vont leur cours, démontrant toute l’inconsistance des opinions sur la guerre et des prétentions du prince André.

Rien de surprenant après cela, une fois convaincu par une amère expérience que ce n’est pas si facile de devenir d’un bond un Napoléon, qu’il commence à prêcher que Napoléon, c’est de la blague, et que l’affaire où ce dernier manifeste tant de génie, n’est aussi que de la blague.

C’était fatal : au point où le prince André était imbu de ses talents et de son infaillibilité, la constatation de l’inconsistance de sa théorie devait inévitablement l’amener à conclure que la guerre n’admet pas de théorie du tout. Chercher, tomber vingt fois et se relever vingt fois, en passant par toute la filière douloureuse des doutes et des désenchantements ; voilà qui n’était pas dans la nature du prince André, Sa conviction, Dieu sait pourquoi, c’est qu’il devait tout atteindre facilement, même la vérité. Ne disait-il pas de lui-même, bien qu’à propos d’autre chose, qu’il était incapable de pardonner. Comment aurait-il pu alors se réconcilier avec l’art de la guerre, après une aussi cruelle leçon ?

En somme on ne peut s’empêcher de le plaindre. Il est honnête dans une certaine mesure ; il a même, si vous voulez, des capacités et du caractère, mais au point de vue pratique c’est une nullité.

Il cherche partout sa vocation, mais ne la trouve nulle part ; nulle part il ne peut prendre racine. Bref, c’est un petit grand homme, capable de tout et propre à rien.

Il est vrai que son activité à Bukarest a été un reproche vivant pour Koutouzoff, et qu’il a introduit beaucoup d’innovations pratiques dans ses biens à la campagne ; du moins c’est l’auteur qui nous le raconte, mais aucune scène ne nous représente son héros dans ces deux circonstances. Et c’est là, suivant nous, l’indice d’un grand tact artistique de la part de l’auteur. Des scènes, où le prince André se serait montré homme d’action pratique et utile, auraient juré avec le portrait d’ensemble de son caractère ; l’auteur s’en est bien gardé.

Nous osons espérer que, dans cette caractéristique du prince André, nous ne lui avons rien ajouté de notre cru ; les faits sont empruntés à la création même de Tolstoï. Nous n’avons fait, pour notre part, que mettre en lumière certains côtés que l’auteur avait laissés dans l’ombre, par un sentiment de sympathie bien naturel pour son héros.

Après tout ce qui précède il est facile de comprendre pourquoi le prince André, après avoir échoué dans son affaire, persiste dans sa manière préconçue et inconsciente, c’est-à-dire parfaitement sincère, de ne la voir que sous une seule face. Il lui fallait : ou bien reconnaître la possibilité de l’art à la guerre, et par suite sa complète incompétence dans cet art, ou bien conserver sa foi dans ses hautes capacités, et alors nier la possibilité de l’art de la guerre et du génie guerrier. C’est cette seconde alternative qu’il devait indubitablement choisir.

C’est ce que continuent deux passages de la IVe partie de Guerre et Paix, où le prince André expose ses idées sur la guerre. Le premier se rapporte aux réflexions du prince André à propos du conseil de guerre, qui décide de l’abandon du camp de Driasa ; le second, c’est sa conversation avec le comte Pierre sur le champ de bataille de Borodino.

« Les débats durèrent longtemps, et plus ils se prolongeaient, plus s’échauffaient les discussions, qui en arrivaient aux cris et aux personnalités, et moins il devenait possible de tirer une conclusion générale quelconque de tout ce qui s’était dit. En écoutant le ramage de toutes ces langues en mouvement, toutes ces propositions, ces plans, ces réfutations et ces cris, le prince André ne fut étonné que d’une chose, c’est de ce qu’ils disaient tous. Du temps de son activité guerrière, il lui était venu souvent et depuis longtemps à l’idée qu’il n’y a et ne peut y avoir de science de la guerre et par conséquent (?) qu’il ne peut y avoir de génie de la guerre. Maintenant ces pensées prirent pour lui toute l’évidence de la vérité, d’un axiome. Quelle théorie, quelle science peut-il y avoir là où les conditions et les circonstances sont inconnues et ne peuvent être déterminées, là où la force des exécutants ne supporte encore bien moins aucune détermination ? Nul ne peut savoir et ne peut apprendre quelle sera la situation de notre armée et celle de l’armée ennemie dans un jour, et nul ne peut connaître la force réelle de tel ou tel détachement. Parfois, quand il n’y a pas de lâche en avant pour crier : « Nous sommes coupés » et se sauver, quand, au contraire, il y a en tête un homme gaillard et hardi qui crie : « Hourra ! », une troupe de 5,000 hommes en vaut 30,000, comme à Schœngraben. Mais parfois aussi 50,000 hommes fuient devant 8,000, comme à Austerlitz. Quelle science peut-il donc y avoir dans une affaire où, comme dans toute affaire pratique, rien ne peut être déterminé et où tout dépend de conditions innombrables, dont l’importance ne se détermine qu’à un moment donné, mais dont personne n’est en état de fixer la date. Armfeldt dit que notre armée est coupée, tandis que Paulucci soutient que nous avons mis l’armée française entre deux feux. Michaud affirme que le camp de Drissa est défectueux parce qu’il est en avant du fleuve, et Phull prétend au contraire, que c’est ce qui fait sa force. Toll propose un plan, Armfeldt en présente un autre, etc. Et tous ces plans sont bons, tous sont mauvais. C’est seulement au moment où s’accomplira l’événement que les avantages ou les inconvénients de chacun d’eux se manifesteront.

Pourquoi aussi tous ces gens-là parlent-ils de génie de la guerre. Est-ce qu’un homme est un génie parce qu’il prescrit à temps d’amener du biscuit et ordonne à propos à celui-ci d’aller à droite, à celui-là d’aller à gauche ? À moins que ce ne soit parce que les hommes de guerre sont entourés d’éclat et de l’auréole du pouvoir, et que la masse des flatteurs et des drôles est toujours prête à encenser le pouvoir et à lui attribuer des qualités géniales auxquelles il n’a aucun droit[1]. Au contraire, les meilleurs généraux que j’ai connus sont des bêtas[2] ou des écervelés. Le meilleur de tous c’est encore Bagration ; Napoléon lui-même l’a reconnu. Quant à Bonaparte en personne, qu’est-il, après tout ! Je me rappelle encore son expression satisfaite de lui-même et bornée sur le champ de bataille d’Austerlitz. Non ! un bon commandant en chef n’a besoin ni de génie, ni même de qualités quelconques sortant de l’ordinaire. Au contraire, il est nécessaire que les qualités les plus élevées et les meilleures de l’homme — l’amour (!), la poésie, la pitié (!), le doute philosophique, l’esprit d’examen, — n’existent pas chez lui. Il doit être borné, fermement convaincu que ce qu’il fait est très important[3], sinon la patience lui manquerait, et c’est seulement à ces conditions qu’il peut être un vaillant capitaine. Dieu préserve que ce soit un homme capable de s’attacher à qui que ce soit, accessible à la compassion et qui puisse penser à ce qui est juste ou non. C’est une histoire ancienne que cette théorie des génies, qu’on a fabriquée pour eux tout exprès, parce qu’ils sont le pouvoir. Ce n’est pas d’eux que dépend le mérite du succès à la guerre, mais de l’homme dans le rang qui crie « Hourra ! » ou bien « Fichus ! »

Certainement il n’y a que dans le rang que l’on puisse servir avec l’assurance d’être utile.

Toute cette tirade, il est facile de le voir, n’a guère de rapport avec le conseil de guerre de Drissa ; elle est tout bonnement le produit de la tournure d’esprit maladive et bilieuse qui s’est emparée du prince André, après sa tentative manquée de jouer les Napoléon, et qui ne l’a pas quitté depuis. En réalité, si le désordre et la confusion de ce conseil avaient pu conduire un homme impartial à une conclusion quelconque, c’eût été celle que le prince Eugène de Savoie avait déjà exprimée de son temps à ce sujet : « Un général ayant envie de ne rien entreprendre n’a qu’à tenir conseil de guerre. » C’est pourquoi les hommes de guerre, qui comprennent leur affaire, convoquent des conseils de guerre, non pas pour leur demander une résolution, mais au contraire pour inculquer à leurs subordonnés la résolution qui les anime. Tel fut le conseil de guerre tenu par Koutousoff à Vily, celui de Napoléon après l’échec d’Aspern, celui de Frédéric II avant Leuthen. Tout le monde sait que, dans un conseil, il y a autant d’esprits différents qu’il y a de têtes. Il n’y a donc pas à attendre d’une assemblée pareille la moindre unité d’idée ni de but. Cette unité ne peut être l’apanage que d’une tête unique. Nais une fois l’idée unique donnée, le conseil, pour sa part, peut élaborer les détails de sa réalisation et répandre cette idée maîtresse dans tout l’organisme militaire. Le rôle attribué au conseil de guerre de Drissa était un rôle qui ne peut jamais convenir à un conseil. Il eût été composé, non plus d’Armfeldts, de Phulls, etc… mais de Napoléons, qu’on n’en aurait jamais pu rien tirer que des discussions vides et stériles et des contestations sans profit.

L’art de la guerre n’est pour rien dans cette affaire. Le prince André se figure que le pataugis de ce conseil est une nouvelle preuve qu’il lie peut y avoir ni science, ni théorie de la guerre, ni enfin de génie de la guerre[4]. Mais n’est-il pas évident qu’il ne s’agit pour lui ni du conseil de guerre, ni même d’une phase de guerre quelconque, si ce n’est de se répéter une fois de plus qu’il n’y a ni art ni génie de la guerre ? C est ce que confirme pleinement la suite de son monologue. Pour se persuader que la fâcheuse théorie de l’art de la guerre ne saurait exister, le prince André va jusqu’à s’appuyer entre autres sur ce que chacun des assistants apporte son plan particulier, alors qu’il ne s’agit que d’une seule et même affaire. Eh quoi ! cette vérité simple et tangible, que dans toute affaire pratique il y a des millions de chemins qui conduisent au but, était-elle donc inaccessible à son esprit ? Pouvait-il être assez aveugle pour ne pas comprendre que l’important ici c’est d’atteindre le but, et non de l’atteindre spécialement par tel ou tel moyen ? Est-ce que, même en mathématiques, une équation à plusieurs inconnues n’a pas un nombre infini de solutions ? Est-ce que les mathématiques donnent des règles pour mettre un problème en équation ? Et s’ensuit-il donc que la théorie des mathématiques n’a pas de valeur positive ?

Confondant les idées de science et de théorie, le prince André s’évertue à démontrer qu’il n’y a ni science ni théorie de la guerre, et, par suite (!), qu’il ne peut y avoir de génie de la guerre. Encore une conclusion qui ne prouve qu’une seule chose, c’est que le prince André était incapable de suivre un raisonnement et de ne pas faire des sauts de logique. D’abord « science » et « théorie » sont deux choses toutes différentes[5], car tout art peut et doit avoir nécessairement sa théorie, mais il serait absurde de vouloir en faire une science. En second lieu, plus une affaire est difficile, plus il est rare qu’il puisse se rencontrer des gens qui y soient passés maîtres, et plus aussi ces gens rentrent dans la catégorie de ces individualités exceptionnelles qu’on nomme des génies.

Examinons ces deux propositions.

Il ne viendra aujourd’hui à l’idée à personne de prétendre qu’il puisse y avoir une science de la guerre. Ce serait une absurdité du même genre qu’une science de la poésie, de la peinture et de la musique. Mais il ne s’ensuit nullement qu’il n’y ait pas une théorie de l’art de la guerre, tout comme il en existe une pour les arts libéraux et pacifiques. Ce n’est point cette théorie qui fait les Raphaël, les Beethoven, les Gœthe ; mais elle met à leur disposition une technique sans laquelle il leur serait impossible de s’élever aux cimes qu’ils atteignent, La théorie de l’art de la guerre n’a pas la prétention de former des Napoléon, ni même des Timokhine ; mais elle procure la connaissance des propriétés des troupes et du terrain ; elle signale les modèles, les chefs-d’œuvre réalisés dans le domaine de la guerre et, par conséquent, elle aplanit les voies de ceux que la nature a doués de capacités militaires.

Assurément, la théorie doit reconnaître en toute sincérité son impuissance vis-à-vis du troisième et du plus terrible facteur à la guerre, — celui du hasard ; elle doit avouer honnêtement aussi son incapacité à fournir des recettes infaillibles pour l’exercice du commandement sur nos semblables. Donc, si elle a une importance qui n’est pas à dédaigner, elle ne permet pas en même temps à l’homme d’avoir la tranquillité de penser qu’il sait toute l’affaire, tandis qu’il n’en connaît qu’une partie[6]. Des recettes pour créer des chefs-d’œuvre comme Austerlitz, Friedland, Wagram, pour mener des campagnes comme celle de 1799 en Suisse, livrer des batailles comme Königgrätz, — voilà ce que la théorie de la guerre est incapable de donner. Mais elle présente ces modèles comme types d’étude, aux méditations des hommes de guerre, de même que le peintre, le musicien, le poète étudient chacun dans leur spécialité les chefs-d’œuvre de leur art, et cela non pas pour les imiter servilement, mais pour se pénétrer de leur esprit, pour s’en inspirer.

On objectera peut-être que cette manière de voir est toute moderne et, par suite, qu’elle était inaccessible au prince André. Pas du tout ! Cette manière de voir a constitué à toutes les époques l’apanage de tous les hommes qui ne se sont pas bornés à faire la guerre, mais qui l’ont aussi méditée.

Si la théorie s’est fourvoyée, c’est précisément parce que très peu de théoriciens avaient vu la guerre. Mais le prince André l’avait faite, lui, et, s’il était arrivé à des conclusions aussi étranges, cela ne pouvait provenir que d’une chose : c’est qu’il était trop superficiel pour juger sainement de la guerre. Pour en tirer des conclusions justes, il n’avait besoin, pour sa part, ni d’être d’une force extraordinaire sur la théorie, ni de posséder une grande originalité d’esprit, mais tout simplement de connaître ce qu’avaient écrit sur la guerre des hommes comme le maréchal de Saxe, Lloyd, Frédéric le Grand. Il est vrai que le prince André, en sa qualité de dilettante, ne devait guère aimer à fourrer son nez dans les vieux bouquins, et préférait puiser sa sagesse dans les productions à la mode de son époque.

À mesure que le prince André continue à développer ses réflexions sur le thème qui constitue, pour ainsi dire, un point malade de sa nature, son irritation va croissant. Et, une fois qu’il arrive à la question personnelle, celle de savoir s’il peut y avoir ou non un génie de la guerre, — il en vient tout simplement aux gros mots : le génie de la guerre n’est qu’une invention des courtisans du pouvoir ! Nouvelle preuve qu’il ne s’agit pour lui que de soulager son irritation personnelle et pas du tout d’arriver à une conclusion juste. Il ne lui vient même pas à l’idée qu’il y a eu des milliers de commandants en chef et qu’on ne reconnaît de génie qu’à huit ou neuf d’entre eux. Le prince André donne un exemple insigne du degré d’aberration auquel l’esprit peut atteindre dans un pareil état d’âme : les conditions d’énormes difficultés et de frottements au milieu desquelles s’effectue toute entreprise de guerre, et qu’un homme supérieur est seul en état de démêler et de surmonter, semblent au contraire au prince André un argument à l’appui de l’impossibilité d’un génie de la guerre. « Est-ce qu’un homme est un génie, s’écrie-t-il, parce qu’il prescrit à temps d’amener du biscuit, et ordonne à propos à celui-ci d’aller à droite, à celui-là d’aller à gauche ? » Et comment le nommer autrement qu’un génie, demandons-nous, quand, dans toute l’histoire de l’humanité, on ne peut trouver que huit ou neuf hommes qui aient été capables de faire parfaitement cette chose que le prince André trouve si simple ; qui, ayant à manier cette force dont 5,000 unités valent aujourd’hui 20,000, et ne vaudront peut-être pas demain 200, savent s’arranger pour que leurs 5,000 unités valent, sinon toujours, du moins le plus souvent, 20,000 unités de l’ennemi ?

La difficulté n’est pas de prescrire qu’on amène du biscuit, mais de prévoir où il faut l’amener ; ni d’ordonner que celui-ci aille à droite, celui-là à gauche, mais de deviner pourquoi ces mouvements deviennent nécessaires et non d’autres. Et dans quelles conditions le deviner ? Sous l’influence « d’une quantité innombrable de variables et d’inconnues, dont le rôle, l’importance, la valeur et le sens ne se déterminent qu’à un moment qui arrivera nul ne sait quand. » C’est ce que reconnaît le prince André lui-même. Tout se fait à tâtons, en partant d’hypothèses tirées des données souvent les plus vagues et les plus contradictoires. Il faut donc un don de pénétration tout spécial pour ne pas tomber dans les erreurs les plus humiliantes. Il faut enfin, et par-dessus tout, posséder assez de volonté pour prendre rapidement, dans des conditions pareilles, une résolution irrévocable dont dépendent des milliers d’existences, souvent le sort du pays, en tout cas l’avenir et l’honneur de celui qui la prend. Et cela, dans un moment où chacun vient le troubler avec ses prétentions, ses réclamations, ses rapports, ses nouvelles agréables, tout cela pour lui prouver que, d’après de nouveaux renseignements, ce sur quoi il a basé ses dispositions ne tient pas debout.

Voilà ce qu’il suffit de faire entrer en ligne de compte pour voir sans peine que pour nager, je ne dis pas bien, mais seulement pour ne pas se noyer, dans cette mer de confusions, d’erreurs, d’agitations, d’intrigues, de contradictions, il faut être un homme bien au-dessus de l’ordinaire.

Le prince André a comme le pressentiment qu’en commençant par ce bout-là il sera conduit fatalement à démontrer le contraire peut-être de ce qu’il veut prouver. Voilà pourquoi il fait un crochet et se met à faire l’examen des qualités personnelles des meilleurs généraux qu’il ait connus. Il en sort que ce sont des bêtas ou des écervelés.

Le truc auquel le prince André a recours pour s’en convaincre et pour consoler son amour-propre blessé est d’une simplicité naïve. Il fait un grief à ces généraux de ce qu’ils manquent non pas des qualités qui leur sont nécessaires, mais de celles qui leur sont complètement inutiles. Ainsi, quand il s’attaque à Bagration, il va jusqu’à oublier qu’un homme peut se montrer dans la vie ordinaire plus bête que le fat, le mondain le plus nul, et pourtant être très supérieur dans sa spécialité. Il ne se rappelle plus avec quelle force irrésistible « ce bêta » l’a entraîné lui-même à l’attaque. Il eût été bien embarrassé, lui, l’homme d’esprit, d’en faire autant.

De Bagration le prince André passe à Napoléon. Pour lui, Napoléon aussi n’est qu’une excroissance parasite. « Je me rappelle encore l’expression de satisfaction personnelle et bornée de ce visage sur le champ de bataille d’Austerlitz. » Il faut qu’après d’amères leçons, le prince André soit resté bien jeune pour s’imaginer pouvoir jauger le génie ou la médiocrité par l’expression du visage d’un homme aperçu une fois dans sa vie, en passant, dans un moment de délire, sans avoir échangé une seule parole avec lui…

Vrai ! on croirait entendre une jeune pensionnaire devenue follement amoureuse d’un héros quelconque sur le vu de son portrait et qui perd non seulement toute sympathie, mais encore toute estime pour lui le jour où elle a l’occasion de voir qu’il paye peu de mine au naturel. Les gens comme le prince André ne se représentent pas autrement les héros que dans une pose artistique, les yeux perdus dans le ciel, le front marqué du sceau de l’inspiration. Pour eux l’extérieur est tout et, s’il n’est pas présentable, bonsoir !

« Non seulement un bon commandant en chef n’a pas besoin d’avoir du génie, ni même des qualités sortant de l’ordinaire ; mais, au contraire, il est nécessaire que les qualités les plus élevées et les meilleures de l’homme, l’amour, la poésie, la pitié, le doute philosophique, l’esprit d’examen, lui soient absolument étrangères ». Eh bien ! et la volonté qui entraîne des centaines de mille hommes et leur inspire un dévouement sans bornes, une fidélité canine pour un homme comme eux ? Et l’esprit qui possède le don de percevoir toutes les impressions avec une justesse si surprenante que, sur quelques indices sans liaison, sans suite apparente, il est en état de deviner les intentions de l’ennemi, et de les reconstituer parfois dans tout leur ensemble ? Chaque espèce de génie exige un développement très marqué d’un ou plusieurs côtés de l’âme humaine, mais non de tous, il s’en faut de beaucoup. En se plaçant au même point de vue que le prince André, on peut, d’une façon générale, nier l’existence du génie. En effet, prenons, par exemple, un poète de génie qui sait aimer, qui est tendre et s’apitoie jusqu’à l’extrême, qui est accessible aux doutes les plus torturants. Ne peut-on pas dire aussi de lui : en voilà un génie, un homme sans volonté qui est l’esclave de son domestique ou de sa bonne, une imagination qui domine tellement son esprit qu’il se fait à tout propos un éléphant d’une mouche ? Par ce procédé-là, on peut arriver à nier tout ce qu’on veut. On dira : mais quel talent a cette danseuse ? Elle n’est pas fichue de chanter « Au clair de la lune ». En voilà un grand musicien ! il n’a jamais su tenir un pinceau. Certainement celui qui émet de pareils jugements peut avoir raison à son point de vue, car les faits qu’il allègue peuvent être absolument exacts. On a vu des danseuses célèbres qui ne savaient pas chanter, de grands musiciens qui ne savaient pas peindre. C’est même ce qu’on voit le plus généralement. Mais cela les met-il en état d’infériorité pour la spécialité dans laquelle ils excellent ? Voilà où est la question. Malheureusement, pour les gens qui raisonnent comme le prince André, cette question-là est à jamais inaccessible.

« Ce n’est pas d’eux (des chefs) que dépend le mérite du succès à la guerre, mais de l’homme dans le rang qui crie : « Hourra ! » ou « Fichus ! ». Certainement il n’y a que dans le rang que l’on puisse servir avec l’assurance d’être utile ! »

Pour être conséquent avec cette dernière conclusion, le prince André se décide à prendre le commandement d’un régiment de l’armée, quoique le métier d’un chef de régiment ait bien peu de chose à voir avec l’amour, la poésie, le doute philosophique, etc.

Le prince André a parfaitement raison d’affirmer que le succès ou l’échec à la guerre dépendent en dernière instance du « Hourra ! » ou du « Fichus ! » d’un simple soldat. Il est tout à fait dans le vrai quand il constate que 5,000 hommes en valent quelquefois 30,000, comme à Hollabrünn, et que quelquefois 50,000 hommes se sauvent devant 8,000, comme à Austerlitz. Mais ici comme ailleurs, il commence et il n’achève pas. Il s’arrête précisément juste au point voulu pour obtenir la conclusion qu’il désire et non celle qui découle de la nature même des choses.

Pourquoi donc le cri de « Hourra ! » est-il plus fréquent chez certaines troupes et celui de « Fichus ! » chez d’autres ? Certes, s’il n’y avait là qu’un pur hasard, il n’y aurait pas de raison pour qu’il se produisit plus souvent dans une armée que dans une autre. À cela il n’y a qu’une réponse, c’est que « Hourra ! » et « F…us ! » dépendent du talent ou de l’impuissance du chef à élever le niveau moral de ses troupes assez haut pour les soustraire à l’influence de l’imprévu. Pourquoi avec Souvaroff ne s’est-on jamais sauvé ? Pourquoi ne s’est-on pas sauvé non plus avec Bagration à Hollabrünn, tandis qu’on a fui à Austerlitz ? C’est que « Hourra » et « F…us » ne sont pas du tout un hasard comme le prince André se l’imagine. Avec le chef qui possède le don de maintenir le moral de ses troupes à un certain niveau, le cri de « F…us » est, sinon absolument inadmissible » du moins une exception fort rare. C’est un fait indéniable, une chose évidente pour tout observateur impartial.

Déjà dans l’antiquité cette dépendance du moral de la masse et de la capacité d’un seul avait été consacrée par un dicton remarquablement exact : « Mieux vaut une armée de moutons commandée par un lion qu’une armée de lions commandée par un mouton ». C’est une vérité que le prince André avait pu constater de ses propres yeux à Hollabrünn, en supposant qu’il les eût tenus ouverts à la vérité, au lieu de raisonner pour chercher à se convaincre de ce qui flattait le plus son amour-propre.

Dans sa conversation avec Pierre, le prince André continue à développer la même théorie, à savoir que l’affaire ne dépend que de ceux qui tirent et embrochent, et nullement de ceux qui indiquent aux premiers où il faut tirer, qui il faut embrocher. « Ceux avec lesquels tu es allé sur la position, dit-il à Pierre, bien loin d’aider à la marche générale des choses, ne font que la contrarier ».

Pierre est allé sur la position avec Benigsen et sa suite, et ici le prince André est dans le vrai ; mais, comme toujours, il n’est pas dans le vrai en généralisant la conclusion qu’il tire d’un cas particulier ; sans compter qu’il ne recherche pas des cas particuliers en vue d’arriver à une vérité, mais tout bonnement pour flatter son goût. En réalité, Benigsen pouvait fort bien être plus gênant qu’utile ; mais Koutouzoff, Bagration, Yermoloff, Dokhtoureff, Rayeffsky ne gênaient pas. Voilà le malheur du prince André ; c’est que lorsqu’il veut prouver que les personnalités dirigeantes ne font que gêner sans aider, il met en avant Benigsen et oublie tous les autres. S’il faut démontrer que les hommes de guerre les plus capables sont des « bêtas » ou des « écervelés », alors sans même dire en quoi et où ils se montrent « bêtas » ou « écervelés », il cite Bagration et oublie Koutouzoff, Yermoloff et autres. « Le succès n’a jamais dépendu et ne dépendra jamais ni de la position, ni de l’armement, ni même du nombre, mais surtout pas de la position. »

Et de quoi dépend-il donc ?

« De ce sentiment qui est en moi, qui est en lui, — montrant Timokhine, — qui est dans chaque soldat. » Et qui trouve un appui dans la position, dans l’armement, dans le nombre, dans les dispositions, ajouterons-nous.

Ce que dit le prince André du rôle de l’esprit des troupes dans le succès ou l’insuccès du combat est absolument juste.

Mais il a l’air de ne pas comprendre que l’état moral est une résultante suprême, dont les composantes sont précisément tous ces détails qui n’ont, suivant lui, rien de commun avec elle. Tous ces détails, toutes ces minuties (d’après le prince André) ont certes avec l’état moral un rapport de cause à effet. C’est ce que comprennent parfaitement ceux qui ne jugent pas superficiellement la question, qui ne se bornent pas à leur première impression. Il suffit de se rappeler la remarque de Trochu relativement à l’extrême sensibilité de l’état moral. Il ne lui viendra jamais à l’idée d’établir une opposition non seulement entre l’état moral et des données comme l’armement, le nombre, la position, mais même comme l’excès de froid ou de chaud. Chacune de ces forces, envisagée séparément, peut quelquefois n’avoir aucune influence propre ; mais le malheur est qu’elles n’opèrent jamais séparées et agissent toujours ensemble et au même instant. Le soldat le moins développé, quand on en arrive au combat, écoute d’une oreille avide tous les racontars qui circulent dans l’armée. C’est ce que Tolstoï a mis très justement en relief dans ses prémisses de la bataille d’Austerlitz. Le soldat devient extrêmement impressionnable à tous ces bruits ; par quel miracle parviendra-t-il alors à sauver sa confiance en lui-même et sa hardiesse, s’il entend dire, par exemple, que son arme est inférieure à celle de l’ennemi ou quelque chose d’analogue ? Nous convenons qu’à Borodino la plus forte de toutes les composantes était cette indignation patriotique qui faisait voir aux nôtres dans chaque Français un ennemi personnel ; mais de ce que ce sentiment était la force dominante, il ne s’ensuit nullement que l’importance des autres fût réduite à zéro. Incapable d’un examen sérieux des faits, enclin à faire à tout propos des conclusions basées sur la première impression irréfléchie, le prince André ne remarque ici non plus que cette composante de l’état moral qui saute aux yeux, et il le fait d’autant plus aisément que cela lui permet de revenir sur son dada : la nullité du rôle des personnalités dirigeantes dans une bataille. Plus habitué à retourner les faits sous toutes leurs faces avant de se prononcer, il n’aurait pu tirer qu’une seule conclusion de la chose qui l’occupe : c’est que le moral à un moment donné dépend principalement de celle de ses composantes qui, pour une raison quelconque, acquiert à ce moment une importance prédominante. Partant de là, la force prédominante sera tantôt la différence d’armement, tantôt la différence des motifs pour lesquels la guerre a lieu, etc., etc., jusqu’à l’infini. Mais, lui, il s’imagine que ce qui est vrai pour Borodino sera encore vrai dans toutes les batailles !

Nous ne nous arrêterons pas à examiner les raisonnements du prince André à propos de la convenance de ne point faire de prisonniers, mais de tuer, sous prétexte qu’alors il ne pourra plus surgir de guerre que pour des causes sérieuses. Nous ne nous arrêterons pas non plus sur sa sortie à propos des mœurs de la classe sociale des militaires : esclavage (c’est-à-dire discipline), oisiveté, ignorance, cruauté, ivrognerie, débauche. Tout ça ce ne sont pas des raisonnements, mais une orgie de gros mots pour se soulager. Pour le prince André, tout était une affaire de sensations personnelles. Cela lui échappe quand il dit : « Celui qui est parvenu à cela, comme moi, par les mêmes souffrances… ». On sent qu’il éprouve le besoin de se consoler, d’épancher sa bile, de soigner son bobo. Il est si facile de se rendre compte que la discipline est une chose indispensable non seulement dans l’armée, mais encore dans tout l’organisme social. Toute la différence est dans le degré et le caractère et non dans le principe. De même l’oisiveté, l’ignorance, la cruauté, l’ivrognerie, la débauche ne sont pas la propriété exclusive de l’organisation militaire et ne sont pas moins répandues chez le reste des hommes. Si le prince André ne s’en aperçoit pas, c’est qu’il est trop en colère. Et quand un homme se fâche, Dieu sait ce qu’il peut dire !

  1. Avec cela que Napoléon a cessé d’être considéré comme un génie depuis qu’il est tombé du pouvoir ! Avec cela que Mack a jamais passé pour un génie, sauf peut-être aux yeux de ses aides de camp, malgré le prestige du pouvoir et l’auréole du commandement en chef.
  2. Attrape, Koutousoff !
  3. Il est bien difficile de ne pas considérer comme très importante une affaire où sont en jeu des milliers d’existences et parfois même le sort de tout un pays. Du reste, quelle que soit l’affaire dont un homme s’occupe, il ne peut s’empêcher de lui trouver de l’importance, car personne ne se donnera la peine de s’occuper d’une affaire qu’il considéra comme futile.
  4. Nous pensons tout au contraire que le gâchis du conseil de guerre de Drissa est une des meilleures preuves que l’on puisse trouver de l’importance de la théorie de la guerre, car elle enseigne précisément ce qu’il est permis ou non d’attendre d’un conseil de guerre.
  5. En ce sens que toute science est une théorie, mais que toute théorie ne peut pas être une science.
  6. Comme c’était le cas pour ceux qui avaient appris les théories scientifiques de la guerre, en vogue à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci.