Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 187-191).


XV

De même qu’il est difficile d’expliquer pourquoi et où se hâtent les fourmis d’une fourmilière troublée, pourquoi les unes traînent de petits débris, les œufs, les cadavres, pourquoi les autres vont et viennent, pourquoi elles se heurtent, s’attrapent, se battent, de même il serait difficile d’expliquer les causes qui forcèrent les Russes, après la fuite des Français, à se heurter à cet endroit qui auparavant s’appelait Moscou. En regardant les fourmis dispersées autour de la fourmilière ruinée, malgré la destruction complète de la fourmilière, par l’énergie, par le nombre incalculable des insectes, par l’observation on voit que tout est ruiné, sauf quelque chose d’indestructible, d’immatériel qui fait toute la force de la fourmilière ; de même Moscou, en octobre, bien qu’il n’y eût ni autorités, ni églises, ni richesses, ni maisons, était la même ville qu’au mois d’août. Tout était détruit, sauf ce quelque chose d’immatériel mais de puissant et d’indestructible.

Les mobiles des hommes qui se hâtaient de tous côtés vers Moscou, après le départ de l’ennemi, étaient des plus variés, personnels, et, les premiers temps, pour la plupart, sauvages et grossiers. Un seul mobile était commun à tous : celui d’aller là-bas, dans cet endroit qui, auparavant, s’appelait Moscou, pour y développer son activité.

Une semaine plus tard il y avait à Moscou déjà quinze mille habitants, deux semaines après vingt-cinq mille, etc. Toujours croissant et croissant, ce chiffre, vers l’automne 1813, surpassait celui de la population de 1812.

Les premiers Russes qui pénétrèrent à Moscou furent les Cosaques du détachement de Vinzegerode, les paysans des villages voisins et les habitants qui s’étaient enfuis de Moscou et se cachaient dans les environs. Les Russes qui entrèrent à Moscou ruinée, pillée, se mirent eux aussi à piller. Ils continuèrent l’œuvre des Français. Les charrettes des paysans venaient à Moscou afin d’emporter dans les villages tout ce qui était abandonné dans les maisons ruinées et dans les rues. Les Cosaques emportaient dans leurs campements tout ce qu’ils pouvaient ; les propriétaires emportaient dans leurs maisons ce qu’ils pouvaient attraper dans les autres, sous prétexte que c’était à eux.

Après les premiers pillards, il en vint d’autres, puis d’autres encore et chaque jour, à mesure que s’accroissait leur nombre, le pillage devenait de plus en plus difficile et prenait certaines formes.

Les Français avaient trouvé Moscou vide mais néanmoins sous forme de ville ayant une vie organique, régulière, une ville avec le commerce, les métiers, le luxe, les administrations, le culte. Les formes étaient sans vie mais elles existaient encore : il y avait des marchés, des boutiques, des magasins, des dépôts, des bazars, la plupart avec des marchandises. Il y avait des usines, des ateliers, des palais, des maisons riches pleines d’objets précieux, des hôpitaux, des prisons, des chancelleries, des églises, des cathédrales.

Plus les Français restaient à Moscou, plus les formes de la vie s’anéantissaient et, à la fin, tout se transformait en un vaste champ de mort et de pillage.

Plus se prolongeait le pillage des Français, plus il détruisait les richesses de Moscou et les forces des pillards. Le pillage des Russes commença l’occupation de la capitale. Plus il durait, plus il avait de participants, plus il rétablissait la richesse de Moscou et la vie régulière de la ville.

Outre les pillards, les gens les plus divers entraînés les uns, par la curiosité, les seconds par les devoirs du service, les troisièmes par le calcul : les propriétaires, le clergé, les fonctionnaires grands et petits, les marchands, les artisans, les paysans affluaient à Moscou de divers côtés, comme le sang au cœur.

Déjà une semaine après, les paysans qui arrivaient avec les chariots vides pour emporter des objets étaient arrêtés par les autorités et forcés d’emporter de la ville les cadavres. Les autres paysans, apprenant l’aventure de leurs camarades, venaient en ville avec du blé, de l’avoine, du foin, qu’ils donnaient à des prix inférieurs à ceux d’autrefois. Les artels de charpentiers, espérant avoir un travail rémunérateur, entraient chaque jour à Moscou et, de tous côtés, on construisait et réparait les maisons incendiées.

Les marchands, les ouvriers, les marchands ambulants, les aubergistes, les cabaretiers s’installaient dans les maisons brûlées, le clergé rétablissait le service religieux en beaucoup d’églises demeurées intactes, des personnes charitables apportaient des objets du culte pillés. Les fonctionnaires installaient leurs tables avec des tapis et des armoires dans de petites chambres. Les chefs supérieurs et la police s’occupaient de la distribution des biens restés après les Français.

Les propriétaires des maisons où beaucoup de choses étaient restées se plaignirent ensuite qu’on eût tout emmené dans le palais impérial. D’autres insistaient sur ce point que les Français avaient transporté en un même endroit des objets appartenant à diverses maisons et qu’ainsi il serait injuste de les donner aux propriétaires des maisons où on les trouvait. On insultait la police, on lui payait des pots de vin, on décuplait la valeur des objets du trésor incendiés, on réclamait des secours, le comte Rostoptchine écrivait ses proclamations.