Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 159-166).


X

Les troupes françaises fondaient régulièrement, en progression mathématique, et le fameux passage de la Bérésina, sur quoi on a tant écrit, n’était qu’un des degrés des étapes de la destruction de l’armée française et nullement l’épisode décisif de la campagne. Si l’on a tant écrit sur la Bérésina, cela vient, de la part des Français, de ce que, sur le pont brisé de la Bérésina, les malheurs supportés par l’armée française, auparavant espacés, se groupaient momentanément en un spectacle tragique qui demeura dans toutes les mémoires. De la part des Russes, on n’a tant parlé et écrit sur la Bérésina que parce qu’à Pétersbourg, loin du théâtre de la guerre, on avait composé un plan (dont l’auteur était Pfull) pour attirer Napoléon dans un piège stratégique sur la Bérésina. Tous étaient persuadés que tout se passerait en réalité comme sur le plan, c’est pourquoi ils insistaient pour reconnaître que le passage de la Bérésina avait précisément perdu les Français. En réalité, les résultats du passage de la Bérésina étaient beaucoup moins pernicieux pour les Français, au point de vue de la perte des canons et des prisonniers, que par exemple Krasnoié, ainsi qu’il résulte des chiffres.

La seule importance du passage de la Bérésina, c’est qu’il montra avec une évidence indéniable la fausseté de tous les plans d’attaque et la justesse d’un seul plan possible exigé par Koutouzov et par toute l’armée : plan qui consistait seulement à suivre l’ennemi.

La foule des Français s’enfuyait avec une rapidité toujours croissante, avec toute l’énergie dirigée pour atteindre le but. Elle s’enfuyait comme un animal blessé et ne pouvait s’arrêter en route. C’est moins le passage que le mouvement sur les ponts qui l’a prouvé. Quand les ponts étaient coupés, les soldats, les habitants de Moscou, les femmes, les enfants qui étaient parmi les Français, tous, sous l’influence de la vitesse acquise, ne s’arrêtaient pas, mais couraient en avant sur les bateaux, dans l’eau glacée.

Ce but était raisonnable. La situation de ceux qui fuyaient et de ceux qui poursuivaient était également mauvaise. En restant avec les siens, chacun espérait trouver dans le malheur l’aide d’un camarade, sa place marquée parmi les siens. Mais en se rendant aux Russes ils restaient dans la même situation au point de vue du malheur et, au point de vue du partage des subsistances, leur position était pire. Les Français n’avaient pas besoin de renseignements sûrs pour savoir que la moitié des prisonniers, dont les Russes ne savaient que faire malgré leur désir de les sauver, mourait de froid et de faim. Ils sentaient qu’il n’en pouvait être autrement. Les chefs russes les plus indulgents et les plus bienveillants pour les Français ne pouvaient rien faire pour les prisonniers : le malheur dans lequel se trouvait l’armée russe tuait les Français. On ne pouvait ôter le pain et les habits à des gens affamés, à des soldats qui étaient nécessaires, pour les donner aux Français qui n’étaient pas nuisibles, ni haïs, ni coupables, mais qui étaient tout simplement inutiles. Quelques-uns le faisaient, mais ce n’était qu’une exception.

Derrière était la perte sûre, devant, l’espoir. Les vaisseaux étaient brûlés, il n’y avait pas d’autre salut que la fuite et c’est en cette fuite générale que reposait la force des Français.

Plus les Français avançaient, plus misérables étaient les débris, surtout après la Bérésina, où, à cause du plan élaboré à Pétersbourg, l’on avait fondé un espoir particulier, et plus s’enflammaient les passions des chefs russes qui s’accusaient mutuellement et accusaient surtout Koutouzov.

Supposant qu’il lui fallait attribuer l’insuccès du plan de la Bérésina fait à Pétersbourg, le mécontentement, le mépris, les railleries l’accablaient de plus en plus. La raillerie et le mépris s’exprimaient, cela va sans dire, sous une forme respectueuse, si bien que Koutouzov n’aurait même pu demander en quoi et pourquoi on l’accusait. On ne lui parlait pas sérieusement ; en lui faisant les rapports, en lui demandant des ordres, on feignait de remplir tout exactement et, le dos tourné, en clignant de l’œil, on tâchait de le tromper le plus possible.

Tous ces gens, précisément parce qu’ils ne pouvaient pas le comprendre, avaient admis qu’avec le vieux il n’y avait rien à faire, que jamais il ne comprendrait toute la profondeur de leurs plans, qu’il leur répondrait par des phrases (ils ne voyaient là que des phrases) sur le pont d’or, qu’il dirait qu’on ne pouvait aller à l’étranger avec une foule de chemineaux, etc., etc. Tout cela, ils l’avaient déjà entendu de lui, et tout ce que Koutouzov disait, par exemple qu’il fallait attendre des provisions, que les soldats étaient sans bottes, tout cela était si simple et ce qu’ils proposaient était si compliqué et si rusé, que le vieux leur semblait un sot, et eux-mêmes des chefs habiles mais sans pouvoir.

Surtout après la jonction de l’armée du brillant amiral et héros de Pétersbourg, Vittenstein, avec celle de Koutouzov, ce courant d’opinion et les clabauderies de l’état-major atteignirent le plus haut degré, Koutouzov s’en apercevait mais ne faisait qu’en soupirer et hausser les épaules. Une seule fois seulement, après la Bérésina, il se fâcha et écrivit à Benigsen qui faisait des rapports particuliers à l’empereur :

« À cause de l’état précaire de votre santé, veuillez, Votre Haute Excellence, à la réception de la présente, aller à Kalouga et attendre là-bas les ordres ultérieurs et la nomination de Sa Majesté impériale. »

Mais après le départ de Benigsen, le grand-duc Constantin Pavlovitch qui avait fait le commencement de la campagne et que Koutouzov avait renvoyé, revint à l’armée. Il fit part à Koutouzov du mécontentement de l’empereur pour les succès médiocres de nos troupes et la lenteur du mouvement et dit que l’empereur avait l’intention de rejoindre incessamment l’armée en personne.

Le vieillard aussi expérimenté dans les affaires de cour que dans celles de la guerre, Koutouzov qui, au mois d’avril de la même année, contre la volonté de l’empereur, avait été choisi pour commander l’armée, lui qui avait renvoyé de l’armée le grand-duc héritier, qui, contre la volonté de l’empereur, avait abandonné Moscou, ce Koutouzov comprit aussitôt que son temps était fini, que son rôle était joué et qu’il n’avait plus le pouvoir imaginaire, et il ne le comprit pas seulement par les seuls rapports de la cour. D’un côté il voyait que l’œuvre militaire dans laquelle il jouait un rôle était terminée, il sentait que sa mission était remplie. D’autre part, en même temps, il commençait à sentir la fatigue physique de son vieux corps et le besoin de repos.

Le 29 novembre, Koutouzov arriva à Vilna, dans sa bonne Vilna, comme il disait. Deux fois, au cours de sa carrière Koutouzov avait été gouverneur de Vilna. Dans cette ville riche, qui n’était pas détruite, outre les commodités de la vie domestique dont il était privé depuis déjà longtemps, Koutouzov trouva de vieux amis et de vieux souvenirs.

Tout d’un coup, secouant tous les soucis militaires et d’État, il se plongea dans la vie régulière, habituelle, autant que le lui permettaient les passions qui bouillonnaient autour de lui, comme s’il n’avait rien à voir à tout ce qui se passait maintenant et devait se passer dans le monde historique.

Tchitchagov, un des plus passionnés partisans, qui d’abord désirait faire une diversion en Grèce puis, à Varsovie, ne voulait point aller où on lui ordonnait, Tchitchagov, connu par ses paroles hardies à l’empereur, considérait Koutouzov comme un homme chargé de ses bienfaits parce que, en 1811, quand on l’avait envoyé en Turquie pour conclure la paix, en dehors de Koutouzov convaincu que la paix était déjà conclue, il reconnut devant l’empereur que le mérite en revenait à Koutouzov. Ce même Tchitchagov, le premier, rencontra Koutouzov à Vilna près du château où celui-ci devait loger. Tchitchagov, en uniforme de marin avec le coutelas, son bonnet sous le bras, remit à Koutouzov le rapport de service et les clefs de la ville. Le mépris respectueux de la jeunesse envers le vieillard ayant perdu la raison s’exprimait au plus haut degré dans ce rapport de Tchitchagov qui connaissait déjà les accusations lancées contre Koutouzov.

En causant avec Tchitchagov, Koutouzov, entre autres choses, lui dit que les voitures de vaisselle prises chez lui à Borissov étaient sauvées et lui seraient rendues.

C’est pour me dire que je n’ai pas sur quoi manger. Je puis au contraire vous fournir de tout dans le cas même où vous voudriez donner des dîners, prononça Tchitchagov en s’emportant et désirant par chaque parole prouver son droit et faire entendre que Koutouzov était non moins soucieux du sien.

Koutouzov sourit de son sourire fin, intelligent et, en haussant les épaules, répondit : Ce n’est que pour vous dire ce que je vous dis.

À Vilna, Koutouzov, contrairement à la volonté de l’empereur, arrêta la plus grande partie des troupes, et, d’après son entourage, il se fatigua extraordinairement et s’affaiblit physiquement durant son séjour à Vilna. Il s’occupait sans beaucoup de zèle des affaires de l’armée, laissait tout faire à ses généraux, et, en attendant l’empereur, menait la vie la plus distraite.