Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XV/03

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 119-123).


III

La princesse Marie avait ajourné son départ. Sonia et le comte tâchaient de remplacer Natacha mais ne le pouvaient pas. Ils voyaient qu’elle seule pouvait retenir sa mère du désespoir.

Pendant trois semaines, Natacha, sans sortir, vécut près de sa mère, dans sa chambre, sur un fauteuil ; elle la faisait boire et manger, lui parlait sans cesse, parce que seule sa voix tendre, caressante, calmait la comtesse.

La blessure morale de la mère ne pouvait se fermer. La mort de Pétia brisait à moitié sa vie. Cette nouvelle qui avait atteint une femme de cinquante ans, encore fraîche et robuste, laissa une vieille femme, à demi-morte, ne prenant plus part à la vie. Mais la blessure qui avait failli tuer la comtesse ressuscitait Natacha.

La blessure morale qui provenait de la déchéance de l’être spirituel, si étrange que cela puisse paraître, demandait une sorte de blessure physique ; quand elle fut cicatrisée, quand elle sembla effacée, la blessure morale se cicatrisa aussi par la force de la vie cachée à l’intérieur.

C’est ainsi que guérit la blessure de Natacha. Elle croyait sa vie terminée, mais tout à coup, l’amour pour sa mère lui montrait que l’essence de sa vie, l’amour, était encore vif en elle. L’amour s’éveillait, et avec lui la vie.

Les derniers jours du prince André avaient rapproché Natacha de la princesse Marie, le nouveau malheur les unit encore plus. La princesse Marie qui avait ajourné son départ à trois semaines soignait Natacha comme un enfant malade : la dernière semaine qu’avait passée Natacha près de sa mère avait anéanti ses forces physiques.

Une fois, au milieu de la journée, la princesse Marie remarqua que Natacha tremblait de fièvre, elle l’emmena dans sa chambre et la fit coucher dans son lit. Natacha se coucha, mais quand la princesse Marie, après avoir baissé les stores, voulut se retirer, Natacha l’appela.

— Je ne veux pas dormir, Marie, reste avec moi.

— Tu es fatiguée, tâche de t’endormir.

— Non, non. Pourquoi m’as-tu emmenée, elle me demandera.

— Elle va beaucoup mieux, elle a parlé aujourd’hui si raisonnablement, dit la princesse Marie.

Natacha était au lit et, dans le demi-jour de la chambre, elle examinait le visage de la princesse Marie et pensait :

« Lui ressemble-t-elle ? Oui et non, mais elle est toute particulière : une autre, tout à fait inconnue. Et elle m’aime ! Qu’y a-t-il en son âme ? Tout est bon. Mais comment ? Que pense-t-elle ? Comme elle me regarde ! Oui, elle est bonne. »

— Macha, dit-elle, attirant timidement sa main. Macha, ne pense pas que je suis mauvaise. Non ! Macha, petite colombe, je t’aime ! soyons amies, tout à fait amies.

Et Natacha se mit à baiser les mains et le visage de la princesse Marie. Celle-ci parut gênée et heureuse de cette expansion des sentiments de Natacha.

Depuis, entre elles, s’établissait cette amitié passionnée et tendre qui ne se rencontre qu’entre femmes. Elles s’embrassaient souvent, se disaient des paroles tendres, passaient ensemble la plupart de leur temps. Si l’une sortait, l’autre était inquiète et tâchait de la rejoindre. Toutes deux, maintenant, sentaient l’accord plus grand entre elles que séparément chacune avec elle-même. Elles étaient unies par un sentiment plus fort que l’amitié : le sentiment de la possibilité exclusive de la vie dans la présence mutuelle. Parfois elles se taisaient des heures entières, parfois, au lit, elles causaient jusqu’au matin. Elles parlaient surtout du passé lointain.

La princesse Marie racontait son enfance, parlait de sa mère, de son père, de ses rêves, et Natacha qui, autrefois, se détournait, faute de la comprendre, de cette vie chrétienne de dévouement soumis, de sacrifice, maintenant, à cause de son affection pour la princesse Marie, se mettait à aimer le passé de celle-ci et, maintenant, comprenait cette vie. Elle ne pensait pas appliquer à sa vie la soumission et le sacrifice parce qu’elle était habituée à chercher d’autres joies, mais elle comprenait et se mettait à aimer en une autre cette vertu, autrefois incompréhensible pour elle. À la princesse Marie, les récits de l’enfance et de la première jeunesse de Natacha montraient un côté de la vie autrefois insoupçonné : la foi en la vie, en la jouissance de la vie.

Toutefois, elles ne parlaient jamais de lui afin, comme il leur semblait, de ne pas profaner par des paroles le sentiment sublime qui était en elles. Et ce silence eut pour résultat que peu à peu, sans y croire, elles commencèrent à l’oublier.

Natacha était devenue si maigre, si frêle, si faible, que tous parlaient sans cesse de sa santé, et cela lui faisait plaisir. Mais parfois, spontanément, elle était saisie de la peur de la mort et de la peur du mal, de la faiblesse, de la perte de la beauté, parfois, elle examinait attentivement ses bras nus, s’étonnait de sa maigreur, ou, le matin, elle examinait dans le miroir son visage allongé et comme il lui semblait malheureux. Elle pensait que ce devait être ainsi, et, en même temps, elle avait peur et était triste.

Une fois elle monta très rapidement les escaliers, tout essoufflée, puis, sous un prétexte quelconque, elle descendit puis remonta en courant afin d’essayer ses forces.

Une autre fois elle appela Douniacha et sa voix tremblait. Elle continua de l’appeler bien qu’elle l’entendit venir ; elle l’appelait de cette voix de poitrine qu’elle avait en chantant, et s’écoutait.

Elle ne le savait pas, ne l’aurait pas cru, mais sous la couche qui lui paraissait impénétrable germait déjà la jeune tige, fine et tendre de l’herbe qui devait s’y affermir et, de ses jets vitaux, couvrir toute sa douleur que bientôt on ne verrait pas, qu’on ne remarquerait plus. La blessure guérissait de l’intérieur.

À la fin de janvier, la princesse Marie partit à Moscou et le comte insista pour que Natacha partît avec elle afin de consulter des médecins.