Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIV/09

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 12p. 49-54).

IX


Après avoir pris la capote et le shako français, Pétia et Dolokhov partirent sur cette plaine d’où Denissov avait examiné le camp, et, sortant de la forêt dans la pleine obscurité, ils descendirent dans les creux. Arrivés en bas, Dolokhov ordonna au Cosaque qui les accompagnait de l’attendre là, et, au grand trot, il partit sur la route, vers le pont. Pétia, tout ému, marchait à ses côtés.

— Si l’on nous attaque, je ne me rendrai pas vivant ; j’ai un pistolet, chuchota Pétia.

— Ne parle pas russe, lui murmura rapidement Dolokhov. Au même moment, dans la nuit retentit l’appel : qui vive ? qu’accompagna un cliquetis d’armes.

Le sang monta à la face de Pétia, et il saisit son pistolet,

Lanciers du 6e, prononça Dolokhov, sans augmenter ni ralentir l’allure de son cheval.

La forme noire de la sentinelle parut sur le pont.

Mot d’ordre ?

Dolokhov retint un peu son cheval et alla au pas.

Dites donc, le colonel Gérard est ici ? dit-il.

Mot d’ordre ? répéta la sentinelle sans répondre, en barrant le chemin.

Quand un sous-officier fait sa ronde, les sentinelles ne demandent pas le mot d’ordre !… cria Dolokhov en s’emportant tout à coup, et, avançant sur la sentinelle : — Je vous demande si le colonel est ici ?

Sans attendre la réponse de la sentinelle qui laissait le chemin libre Dolokhov alla au pas sur la montée.

Dolokhov remarquant par l’ombre un homme qui traversait la route, l’arrêta et lui demanda où étaient le colonel et les officiers. L’homme, un soldat, le sac sur l’épaule, s’arrêta et s’approcha très près du cheval de Dolokhov, qu’il caressa de la main et simplement, amicalement, il raconta que le colonel et les officiers se trouvaient tout en haut de la colline, à droite, dans la cour de la ferme (il appelait ainsi la maison seigneuriale).

Par la route, de chaque côté de laquelle on entendait des conversations françaises, Dolokhov arriva dans la cour de la maison seigneuriale.

À la porte cochère il descendit de cheval et s’approcha d’un grand bûcher autour duquel étaient assis quelques hommes qui causaient très haut. Quelque chose bouillait dans leur marmite et un soldat en bonnet et capote bleue, à genoux, éclairé par le feu, mêlait quelque chose avec une baguette.

Oh, c’est un dur à cuire, prononçait un des officiers assis dans l’obscurité, de l’autre côté du bûcher.

Il les fera marcher, les lapins, ricana un autre.

Tous les deux se turent et fixèrent l’obscurité au bruit des pas de Dolokhov et de Pétia qui s’approchaient du bûcher avec leurs chevaux.

Bonjour, messieurs ! prononça nettement et à haute voix Dolokhov.

Les officiers, dans l’ombre du bûcher, se remuèrent et un officier grand, au long cou, en contournant le bûcher, s’approcha de Dolokhov.

C’est vous, Clément ? dit-il. D’où diable… mais voyant qu’il se trompait il n’acheva pas, et, en fronçant un peu les sourcils, il salua Dolokhov et lui demanda ce qu’il désirait.

Dolokhov lui raconta que lui et son camarade cherchaient leur régiment, et s’adressant à tous, en général, il demanda si les officiers ne savaient pas quelque chose du 6e régiment.

Personne ne savait rien. Pétia crut s’apercevoir que les officiers commençaient à les regarder avec hostilité et méfiance. Pendant quelques secondes tous se turent.

Si vous comptez sur la soupe du soir, vous venez trop tard, dit avec un rire contenu une voix près du bûcher.

Dolokhov répondit qu’ils n’avaient pas faim et qu’il leur faudrait la nuit même, aller plus loin. Il confia les chevaux au soldat qui surveillait la marmite et s’accroupit près du bûcher, à côté de l’officier au long cou.

Cet officier regardait Dolokhov sans baisser les yeux ; il lui demanda de nouveau de quel régiment il était. Dolokhov, feignant de ne pas entendre, alluma une courte pipe française qu’il tira de sa poche et se mit à questionner les officiers afin de savoir si la route était libre de Cosaques.

Les brigands sont partout ! répondit l’officier qui était de l’autre côté du bûcher.

Dolokhov exprima que les Cosaques n’étaient dangereux que pour les retardataires comme eux, mais non pour un grand détachement, et que, probablement, ils n’oseraient attaquer.

Personne ne répondit.

« Eh bien ! Maintenant il va partir, » pensait à chaque instant Pétia, qui, debout devant le bûcher, écoutait la conversation.

Mais Dolokhov reprit de nouveau la conversation et se mit à demander tout carrément combien ils avaient d’hommes et combien de prisonniers.

En parlant des prisonniers russes qui étaient dans leur détachement, Dolokhov dit : La vilaine affaire de traîner ces cadavres après soi, mieux vaudrait fusiller cette canaille !

Et il éclata d’un rire si étrange que Pétia crut que les Français allaient s’apercevoir de la tromperie et que malgré lui, il recula d’un pas.

Personne ne répondit aux paroles et au rire de Dolokhov, et l’officier français qu’on ne voyait pas (il était couché enveloppé dans son manteau) se souleva et chuchota quelque chose à ses camarades. Dolokhov se leva et appela le soldat à qui il avait confié les chevaux.

« Donnera-t-on ou non les chevaux ? » pensa involontairement Pétia en s’approchant de Dolokhov.

On donna les chevaux.

Bonjour, messieurs ! dit Dolokhov.

Pétia voulait dire bonsoir, mais il ne pouvait prononcer une seule parole. Les officiers chuchotaient entre eux. Dolokhov prit son temps pour monter sur le cheval qui ne restait pas tranquille ; ensuite, au pas, il franchit la porte cochère. Pétia allait à côté de lui, désirant et n’osant se retourner pour voir si les Français les poursuivaient ou non. Une fois sur la route, Dolokhov ne prit plus à travers champs mais suivit le village et un moment il s’arrêta pour écouter.

— Tu entends ? dit-il.

Pétia reconnut des sons de voix russes et aperçut près des bûchers les figures sombres des prisonniers russes.

En bas, près du pont, Pétia et Dolokhov passèrent devant la sentinelle qui, sans prononcer un mot, marchait le long du pont, et ils arrivèrent au creux où le Cosaque les attendait.

— Eh bien ! Maintenant, adieu, préviens Denissov que ce sera à l’aube, au premier coup, dit Dolokhov, et il voulut partir, mais Pétia s’accrocha à lui avec les mains.

— Non ! Vous êtes un tel héros ! Ah ! comme c’est bien ! Comme c’est beau ! Comme je vous aime !

— Bon, bon, dit Dolokhov, mais Pétia ne le laissait pas partir et, dans l’obscurité Dolokhov le vit se pencher vers lui. Il voulait l’embrasser. Dolokhov l’embrassa, rit et, tournant son cheval, disparut dans la nuit.