Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 425-429).


XII

Pierre était prisonnier depuis déjà quatre semaines. Bien que les Français lui eussent proposé de le transférer de la baraque des soldats dans celle des officiers, il restait où il avait été interné le premier jour.

Dans Moscou ruinée et incendiée, Pierre avait presque atteint les dernières limites des privations que l’homme peut supporter, mais grâce à sa forte constitution, à sa santé qui s’ignorait jusqu’ici et surtout grâce à la progression insensible des privations qui fit qu’on ne pouvait préciser quand elles avaient commencé, il supporta son sort non seulement sans peine, mais allègrement. Précisément à dater de ce moment, il obtint le calme et le contentement de soi auxquels il aspirait en vain auparavant. Dans le cours de sa vie, il avait cherché de tous côtés ce calme, cet accord avec soi-même qui le frappaient tant pendant la bataille de Borodino. Il les avait cherchés dans la philanthropie, dans la franc-maçonnerie, dans les distractions de la vie mondaine, dans le vin, dans l’exploit héroïque du sacrifice de soi-même, dans l’amour romanesque pour Natacha. Il les avait cherchés dans la pensée, et toutes ses recherches avaient été déçues. Et spontanément, il avait trouvé ce calme et cet accord par la seule horreur de la mort, par les privations et par ce qu’il avait compris de Karataïev. Ce moment terrible, vécu pendant le supplice, avait effacé pour toujours de son imagination les souvenirs et les sentiments qui, auparavant, lui paraissaient importants : il ne lui venait en tête aucune pensée de la Russie, de la guerre, de la politique ni de Napoléon. Il sentait que tout cela ne le touchait point, qu’il n’était pas appelé à cela et que, par conséquent, il n’en pouvait juger. Son intention de tuer Napoléon et ses calculs sur le nombre cabalistique et la bête de l’Apocalypse lui semblaient maintenant incompréhensibles et même ridicules. Sa colère contre sa femme et l’angoisse que son nom fût traîné dans la boue lui paraissaient non seulement puériles, mais amusantes. Qu’est-ce que cela pouvait lui faire que cette femme menât là-bas, quelque part, la vie qui lui plaisait ? À qui, — et surtout à lui, — pouvait-il importer qu’on sût que le prisonnier était le comte Bezoukhov ?

Maintenant, il se rappelait souvent ses conversations avec le prince André et était tout à fait de son avis ; il comprenait seulement un peu différemment la pensée du prince André. Le prince André disait et pensait qu’il n’existe que le bonheur négatif, mais il le disait avec une nuance d’amertume et d’ironie : il semblait exprimer la pensée que toutes les aspirations au bonheur mises en nous y sont introduites non pour nous satisfaire mais pour nous tourmenter. Mais Pierre, sans aucune arrière-pensée, reconnaissait la justesse de cette opinion. L’absence de souffrances, la satisfaction des besoins et, grâce à cela, la liberté de choisir ses occupations, se présentaient maintenant à Pierre comme le bonheur indiscutable et supérieur de l’homme. Ici seulement, pour la première fois, Pierre comprit le plaisir de manger quand on a faim, de boire quand on a soif, de dormir quand on a sommeil, de se chauffer quand il fait froid dehors, et de causer avec un homme quand on a envie d’entendre une voix humaine. La satisfaction des besoins : une bonne nourriture, la propreté, la liberté, maintenant qu’il était privé de tout cela, semblait à Pierre le bonheur parfait, et le choix des occupations, c’est-à-dire la vie, maintenant que ce choix était si borné, lui semblait une chose si facile qu’il oubliait que le superflu des commodités de la vie anéantit le bonheur de la satisfaction des besoins et que la grande liberté de choisir ses occupations, cette liberté que lui procuraient dans la vie l’instruction, la richesse, la position sociale, rend le choix des occupations excessivement difficile et anéantit le besoin même et la possibilité de s’occuper.

Tous les rêves de Pierre aspiraient maintenant au temps il serait libre, néanmoins, dans la suite et toute sa vie durant, Pierre évoqua et raconta avec enthousiasme ce mois de captivité, ces sensations irretrouvables, fortes et joyeuses, et principalement l’entier calme d’âme, la liberté parfaite, intérieure, qu’il n’avait éprouvés qu’en ce temps.

Quand, le premier jour, s’étant levé de bonne heure, il sortit de la baraque et aperçut d’abord les coupoles sombres, les croix du couvent Novo Dévitchy, quand il remarqua la rosée sur l’herbe, quand il aperçut le sommet de la Montagne des Moineaux, quand il sentit le contact de l’air frais, quand il entendit les cris des choucas qui traversaient les champs, venant de Moscou, quand ensuite, tout à coup, brilla la lumière à l’orient et que, solennellement, parut le disque du soleil à travers les nuages, et les coupoles et les croix rosées lointaines, et le fleuve se jouant dans la lumière joyeuse, Pierre éprouva un sentiment nouveau encore inconnu de joie et de force vitale, et ce sentiment, non seulement ne le quitta pas tout le temps de sa captivité, mais au contraire, augmentait en lui à mesure que se multipliaieat les difficultés de sa situation.

Ce sentiment — être prêt à tout — se soutenait en Pierre encore davantage par la haute opinion que, peu après son entrée dans la baraque, ses compagnons se firent de lui. Pierre, avec sa connaissance des langues, le respect que lui témoignaient les Français, sa simplicité, grâce à laquelle il donnait tout ce qu’on lui demandait (il recevait, comme officier, trois roubles par semaine), sa force qu’il prouva aux soldats en enfonçant un clou dans le mur de la baraque, la douceur qu’il montrait envers ses compagnons, sa capacité, extraordinaire pour eux, de rester assis, immobile, sans rien faire ni penser, — Pierre se présentait aux soldats comme un être un peu mystérieux et supérieur. Ces mêmes qualités, qui étaient une gêne pour lui dans le monde où il vivait auparavant — la force, le mépris des commodités de la vie, la distraction, la simplicité — ici, parmi ces hommes, faisaient presque de lui un héros. Et Pierre se sentait lié par cette opinion.