Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 430-435).


XIII

Pendant la nuit des 6 et 7 octobre, la sortie des Français commença. On brisait les cuisines, les baraques, on arrangeait les chariots, les troupes et les convois avançaient.

À sept heures du matin, un peloton de Français en tenue de marche, casques, fusils, gibernes et énormes sacs, se trouvait devant les baraques et la conversation française, animée, émaillée de jurons, roulait sur toute la ligne.

Dans la baraque tous étaient prêts, habillés, ceinturés, chaussés et n’attendaient que l’ordre de sortir. Un soldat malade, Sokolov, pâle, maigre, les yeux cernés, seul, sans chaussettes et non habillé, était assis à sa place et, du regard de ses yeux sortis de l’orbite à cause de la maigreur, interrogeait les camarades qui ne faisaient pas attention à lui, et gémissait faiblement, régulièrement. Il était visible qu’il gémissait moins de souffrance — il avait la cholérine — que de la peur de rester.

Pierre, dans des chaussures faites par Karataïev avec le cuir d’une caisse de thé qu’un Français avait apporté pour un ressemelage, Pierre, ceint d’une corde, s’approcha du malade et s’assit devant lui, sur le bout des pieds.

— Hein, Sokolov, ils ne partent pas tout à fait ! Ils ont ici un hôpital. Tu seras peut-être encore mieux que nous, dit-il.

— Oh Dieu ! Oh ! la mort ! Oh Dieu ! gémissait encore plus fort le soldat.

— Mais je le demanderai encore, dit Pierre. Il se leva et se dirigea vers la porte de la baraque. Pendant ce temps, du dehors s’approchait, avec deux soldats, le caporal qui la veille offrait à Pierre une pipe. Le caporal et les soldats étaient en tenue de campagne avec gibernes et casques, ce qui changeait leurs physionomies bien connues de Pierre.

Le caporal venait à la porte sur l’ordre du chef, afin de la fermer. Avant la sortie, il fallait compter les prisonniers.

Caporal, que fera-t-on du malade ? commença Pierre ; mais au même moment, il se demandait si c’était le caporal qu’il connaissait ou un inconnu, tellement le caporal était changé. En outre, pendant que Pierre prononçait ces paroles, des deux côtés résonna tout à coup le bruit des tambours. Le caporal fit la grimace aux paroles de Pierre, il proféra une injure grossière et fit claquer la porte. La baraque se trouva dans une demi-obscurité. Des deux côtés les tambours résonnaient, étouffant les gémissements du malade.

— Ah ! en voilà ! c’est ça, se dit Pierre ; et un frisson parcourut son dos. Dans le visage changé du caporal, dans le son de sa voix, dans le bruit excitant et sourd des tambours, Pierre avait reconnu cette force mystérieuse, impitoyable, qui oblige les hommes, malgré leur volonté, à tuer leurs semblables : cette force dont il avait vu l’action pendant le supplice. Il était inutile d’avoir peur, de tâcher d’éviter cette force, d’adresser des supplications aux hommes qui en étaient les instruments. Pierre le savait maintenant. Il fallait attendre, avoir de la patience. Pierre ne revint pas près du malade et ne le regarda pas.

Silencieux, les sourcils froncés, il était près de la porte de la baraque.

Quand la porte de la baraque s’ouvrit et que les prisonniers, comme un troupeau de moutons, en se poussant les uns contre les autres, se pressèrent à la sortie, Pierre se fit un chemin en avant et s’approcha de ce même capitaine, qui, sur l’affirmation du caporal, était prêt à faire tout pour lui. Le capitaine était aussi en tenue de campagne et son visage avait cette même expression que Pierre avait reconnue dans la parole du caporal et dans les sons des tambours.

Filez, filez ! disait le capitaine en regardant sévèrement les prisonniers qui passaient devant lui.

Pierre savait que sa tentative serait infructueuse ; néanmoins il s’approcha de lui.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? dit l’officier en le regardant froidement comme s’il ne le connaissait pas. Pierre parla du malade.

Il pourra marcher, que diable ! fit le capitaine. — Filez, filez, continua-t-il sans regarder Pierre.

Mais non, il est à l’agonie… commença Pierre.

Voulez-vous bien !… cria le capitaine en fronçant les sourcils avec colère. « Tam, tam, tam, tam… » battaient les tambours ; et Pierre comprit que la force mystérieuse avait déjà complètement saisi ces hommes et que maintenant il était inutile de dire quelque chose.

On sépara les prisonniers, officiers et soldats, et on leur ordonna de passer devant. Les officiers, parmi lesquels Pierre, étaient une trentaine ; il y avait à peu près trois cents soldats. Les officiers prisonniers sortirent des autres baraques : tous étaient beaucoup mieux habillés que Pierre et le regardaient avec méfiance.

Non loin de Pierre marchait un gros major qui paraissait jouir de l’estime générale de ses camarades prisonniers. Il était vêtu du khalat d’un Tatare de Kazan, ceint d’une serviette de toile, le visage bouffi, jaune, méchant. Une de ses mains, ornée d’une bague, était dans son gousset ; de l’autre, il s’appuyait sur un tuyau de pipe. Essoufflé et grommelant, il se fâchait contre tous parce qu’il s’imaginait qu’on le poussait, que tous se hâtaient, et sans raison, que tous s’étonnaient de quelque chose alors qu’il n’y avait rien d’étonnant. Un autre officier petit, maigre, causait avec tout le monde en tâchant de deviner où on les emmenait maintenant et quelle distance ils pourraient parcourir ce jour-là. Un fonctionnaire en uniforme de commissaire observait Moscou incendiée et faisait à haute voix ses remarques : qu’est-ce qui est brûlé ? quelle partie de Moscou voit-on ?… etc.

Un troisième officier, d’origine polonaise à en juger par son accent, discutait avec le commissaire et lui prouvait qu’il se trompait dans la dénomination des quartiers de Moscou.

— Sur quoi discutez-vous ? fit méchamment le major. Que ce soit le quartier de Saint-Nicolas ou de Vlass, c’est la même chose, vous voyez ; tout est brûlé et c’est fini !… Pourquoi poussez-vous ? La route n’est-elle pas assez large, dit-il avec colère à quelqu’un qui marchait derrière lui et ne poussait pas.

— Aïe ! Aïe ! qu’ont-ils fait ! s’entendaient, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, les voix des prisonniers qui regardaient les ruines de l’incendie : Zamoskvaretché, Zoubovo, le Kremlin… regardez, il n’en reste pas la moitié.

— Mais je vous dis que tout Zamoskvaretché est brûlé.

— Eh bien, vous savez, c’est brûlé, alors il n’y a rien à dire, fit le major.

En traversant Khamovniki (un des rares quartiers de Moscou qui n’étaient pas brûlés), devant l’église, la foule des prisonniers, tout d’un coup, se serra contre le mur et poussa des exclamations d’horreur et de dégoût.

— En voilà des salauds ! Ce ne sont pas des chrétiens ! Oui, un mort, un mort, un mort, c’est ça… On l’a barbouillé de quelque chose.

Pierre aussi s’approcha de l’église où se trouvait ce qui provoquait les exclamations, et il aperçut vaguement quelque chose accroché à la grille de l’église. Des paroles des camarades qui voyaient mieux que lui, il apprit que ce quelque chose était le cadavre d’un homme placé debout près de la grille et barbouillé de suie.

— Marchez, sacré nom… Filez… trente mille diables !… juraient avec colère les gardiens et les soldats français, et, à coups de crosse, ils dispersèrent la foule des prisonniers qui regardaient l’homme mort.