Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/16

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 357-366).


XVI

Le prince André non seulement savait qu’il allait mourir mais il se sentait mourir et déjà était mort à moitié. Il éprouvait la conscience de l’éloignement de toute chose terrestre et de l’allègement joyeux de l’existence. Sans hâte ni trouble il attendait ce qui devait arriver. Cette chose terrible, éternelle, inconnue et lointaine dont il ne cessait de subir la présence durant toute sa vie, était maintenant très proche de lui, presque compréhensible et facilement sensible…

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Auparavant il avait peur de la fin. Deux fois il avait éprouvé ce sentiment terrible de la peur de la mort, de la fin, et maintenant il ne le comprenait déjà plus. Il avait éprouvé ce sentiment pour la première fois quand une grenade tournait devant lui comme une toupie et qu’il regardait le chaume, les buissons, le ciel et savait que c’était la mort qui était devant lui. Quand il revint à lui après sa blessure, dans son âme momentanément délivrée du poids de la vie, s’épanouissait cette fleur d’amour éternel, libre, qui ne peut provenir de cette vie : il n’avait plus peur de la mort et n’y pensait plus.

Pendant les heures d’isolement douloureux et de demi-délire qu’il traversa après sa blessure, plus il réfléchissait à ce nouveau principe de l’amour éternel, plus, sans même l’apercevoir, il renonçait à la vie terrestre. Aimer tout, tous, se sacrifier sans cesse par amour, cela signifiait n’aimer personne, cela signifiait ne pas vivre de cette vie terrestre. Et plus il se pénétrait de ce principe d’amour, plus il renonçait à la vie, plus il détruisait ce terrible obstacle qui était entre la vie et la mort.

Quand alors il se rappelait qu’il fallait mourir, il se disait : « Eh bien ! tant mieux ! » Mais après cette nuit à Mitistchi, où, pendant le délire, paraissait devant lui celle qu’il désirait, où, en pressant sa main vers ses lèvres, il versait des larmes douces, joyeuses, l’amour de la femme, imperceptiblement, s’infiltrait dans son cœur et l’attirait à la vie. Et des pensées joyeuses et terribles commençaient à lui venir. En se rappelant le moment où il avait aperçu Kouraguine à l’ambulance, il ne pouvait pas ne pas retourner à ce sentiment. Une question le tourmentait : Est-il vivant ou non ? Et il n’osait le demander.

Sa maladie suivait son cours normal, physique, mais ce que Natacha désignait ainsi : cela lui est arrivé il y a deux jours, c’étaient les dernières luttes morales entre la vie et la mort, luttes dans lesquelles la mort était victorieuse. C’était la conscience inattendue de ce qui lui était encore cher dans la vie qui se présentait à lui comme l’amour de Natacha et le dernier accès d’épouvante devant l’inconnu.

C’était le soir. Comme d’ordinaire après le dîner, il avait un peu de fièvre et ses pensées étaient extraordinairement claires. Sonia était assise près de la table. Il sommeillait, Tout à coup une sensation de bonheur le saisit.

— Ah ! c’est elle qui est entrée ! pensa-t-il.

En effet, à la place de Sonia était assise Natacha qui venait de rentrer sans bruit. Depuis qu’elle le soignait, il éprouvait toujours cette sensation physique de sa présence. Elle était assise dans la chaise, tournée de côté vers lui, lui cachant la lumière des bougies, elle tricotait des bas. (Elle avait appris à tricoter depuis qu’une fois le prince André lui avait dit que personne ne savait si bien soigner les malades que les vieilles bonnes qui tricotent et qu’il y a dans le tricotage quelque chose de calmant.) Ses doigts fins remuaient rapidement les aiguilles et il voyait nettement le profil pensif de sa tête inclinée. Elle fit un mouvement, la laine tomba de ses genoux. Elle tressaillit, le regarda et, cachant la bougie avec la main, d’un mouvement prudent et habile ramassa le peloton et reprit sa même pose. Il la regarda sans remuer et remarqua qu’après ce mouvement il lui fallait respirer à pleine poitrine, mais elle ne le fit pas et respira doucement.

Au couvent de la Trinité ils avaient parlé du passé, il lui avait dit que s’il conservait la vie, il remercierait Dieu éternellement pour cette blessure qui, de nouveau, l’avait réuni à elle. Depuis ils n’avaient jamais envisagé l’avenir.

« Cela pouvait-il être ou non ? » pensait-il maintenant en la regardant et écoutant le bruit des aiguilles d’acier. « Le sort m’a-t-il réuni avec elle si étrangement pour me laisser mourir ?… La vérité de la vie ne m’est-elle révélée que pour que je vive dans le mensonge ? Je l’aime plus que tout au monde, mais que dois-je faire ? » et, tout à coup, il gémit par l’habitude due à ses souffrances.

À ce bruit, Natacha posa son tricot, s’approcha de lui et, remarquant ses yeux brillants, se pencha vers lui.

— Vous ne dormez pas ?

— Non, je vous regarde depuis longtemps, j’ai senti votre présence. Personne ne me donne comme vous tant de silence, de calme, de lumière, je voudrais pleurer de joie.

Natacha se rapprocha encore davantage. Son visage brillait d’une joie enthousiaste.

— Natacha, je vous aime trop, je vous aime plus que tout au monde.

— Et moi !

Elle se détourna un instant.

— Pourquoi donc trop ? dit-elle.

— Pourquoi trop ? Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Que sentez-vous dans votre âme restée vivante ? Que pensez-vous ?

— J’en suis sûre ! J’en suis sûre ! s’écria presque Natacha en lui saisissant les deux mains dans un mouvement passionné.

Il se tut.

— Comme ce serait bon !

Il lui prit la main et la baisa.

Natacha était heureuse, émue ; aussitôt elle se rappela qu’il ne le fallait pas, qu’il avait besoin de calme.

— Cependant vous n’avez pas dormi, dit-elle comprimant sa joie. Tâchez de vous endormir, je vous en prie.

Il laissa sa main, elle s’assit de nouveau près de la bougie et s’installa comme auparavant. Deux fois elle le regarda et leurs yeux se rencontrèrent. Elle se donna une tâche et se dit qu’avant la fin elle ne le regarderait pas.

En effet, bientôt après il ferma les yeux et s’endormit. Il ne dormit pas longtemps ; tout à coup, en sueur froide, tout troublé, il s’éveilla. En s’endormant il pensait toujours à ce qui le préoccupait tout ce temps : à la vie et à la mort, et surtout à la mort. Il se sentait plus près d’elle. « L’amour ! qu’est-ce que c’est ? » pensa-t-il. « L’amour empêche la mort, l’amour c’est la vie. Tout ce que je comprends, je ne le comprends que parce que j’aime. Tout existe seulement parce que j’aime. Tout est lié par l’amour seul. L’amour c’est Dieu, et mourir cela signifie que moi, une petite partie de l’amour, je retourne vers la source commune éternelle. »

Ces pensées lui semblaient consolantes, mais ce n’étaient que des pensées. Quelque chose y manquait, quelque chose de personnel : il n’y avait pas l’évidence et il y avait la même inquiétude et le même vague. Il s’endormit.

En rêve il se voyait couché dans la chambre où il était réellement, mais il n’était pas blessé, il était bien portant. Plusieurs personnes insignifiantes, indifférentes, paraissent soudain devant lui. Il leur parle, discute des choses inutiles. Il se propose de partir quelque part ; il se rappelle vaguement que tout cela n’est rien et qu’il a d’autres soucis plus importants, mais il continue à parler et étonne ses auditeurs par des mots vagues mais spirituels. Peu à peu, insensiblement, tous ces personnages disparaissent, une seule question se pose : comment fermer la porte ? Il se lève, va vers la porte afin de pousser le verrou pour la fermer. De ce qu’il réussira ou non à la fermer, dépend tout. Il va, sa tête, ses jambes n’obéissent pas, il sent qu’il n’aura pas le temps de fermer la porte, néanmoins, maladivement, il tend toutes ses forces. La peur le saisit et cette peur, c’est la peur de la mort. Derrière la porte se trouve elle. Mais au moment où, gauchement, sans forces, il arrive à la porte, quelque chose d’effrayant, d’inhumain, semblable à la mort, le repousse et s’élance dans la porte. Il faut le retenir. Il saisit la porte, concentre ses dernières forces, non pour la fermer, il est déjà tard, du moins pour la retenir, mais ses forces sont insuffisantes, ses mouvements gauches et, poussée par quelque chose d’horrible, la porte s’ouvre et se referme de nouveau. Encore une fois on la pousse. Ses derniers efforts sont vains : les deux battants de la porte s’ouvrent sans bruit. Elle est entrée, c’est la mort. Le prince André meurt.

Mais à ce moment même, il se rappela qu’il dormait et faisant encore un effort il s’éveilla.

— Oui, c’était la mort. Je suis mort et me suis éveillé. Oui, la mort c’est le réveil.

Cette pensée, clairement, traversa tout à coup son âme : le voile qui jusqu’ici lui cachait l’inconnu était soulevé devant son regard spirituel. Il se sentit délivré de la force qui le liait auparavant et éprouva cette aisance étrange qui dès lors ne le quitta plus.

Quand, s’éveillant en sueur froide, il se remua sur le divan, Natacha s’approcha de lui et lui demanda ce qu’il avait. Il ne lui répondit pas, il ne comprenait pas sa question, et la regardait d’un œil étrange.

Voilà ce qui lui était advenu deux jours avant l’arrivée de la princesse Marie. Depuis ce jour, de l’avis du docteur, la fièvre prit mauvaise tournure. Mais Natacha ne s’intéressait pas au dire du docteur : elle voyait ces terribles indices moraux qui pour elle étaient indiscutables.

Depuis ce jour, pour le prince André, avec le réveil du sommeil commençait le réveil de la vie, et, relativement à la durée de la vie, il ne lui semblait pas plus lent que le réveil du sommeil relativement à la durée du rêve : Il n’y avait rien de terrible en cet éveil relativement lent.

Ses derniers jours et ses dernières heures s’écoulèrent comme à l’ordinaire, très simplement. La princesse Marie et Natacha qui ne s’éloignaient pas de lui le sentaient. Elles ne pleuraient pas, ne tremblaient pas, et, les derniers temps — elles-mêmes le sentaient — elles ne le soignaient plus lui (il n’était déjà plus, il les avait quittées), mais son souvenir le plus intime : son corps. Leurs sentiments à toutes les deux étaient si forts que le côté extérieur, terrible de la mort n’agissait pas sur elles, et qu’elles ne trouvaient pas nécessaire d’exciter leur douleur. Elles ne pleuraient ni devant lui ni hors de sa présence, de même jamais elles ne parlaient de lui entre elles. Elles sentaient qu’elles ne pouvaient exprimer par des paroles ce qu’elles comprenaient. Toutes les deux le voyaient disparaître là-bas, là-bas, de plus en plus loin, lentement, tranquillement, et toutes les deux savaient que ce devait être ainsi et que c’était bien.

Il reçut les derniers sacrements, tous vinrent lui dire adieu. Quand on lui amena son fils, il posa ses lèvres sur lui et se détourna, non parce que ce lui était pénible ou par pitié (la princesse et Natacha le comprenaient) mais parce qu’il supposait que c’était tout ce qu’on exigeait de lui. Mais quand on lui demanda de le bénir, il le fit et regarda autour de lui, semblant demander s’il ne fallait pas faire encore autre chose.

Au dernier tressaillement du corps que l’âme quittait, la princesse Marie et Natacha étaient présentes.

— C’est fini ! dit la princesse Marie, quand le corps étendu devant elles, depuis quelques minutes déjà immobile, se refroidissait.

Natacha s’approcha, regarda les yeux du mort et se hâta de les fermer… Elle les ferma mais ne les baisa pas et seulement s’approcha de ce qui était le souvenir le plus proche de lui.

« Où est-il parti ? Où est-il maintenant ? »

Quand le corps lavé et habillé fut dans la bière, sur une table, tous s’approchèrent pour un dernier adieu et tous pleurèrent.

Nicolas pleurait de l’étonnement douloureux qui déchirait son cœur. La comtesse et Sonia pleuraient de pitié pour Natacha et parce qu’il n’était plus. Le vieux comte pleurait parce qu’il sentait que bientôt son tour viendrait de faire ce même pas terrible.

Maintenant Natacha et la princesse Marie pleuraient aussi, mais non de leur douleur personnelle, elles pleuraient à cause de l’attendrissement pieux qui emplissait leur âme, avec la conscience du mystère simple et solennel de la mort qui s’accomplissait devant elles.