Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XII/15

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 349-356).


XV

Quand Natacha, d’un mouvement habile ouvrit la porte, en laissant passer devant la princesse, celle-ci sentit déjà des sanglots dans sa gorge. Elle avait beau se préparer et tâcher de se calmer, elle savait qu’elle n’aurait pas la force de retenir ses larmes devant lui.

La princesse Marie comprenait ce que Natacha voulait dire par les mots : c’est arrivé il y a déjà deux jours ; elle comprenait que cela signifiait qu’il s’était radouci tout d’un coup et que cette douceur et cet attendrissement étaient les indices de la mort. En s’approchant de la porte, elle revit en imagination le visage de cet Andrucha qu’elle avait connu enfant, ce visage tendre, doux, qui, depuis, se montrait tel si rarement et par suite l’impressionnait si fort. Elle était convaincue qu’il allait lui dire des paroles douces, tendres, comme celles qu’avait dites son père mourant, qu’elle ne pourrait entendre sans sangloter. Mais tôt ou tard il fallait en venir là, et elle entra dans la chambre. Les sanglots montaient de plus en plus à sa gorge pendant que, de ses yeux myopes, elle distinguait son corps et cherchait ses traits. Mais tout à coup elle aperçut son visage et leurs regards se rencontrèrent.

Il était couché sur le divan, entouré d’oreillers, en robe de chambre fourrée de petit-gris. Il était maigre et pâle. Une de ses mains maigres, blanches, transparentes tenait un mouchoir, l’autre tirait la fine moustache qui avait poussé. Ses yeux regardaient ceux qui entraient.

Quand leurs regards se furent rencontrés, la princesse Marie, tout à coup, ralentit son allure et sentit ses larmes se sécher, ses sanglots s’arrêter : l’expression du visage et du regard qu’elle avait saisie, tout d’un coup l’intimidait et la faisait se sentir coupable.

— Mais de quoi suis-je coupable ? se demanda-t-elle.

— De ce que tu vis et penses aux vivants, et moi !… répondait le regard froid, sévère.

Dans le regard profond, lointain, quand, lentement, il regarda sa sœur et Natacha, il y avait presque de l’hostilité.

Il embrassa sa sœur et lui serra la main comme à l’habitude.

— Bonjour, Marie, comment es-tu arrivée jusqu’ici ? demanda-t-il d’une voix atone et étrange comme son regard. (S’il eût poussé un cri désespéré et perçant, ce cri eût moins terrifié la princesse Marie que le son de cette voix.) Tu as amené aussi Nicolas ? dit-il de la même voix blanche et lente, en rassemblant ses souvenirs avec un effort visible.

— Comment vas-tu maintenant ? demanda la princesse Marie, étonnée elle-même de ce qu’elle disait.

— Mon amie, il faut demander cela au docteur ; et, faisant encore un effort visible pour être tendre, il dit, seulement des lèvres (on voyait qu’il ne pensait pas du tout ce qu’il disait) :

— Merci, chère amie, d’être venue.

La princesse Marie serra sa main. Il fronça légèrement les sourcils sous cette pression de la main. Dans ses paroles, dans son ton, et surtout dans son regard froid, presque hostile, se sentait l’éloignement, terrible pour un homme vivant, de tout ce qui vit.

C’était évidemment avec efforts qu’il comprenait tout ce qui touchait la vie, mais en même temps on sentait que cette difffculté ne venait pas de ce qu’il était privé de la capacité de comprendre, mais de ce qu’il était tout absorbé par les choses qu’il comprenait et que ne comprenaient pas et ne pouvaient comprendre ceux qui vivaient.

— Oui, voilà comment la destinée nous a réunis, dit-il rompant le silence et montrant Natacha. — Elle me soigne tout le temps.

La princesse Marie écoutait et ne comprenait pas ce qu’il disait. Lui, le tendre prince André, comment pouvait-il parler ainsi devant celle qu’il aimait et dont il était aimé ? S’il eût espéré vivre, il n’aurait pas dit cela d’un ton aussi froid et blessant. S’il n’était pas sûr de mourir, comment pouvait-il ne pas avoir pitié d’elle, comment pouvait-il parler ainsi devant elle ? Une seule explication était possible : c’est que tout lui était égal, parce qu’autre chose lui était révélé, autre chose de plus beau et de plus important.

La conversation était froide et s’arrêtait à chaque instant.

— Marie a passé par Riazan, dit Natacha. Le prince André ne remarqua pas qu’elle appelait sa sœur Marie et Natacha en l’appelant ainsi devant lui s’en aperçut pour la première fois.

— Eh bien, quoi ? dit-il.

On lui raconta que Moscou était absolument détruite par l’incendie.

Natacha s’arrêta. La conversation n’allait pas. On voyait qu’il faisait de vains efforts pour écouter.

— Oui, on dit que Moscou est brûlée, c’est dommage ! fit-il. Et il regardait devant lui, en redressant ses moustaches. Tu as rencontré le comte Nicolas, Marie, dit tout à coup le prince André, désirant évidemment leur être agréable. Il a écrit que tu lui plais beaucoup, continua-t-il tranquillement, simplement, sans avoir l’air de comprendre toute l’importance de ces paroles pour des personnes vivantes. Si tu l’aimes aussi, ce serait bien… que vous vous mariassiez, ajouta-t-il un peu plus vite, l’air content des paroles longtemps cherchées qu’il avait enfin trouvées.

La princesse Marie écoutait ces paroles mais elles n’avaient pour elle aucune autre signification sauf de prouver qu’il était maintenant en dehors des vivants.

— Il n’y a pas à parler de moi ! fit-elle d’un ton tranquille en regardant Natacha. Celle-ci sentit le regard, mais ne broncha pas. De nouveau ils se turent.

— André, veux… veux-tu voir Nikolouchka, dit tout à coup, d’une voix tremblante, la princesse Marie.

Pour la première fois le prince André esquissa un sourire, mais la princesse Marie qui connaissait si bien chaque expression de son visage comprit avec horreur que ce n’était ni un sourire de joie, ni un sourire de tendresse pour son fils, mais un sourire de douce raillerie pour la princesse Marie qui, selon lui, employait le dernier moyen de l’amener à la sentimentalité.

— Oui, je serai bien content de voir Nikolouchka ; est-il bien portant ?

Quand on amena Nicolas près du prince André, il regarda son père avec effroi et ne pleura pas parce que personne ne pleurait. Le prince André l’embrassa, mais il ne savait que lui dire.

Quand on eut remmené Nicolas, la princesse Marie s’approcha encore une fois de son frère, l’embrassa, et, n’ayant pas la force de se retenir davantage, se mit à pleurer.

Il la regarda fixement.

— C’est pour Nicolas que tu pleures ? demanda-t-il.

La princesse Marie inclina affirmativement la tête.

— Marie, tu sais… l’évang…

Mais tout à coup il se tut.

— Que dis-tu ?

— Rien. Il n’y a pas de quoi pleurer, dit-il avec le même regard froid.




Quand la princesse s’était mise à pleurer, il avait compris qu’elle pleurait sur Nicolas qui resterait sans père. Avec de grands efforts il tâchait de retourner à la vie et de se placer à son point de vue.

« Oui, ce doit leur paraître pénible ! pensa-t-il. Et pourtant comme c’est simple ! Les oiseaux du ciel ne sèment pas, ne récoltent pas, c’est notre Père qui les nourrit. » Il se disait cela et voulait l’exprimer à la princesse. « Mais non, elles le comprendraient à leur façon, elles ne comprendraient pas ! Elles ne peuvent pas comprendre que tous les sentiments auxquels elles tiennent tant, toutes nos pensées, toutes ces pensées qui nous semblent si importantes ne sont pas nécessaires. Nous ne pouvons plus nous comprendre ! » Et il se tut.

Le fils du prince André avait sept ans. Il savait à peine lire, il ne connaissait rien. Depuis ce jour il apprit beaucoup de choses par l’étude, l’observation, l’expérience, mais même s’il eût possédé alors toutes les capacités qu’il acquit plus tard, il n’aurait pu comprendre mieux et avec plus de profit qu’il la comprit toute la scène qu’il vit entre son père, la princesse Marie et Natacha.

Il comprit tout, sans pleurer sortit de la chambre, puis s’approcha en silence de Natacha qui le suivait, la regarda timidement de ses beaux yeux pensifs, sa lèvre supérieure rouge un peu soulevée, tremblante, puis appuya sa tête contre elle et se mit à pleurer.

À dater de ce jour il évitait Desalles, la vieille comtesse qui le caressait, et il restait assis seul, ou s’approchait timidement de la princesse Marie et de Natacha qu’il paraissait aimer encore plus que sa tante, et doucement, timidement, se caressait à elle.

Quand la princesse Marie quitta le prince André, elle comprenait complètement ce que lui avait dit le visage de Natacha. Elle ne lui parla plus de l’ espoir de le sauver. Alternativement avec Natacha, elle le veillait près du divan. Elle ne pleurait plus, mais priait sans cesse en s’adressant à l’Éternel, à l’incompréhensible dont la présence était si sensible maintenant auprès du mourant.