Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 349-354).


X

À l’entr’acte, de l’air, le froid filtra dans la loge d’Hélène, la porte s’ouvrit et Anatole entra en s’inclinant et tâchant de ne déranger personne.

— Permettez-moi de vous présenter mon frère, dit Hélène en portant des yeux inquiets de Natacha sur Anatole. Natacha, par-dessus l’épaule nue, tourna sa jolie tête vers le bel officier et sourit.

Anatole, qui était aussi beau de près que de loin, s’assit près d’elle et lui dit que depuis longtemps il désirait avoir ce plaisir, depuis le bal des Narischkine, où il avait eu l’inoubliable bonheur de la voir.

Avec les femmes, Kouraguine était beaucoup plus intelligent et plus simple qu’avec les hommes ; il causait hardiment et simplement, et Natacha était agréablement frappée de ce que cet homme, dont on racontait tant de choses, non seulement n’avait rien de si terrible, mais au contraire, avait le sourire le plus naïf, le plus gai et le plus doux. Kouraguine l’interrogea sur l’impression causée par le spectacle, et raconta qu’à la représentation précédente, Sémionovna était tombée en jouant.

— Savez-vous, comtesse, qu’on annonce chez nous un carnaval costumé. Vous devriez y participer, ce sera très gai. Tous se réunissent chez les Karaguine.

— Je vous en prie, venez, vraiment ! dit-il tout à coup en s’adressant à elle comme à une vieille connaissance.

En disant cela, il ne détachait pas ses yeux souriants du visage, du cou et des bras nus de Natacha. Elle était sûre qu’il l’admirait ; elle en était contente, mais elle ne savait pourquoi sa présence lui devenait trop proche et pénible. Quand elle ne le regardait pas, elle s’imaginait qu’il fixait ses épaules, et, malgré elle, elle interposait son regard pour qu’il la regardât plutôt dans les yeux. Mais quand il regardait dans ses yeux, elle sentait avec frayeur qu’entre elle et lui il n’y avait aucun obstacle, ni la gêne qu’elle sentait toujours entre elle et les autres hommes. Natacha, sans elle-même savoir comment, au bout de cinq minutes se sentait tout à fait proche de cet homme. Quand elle se détournait, elle craignait que par derrière il ne saisit son bras nu ou ne lui baisât le cou. Ils causaient des choses les plus simples, et elle sentait qu’ils étaient intimes comme elle ne l’avait jamais été avec un homme. Natacha se tourna vers Hélène et vers son père comme pour leur demander ce que cela signifiait ; mais Hélène était absorbée dans une conversation avec un général, et ne répondit pas à son regard, et celui de son père ne lui dit rien d’autre que ce qu’il disait toujours : « Tu es gaie, eh bien, je suis heureux ! »

Pour rompre un moment de silence gênant pendant lequel Anatole, avec ses yeux saillants, la regardait tranquillement, obstinément, Natacha lui demanda comment lui plaisait Moscou. Elle le demanda et rougit ; il lui semblait toujours qu’elle faisait quelque chose d’inconvenant en causant avec lui. Anatole sourit comme pour l’encourager.

— Au commencement il ne m’a pas plu beaucoup, parce que ce qui fait une ville agréable, ce sont les jolies femmes, n’est-ce pas ? Eh bien, maintenant, Moscou me plaît beaucoup, dit-il en la regardant avec gravité. Vous viendrez au carnaval, comtesse ? Venez, dit-il, et, tendant la main vers son bouquet, en baissant la voix il ajouta : Vous serez la plus jolie. Venez, chère comtesse, et comme gage donnez-moi cette fleur.

Natacha ne comprit pas ce qu’il disait, lui-même ne le comprenait pas non plus, mais elle sentit en ces paroles incompréhensibles une intention inconvenante. Elle ne savait que dire et se détourna comme si elle ne l’avait pas entendu. Mais aussitôt, elle pensa qu’il était derrière elle, si près. « Que fait-il maintenant ? Est-il confus, fâché ? Faut-il réparer cela ? » se demandait-elle, et elle ne put s’empêcher de se retourner. Elle le regarda droit dans les yeux et sa proximité, son assurance, sa tendresse joviale et son sourire la vainquirent. Elle aussi sourit en le regardant droit dans les yeux. Et de nouveau, avec horreur elle sentait qu’entre elle et lui il n’y avait aucun obstacle.

Le rideau se levait de nouveau. Anatole sortit de la loge, calme et gai. Natacha retourna avec son père, dans la loge, déjà tout à fait soumise à ce monde où elle se trouvait. Tout ce qui se passait devant elle lui semblait maintenant tout à fait naturel, mais en revanche toutes ses anciennes idées sur son fiancé, sur la princesse Marie, la vie à la campagne, pas une seule fois ne lui vinrent à l’esprit, comme si tout cela eût été passé depuis longtemps.

Au quatrième acte un diable chanta en gesticulant jusqu’à ce qu’on eût ôté de dessous lui une planche, et il disparut par là. C’est tout ce que Natacha vit du quatrième acte ; quelque chose l’émotionnait et la tourmentait et la cause de cette émotion était Kouraguine, qu’involontairement elle suivait des yeux. Comme ils sortaient du théâtre, Kouraguine s’approcha d’eux, appela leur voiture, les aida à y monter et, en aidant à Natacha, il lui serra le bras, au-dessus du coude. Natacha émue et rouge le regarda. Des yeux brillants et un sourire tendre étaient fixés sur elle.

Arrivée à la maison, seulement alors, Natacha put réfléchir nettement à tout ce qui s’était passé, et, tout à coup, pendant le thé que tous se préparaient à prendre après le théâtre, se rappelant le prince André, saisie d’horreur devant tout le monde, elle prononça à haute voix : « Oh ! » et toute rouge s’enfuit de la chambre : « Mon Dieu ! je suis perdue ! Comment ai-je pu permettre ? » se dit-elle. Longtemps elle resta assise, son visage caché dans ses mains, en tâchant de se rendre exactement compte de ce qui s’était passé, et elle ne pouvait comprendre ni ce qui s’était fait ni ce qu’elle sentait. Tout lui semblait sombre, obscur et terrible. Là-bas, dans cette immense salle éclairée, au son de la musique, Duport, les jambes nues, en veston pailleté, et des jeunes filles, et des vieillards sortaient des planches arrosées, et Hélène, décolletée, avec son sourire calme et fier, et tous avaient crié : « Bravo ! » Là-bas, à l’ombre de cette Hélène, tout était net et simple, mais maintenant, seule avec elle-même, c’était incompréhensible. « Qu’est-ce donc ? Qu’est-ce que cette peur que j’ai éprouvée pour lui ? Qu’est ce remords de conscience que j’éprouve maintenant ? » pensait-elle.

À la vieille comtesse seule, Natacha pourrait, dans la nuit, au lit, raconter tout ce qu’elle pensait. Sonia, elle le savait, avec ses principes sévères et scrupuleux ne comprendrait rien et serait terrifiée de son aveu. Seule avec elle-même, Natacha tâchait de résoudre ce qui la tourmentait. « Suis-je perdue pour l’amour du prince André ou non ? » se demandait-elle, et avec un sourire calme elle se répondait : « Quelle sotte je suis de le demander ? Que s’est-il passé avec moi ? Rien, je n’ai rien fait, je ne l’ai point provoqué. Personne ne le saura et je ne le reverrai plus jamais. Alors c’est clair que rien n’est arrivé, que je n’ai pas sujet de me repentir, que le prince André peut m’aimer telle que je suis. Mais comment telle ? Ah ! mon Dieu ! Pourquoi n’est-il pas là ? »

Natacha se calma pour un moment, mais de nouveau un instinct quelconque lui disait que bien que tout cela fût vrai, bien qu’il n’y eût rien, l’ancienne pureté de son amour pour le prince André était finie, et de nouveau elle se remémorait toute sa conversation avec Kouraguine, elle se représentait le visage, les gestes, le sourire tendre de cet homme beau et hardi pendant qu’il lui serrait le bras.