Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/08

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 333-339).


VIII

Ce soir-là les Rostov allèrent à l’Opéra où Maria Dmitrievna avait pris des billets. Natacha ne voulait pas y aller, mais on ne pouvait répondre par un refus à cette amabilité de Maria Dmitrievna qui était exclusivement pour elle. Quand, habillée, elle passa au salon en attendant son père et, en se regardant dans la grande glace, elle s’aperçut qu’elle était belle, très belle, elle devint encore plus triste mais d’une tristesse douce et affectueuse.

« Mon Dieu, s’il était ici, alors je ne serais plus comme auparavant, sottement timide devant quelque chose, mais de nouveau simplement, je l’enlacerais, je me serrerais contre lui, je l’obligerais à me regarder de ses yeux curieux avec lesquels il me regardait si souvent, ensuite je le forcerais de rire comme il riait alors, et ses yeux, comme je vois ses yeux ! pensait Natacha. Et qu’ai-je affaire avec son père et sa sœur ? Je l’aime lui seul, son visage, ses yeux, son sourire viril et enfantin à la fois… Non, mieux vaut n’y pas penser, n’y pas penser, oublier, oublier tout à fait pour le moment. Je ne supporterai pas cette attente, je vais sangloter tout de suite. — Et elle s’éloigna de la glace en faisant un effort pour ne pas pleurer. — Et comment Sonia peut-elle aimer Nicolas si également, si tranquillement et attendre si longtemps avec une telle patience ! pensa-t-elle en regardant Sonia qui entrait habillée aussi et un éventail à la main. Non, elle est tout autre, mais moi je ne puis pas ! »

Natacha se sentait en ce moment si tendre, si douce que pour elle c’était peu d’aimer et de se savoir aimée, il fallait tout de suite embrasser l’homme aimé, entendre de lui la parole d’amour dont son cœur était plein. Pendant qu’elle était en voiture à côté de son père et regardait songeuse les feux des réverbères qui glissaient dans la vitre givrée, elle se sentait encore plus tendre et plus triste et oubliait avec qui elle était et où elle allait. Dans la file des voitures, les roues grinçant sur la neige, la voiture des Rostov s’approchait du théâtre. Natacha et Sonia sortirent vivement en relevant leurs jupes ; le comte descendit, aidé par les valets, et, parmi les dames et les messieurs qui entraient et parmi les vendeurs de programmes, tous trois pénétrèrent dans le couloir des baignoires. Derrière la porte fermée on entendait les sons de la musique.

— Natalie, vos cheveux, murmura Sonia. Le valet, avec politesse, se glissa rapidement devant les dames et ouvrit la porte de la loge. On entendit plus distinctement la musique ; les rangs éclairés des loges brillaient de dames aux bras nus et l’orchestre étincelait d’uniformes.

La dame qui entra dans la baignoire voisine regarda Natacha d’un regard envieux de femme.

Le rideau n’était pas encore levé, on jouait l’ouverture. Natacha, en rajustant sa robe, passa avec Sonia et s’assit en regardant les rangs éclairés des loges de face. La sensation, qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps, que des centaines d’yeux regardaient ses bras et son cou nus, tout à coup la saisit agréablement et désagréablement, en excitant en elle une foule de souvenirs, de désirs correspondant à cette sensation.

Les deux jeunes filles remarquablement jolies, Natacha et Sonia, accompagnées du comte Ilia Andréiévitch qu’on n’avait pas vu depuis longtemps à Moscou attiraient l’attention générale. En outre, tout le monde connaissait vaguement les fiançailles de Natacha avec le prince André, on savait que, depuis, les Rostov vivaient à la campagne et l’on regardait avec curiosité la fiancée d’un des plus beaux partis de la Russie.

De l’avis de tous, Natacha avait embelli à la campagne, et ce soir, à cause de son émotion, elle était particulièrement belle. Elle frappait par la plénitude de vie et de beauté unie à l’indifférence pour tout ce qui l’entourait. Ses yeux noirs regardaient la foule sans chercher personne, son bras mince, nu plus haut que le coude, s’appuyait sur le rebord de velours, et, inconsciemment, en mesure de l’ouverture, se serrait en froissant le programme.

— Regardez, on dirait Alénine avec sa mère, dit Sonia.

— Mes aïeux ! Mikhaïl Kyrilitch a encore grossi, remarquait le vieux comte.

— Regardez notre Anna Mikhaïlovna, avec quelle toque !

— Les Karaguine, Julie et Boris avec eux. On voit tout de suite deux fiancés ; Droubetzkoï a fait sa demande.

— Comment donc, aujourd’hui je l’ai appris, dit Chinchine en entrant dans la loge des Rostov.

Natacha regarda dans la direction où regardait son père et aperçut Julie, qui, des perles autour de son gros cou rouge (couvert de poudre comme Natacha le savait), était assise, l’air heureux, à côté de sa mère. Derrière eux, souriant, l’oreille penchée près de la bouche de Julie, on voyait la belle tête bien peignée de Boris. Il regardait en dessous les Rostov et, en souriant, disait quelque chose à sa fiancée.

« Il parle de nous, de moi avec lui, et, probablement, il calme la jalousie de sa fiancée envers moi ; il s’inquiète en vain, s’il savait comme tout cela m’est égal ! » pensait Natacha.

Anna Mikhaïlovna, en toque verte, le visage heureux, en fête, soumise à la volonté de Dieu, était assise derrière eux. Dans leur loge régnait cette atmosphère de fiançailles que connaissait et aimait tant Natacha. Elle se retourna et, tout d’un coup, toute l’humiliation de sa visite du matin se rappela à elle. « Quel droit a-t-il de ne pas vouloir m’accepter dans sa parenté ? Ah ! il vaut mieux n’y pas penser jusqu’à son retour ! » et elle se mit à regarder les visages connus et inconnus de l’orchestre. Devant l’orchestre, juste au milieu, le dos tourné vers la rampe, se tenait Dolokhov, avec ses cheveux épais, bouclés, rejetés en arrière ; il était en costume persan. Il était le point de mire de toute la salle, et tout en sachant qu’il attirait l’attention générale, il se tenait avec autant d’aisance que s’il eût été dans sa chambre. Près de lui s’était groupée la jeunesse dorée de Moscou, et l’on voyait qu’il la dirigeait.

Le comte Ilia Andréiévitch, en riant, poussa Sonia rougissante en lui montrant son ancien adorateur.

— L’as-tu reconnu ? dit-il. Et d’où sort-il ? demanda-t-il à Chinchine. Il était disparu quelque part.

— Oui, il avait disparu, répondit Chinchine. Il est allé au Caucase, et là-bas s’est enfui. On dit qu’il a été ministre d’un prince quelconque en Perse. Il a tué là-bas le frère du Schah. Eh bien, toutes les dames de Moscou en sont folles : Dolokhov le Persan, et c’est fini. Maintenant, chez nous, il n’y a pas un mot sans Dolokhov. On ne jure que par lui ; on invite à le savourer comme le sterlet. Dolokhov et Anatole Kouraguine ont rendu folles toutes nos dames.

Dans la baignoire voisine entra une grande et belle dame, avec une énorme tresse, les épaules et le cou très décolletés, blancs et forts. Un double rang de grosses perles entourait son cou. Elle mit longtemps à s’installer en faisant bruire sa robe de soie.

Natacha, malgré elle regarda ce cou, ces épaules, ces perles, la coiffure et admira la beauté des épaules et des perles. Pendant que Natacha la regardait pour la deuxième fois, la dame se tourna, et, se rencontrant du regard avec le comte Ilia Andréiévitch qui connaissait tout le monde, elle se pencha et se mit à lui parler.

— Vous êtes ici depuis longtemps, comtesse ? Je viendrai, je viendrai vous baiser la main. Et voilà, je suis venu pour les affaires et j’ai amené mes fillettes. On dit que Semionova joue divinement. Le comte Pierre Kyrilovitch ne nous oubliait jamais. Est-il ici ?

— Oui, il avait l’intention de venir, dit Hélène ; et elle regarda attentivement Natacha.

Le comte Ilia Andréiévitch se rassit à sa place.

— Elle est belle ! chuchota-t-il à Natacha.

— Une merveille. Vraiment on en peut devenir amoureux, dit-elle.

À ce moment résonnait le dernier accord de l’ouverture et le chef d’orchestre frappait de sa baguette. Au parterre, les messieurs en retard prenaient leurs places.

Le rideau se leva.

Aussitôt, les loges et le parterre, tout se tut ; tous les messieurs vieux ou jeunes, en uniformes et habits, toutes les dames avec des pierres précieuses sur leurs corps nus, avec une curiosité avide, fixèrent toute leur attention sur la scène. Natacha se mit à regarder.