Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 326-332).


VII

Le lendemain, sur le conseil de Maria Dmitrievna, le comte Ilia Andréiévitch partit avec Natacha chez le prince Nicolas Andréiévitch. Le comte n’était pas très joyeux en se préparant à cette visite. Il avait peur du prince. La dernière entrevue avec lui, pendant l’enrôlement, quand, en réponse, à l’invitation à dîner, il avait reçu une verte réprimande pour n’avoir pu fournir d’hommes, lui était vivement présente à la mémoire. Natacha, qui avait sa plus belle robe était au contraire de très joyeuse humeur. « Ce n’est pas possible qu’ils ne m’aiment pas ; tout le monde m’a toujours aimée, et je suis prête à les aimer parce que lui est son père et elle sa sœur ; vraiment ils n’auront pas de raison de ne point m’aimer, » pensait Natacha.

Ils arrivèrent à la vieille maison sombre de Vozdvijenka et entrèrent dans le vestibule.

— Eh bien, que Dieu nous bénisse ! prononça le comte mi-plaisant mi-sérieux. Mais Natacha remarqua que son père se hâtait en entrant dans le vestibule et qu’il demandait timidement, à voix basse, si le prince et la princesse étaient chez eux. Quand leur arrivée fut annoncée, un trouble quelconque se produisit parmi les valets du prince : le valet qui était parti les annoncer était arrêté par un autre valet, dans la salle, et ils chuchotaient quelque chose.

Une femme de chambre accourut dans la salle, et aussi en se hâtant dit quelque chose en mentionnant la princesse. Enfin un vieux valet parut ; avec un visage sévère il informa Rostov que le prince ne pouvait le recevoir, mais que la princesse les demandait chez elle. Mademoiselle Bourienne vint la première à la rencontre des hôtes. Elle salua le père et la fille avec une politesse particulière et les conduisit chez la princesse. Celle-ci, le visage ému, effrayé, couvert de taches rouges, vint, d’un pas lourd, à la rencontre des visiteurs, en tâchant, mais en vain, de paraître à l’aise et accorte. Du premier coup d’œil Natacha ne plut pas à la princesse Marie. Elle lui parut trop bien habillée, frivole, gaie et vaniteuse. La princesse Marie ne se rendait pas compte qu’avant d’avoir vu sa future belle-sœur elle était déjà mal disposée envers elle par l’envie involontaire pour sa beauté, sa jeunesse et son bonheur, et par jalousie de l’amour de son frère. Outre ce sentiment invincible d’ antipathie pour elle, à ce moment la princesse Marie était encore émue parce que, en apprenant la visite des Rostov, le vieux prince avait dit qu’il n’avait pas besoin d’eux, que la princesse pouvait les recevoir si elle voulait mais qu’il défendait qu’on les laissât entrer chez lui. La princesse Marie s’était décidée à recevoir les Rostov, mais à chaque instant elle craignait que le prince ne fit une sortie quelconque, vu qu’il semblait très ému de l’arrivée des Rostov.

— Eh bien, ma chère princesse, voilà, je vous ai amené une chanteuse, dit le comte en saluant et regardant autour de lui comme s’il avait peur que le vieux prince n’entrât. Comme je suis heureux que nous fassions connaissance… C’est dommage que le prince soit toujours fatigué. Et après avoir dit quelques phrases banales il se leva.

— Si vous permettez, princesse, je vous laisserai Natacha pour un quart d’heure. J’irai à deux pas d’ici, à la Place des Chiens, chez Anna Séméonovna et après je passerai la prendre.

Ilia Andréiévitch avait inventé cette ruse diplomatique pour donner à la future belle-sœur de sa fille le loisir de s’expliquer avec elle (comme il le dit après à sa fille) et encore pour éviter la possibilité d’une rencontre avec le prince dont il avait si grand’peur. Il ne le dit pas à sa fille, mais Natacha comprit cette peur et l’inquiétude de son père et elle en fut offensée. Elle rougit pour son père, se fâcha encore davantage pour avoir rougi et, d’un regard hardi, provocant, qui disait qu’elle-même n’avait peur de personne, elle regarda la princesse. Celle-ci dit au comte combien il était bon et qu’elle lui demandait de rester plus longtemps chez Anna Séméonovna, et Ilia Andréiévitch sortit.

Mademoiselle Bourienne ne se retirait pas malgré les regards que lui jetait la princesse Marie, qui désirait parler seule à seule avec Natacha, et elle tenait fermement la conversation sur les plaisirs de Moscou et le théâtre. Natacha était offensée par le trouble qui s’était produit dans l’antichambre, par l’inquiétude de son père et le ton forcé de la princesse qui, lui semblait-il, lui faisait une grâce en la recevant, c’est pourquoi tout lui était désagréable. La princesse Marie ne lui plaisait pas : elle la trouvait très laide, affectée et sèche. Tout d’un coup Natacha se crispa moralement et, malgré soi, prit un ton négligent qui éloignait d’elle encore davantage la princesse Marie. Après cinq minutes de conversation pénible, forcée, on entendit s’approcher des pas rapides, en pantoufles. Le visage de la princesse Marie exprima l’effroi. La porte de la chambre s’ouvrit et le prince entra ; il était en bonnet blanc et robe de chambre.

— Ah ! mesdames ! se mit-il à dire. Madame la comtesse, la comtesse Rostov, si je ne me trompe. Je vous demande pardon, pardon, je ne savais pas, mademoiselle. Dieu est témoin que je ne savais pas que vous aviez daigné nous honorer de votre visite. Je suis venu chez ma fille en un pareil costume !… Je vous prie de m’excuser ; Dieu sait que j’ignorais, répéta-t-il faussement en accentuant le mot Dieu, et d’un ton si désagréable que la princesse Marie, les yeux baissés, n’osait regarder ni son père, ni Natacha. Natacha se leva, se rassit, ne sachant elle aussi ce qu’elle devait faire.

Seule mademoiselle Bourienne souriait agréablement.

— Je vous prie de m’excuser, de m’excuser ! Dieu sait que j’ignorais, murmura le vieux et, en examinant Natacha de la tête aux pieds, il sortit.

Mademoiselle Bourienne la première se remit après cette apparition et engagea la conversation sur l’indisposition du prince.

Natacha et la princesse Marie se regardaient en silence, et plus elles se regardaient ainsi, sans exprimer ce qu’il leur fallait dire, plus elles se jugeaient avec malveillance l’une l’autre. Quand le comte revint, Natacha, impoliment, montra son contentement et se hâta de partir.

En ce moment elle haïssait presque cette vieille, sèche princesse qui avait pu la mettre dans cette situation désagréable et passer avec elle une demi-heure sans rien lui dire du prince André ! « Je ne pouvais pas commencer la première à parler de lui devant cette Française ? » pensa Natacha. Dans le même temps, la princesse Marie se disait la même chose : elle savait ce qu’elle devait dire à Natacha mais elle ne pouvait le faire, d’abord parce que la présence de mademoiselle Bourienne l’en empêchait, ensuite parce que, sans savoir pourquoi, il lui était pénible de commencer à parler de ce mariage. Quand le comte avait déjà quitté la chambre, la princesse Marie s’approcha rapidement de Natacha, lui prit la main et lui dit en soupirant lourdement : « Attendez, il me… faut… » Natalie, d’un air moqueur, dont elle ne savait elle-même la cause, regarda la princesse Marie.

— Chère Natalie, vous savez, je suis heureuse, que mon frère ait trouvé le bonheur… La princesse Marie s’arrêta, sentant qu’elle ne disait pas la vérité.

Natacha remarqua cette hésitation et en comprit la cause.

— Je pense, princesse, qu’il n’est pas commode de parler de cela maintenant, dit Natacha avec une dignité et une froideur extraordinaires ; et les larmes lui serraient la gorge.

« Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? » pensa-t-elle dès qu’elle fut sortie de la chambre.

Ce jour on attendit longtemps Natacha pour le dîner. Elle était assise dans sa chambre et sanglotait comme un enfant, en se mouchant. Sonia était près d’elle et lui baisait les cheveux.

— Natacha, qu’est-ce donc ! qu’est-ce que cela peut te faire ? Tout passera, Natacha, lui disait Sonia.

— Non, si tu savais comme c’est blessant…

— Ne dis pas cela, Natacha, tu n’es pas coupable, alors qu’est-ce que cela te fait ? Embrasse-moi.

Natacha leva la tête, embrassa son amie sur les lèvres et appuya contre elle son visage mouillé.

— Je ne puis dire, je ne sais pas, personne n’est coupable. Je suis coupable. Mais tout cela est pénible, affreux. Ah ! pourquoi ne vient-il pas !… disait Natacha.

Elle avait les yeux rouges quand elle descendit pour dîner. Maria Dmitrievna qui savait comment le prince avait reçu les Rostov feignit de ne pas remarquer le visage attristé de Natacha et, pendant le dîner, plaisanta à haute voix avec le comte et les autres convives.