Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/06

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 320-325).


VI

À la fin de janvier, le comte Ilia Andréiévitch arriva à Moscou avec Sonia et Natacha. La comtesse, toujours malade, n’avait pu partir, mais il était impossible d’attendre son rétablissement. Le prince André était attendu à Moscou d’un jour à l’autre ; en outre, il fallait acheter le trousseau, vendre la villa voisine de Moscou, et il était nécessaire de profiter du séjour du vieux prince à Moscou pour lui présenter sa future bru. La maison des Rostov, à Moscou, n’était pas chauffée, de plus ils venaient pour peu de temps, la comtesse n’était pas avec eux ; pour toutes ces raisons, Ilia Andréiévitch décida de s’arrêter à Moscou chez Maria Dmitrievna Akhrosimovna qui depuis longtemps avait offert l’hospitalité au comte. Tard le soir, les quatre voitures des Rostov arrivèrent dans la cour de Maria Dmitrievna, rue des Vieilles-Écuries. Maria Dmitrievna y vivait seule : sa fille était déjà mariée, ses fils étaient au service. Elle se tenait toujours droite, à n’importe qui disait son opinion franchement et aussi haut, et, par toute sa personne, semblait reprocher aux autres leurs diverses faiblesses, leurs passions, qu’elle ne se tolérait pas. De bonne heure, le matin, en camisole, elle s’occupait du ménage, ensuite partait faire des courses ; pendant les fêtes, elle allait à la messe, et, après la messe, à la prison où elle avait des affaires dont elle ne parlait à personne, et les jours ouvrables, elle recevait à la maison des solliciteurs de diverses classes, qui venaient chaque jour chez elle ; ensuite elle dînait. Au dîner, très succulent, il y avait toujours trois ou quatre invités. Après le dîner, elle faisait sa partie de boston ; à la veillée, elle se faisait lire les journaux et les nouveaux livres, et elle-même tricotait. Elle faisait de rares exceptions pour sortir, et, si elle sortait, c’était seulement chez les personnes les plus importantes de la ville.

Elle n’était pas encore couchée quand les Rostov et leurs domestiques, soufflant de froid, poussèrent la porte du vestibule qu’un contrepoids faisait grincer. Maria Dmitrievna, les lunettes sur le nez, se tenait à la porte de la salle et d’un air sévère, méchant, regardait ceux qui entraient. On aurait pu penser qu’elle était fâchée contre eux et qu’elle allait les chasser sur le champ, si en même temps elle n’eût pas donné des ordres pour installer les hôtes et leurs bagages.

— Ce sont les bagages du comte ? Porte-les ici, dit-elle en montrant une valise et ne saluant personne. — Les demoiselles, ici : à gauche. Eh bien ! qu’est-ce que vous chantez là-bas ? cria-t-elle aux femmes de chambre. Qu’on chauffe le samovar ! Tu as engraissé, embelli, dit-elle, en tirant vers elle par son châle Natalie toute rouge de froid. Ah ! comme elle est froide ! Mais débarrasse-toi plus vite ! cria-t-elle au comte qui voulait lui baiser la main. Tu es gelé, n’est-ce pas ? Qu’on donne du rhum pour le thé ! Sonitchka bonjour, dit-elle à Sonia en marquant par ce salut français ses rapports un peu dédaigneux et tendres envers Sonia.

Quand tous, après avoir changé de vêtements et s’être un peu remis de la route, descendirent pour prendre le thé, Maria Dmitrievna les embrassa en rang.

— Je suis contente de tout cœur que vous soyez rendus et arrêtés chez moi. Il est déjà temps… dit-elle en regardant Natacha… Le vieux est ici, on attend le fils d’un jour à l’autre. Il faut faire sa connaissance. Eh bien, nous en recauserons, ajouta-t-elle en jetant un regard vers Sonia et montrant qu’elle ne désirait pas parler de tout cela devant elle. — Maintenant, écoute, fit-elle au comte. Qu’as-tu à faire demain ? Qui enverras-tu chercher ? Chinchine ? — elle plia un doigt ; — la pleurnicheuse Anna Mikhaïlovna, deux. Elle est ici avec son fils. Son fils se marie, hein ? Ensuite Bezoukhov peut-être ! Il est ici avec sa femme. Il s’est enfui d’elle, et elle est venue chez lui ; mercredi il a dîné chez moi. Et les demoiselles, elle les désignait, demain je les conduirai à Iverskaïa, et ensuite nous irons chez Ober Chalmet. Vous ferez faire tout neuf ? Ne prenez pas modèle sur moi, aujourd’hui les manches se portent comme ça. Récemment la jeune princesse Irène Vassilievna est venue chez moi, c’était effrayant : on aurait dit qu’elle avait un tonneau à chaque bras. Maintenant la mode change tous les jours. Et chez toi, quoi de neuf ? demanda-t-elle sévèrement au comte.

— Tout arrive à la fois, répondit le comte ; acheter le trousseau et voilà, un acquéreur pour mon domaine et pour la maison. Si votre grâce me permet de prendre un moment, j’irai pour un jour à Marinskoié et je vous laisserai mes filles.

— Bon, bon ! elles seront en sûreté chez moi comme au conseil de tutelle… Je les ferai sortir où il faut, je les gronderai, les gâterai, dit Maria Dmitrievna en touchant de sa large main la joue de sa favorite Natacha.

Le lendemain matin Maria Dmitrievna conduisit les demoiselles à Iverskaïa chez madame Ober Chalmet qui craignait tant Maria Dmitrievna qu’elle lui cédait un costume à perte, pour se débarrasser d’elle au plus vite. Maria Dmitrievna commanda tout le trousseau. De retour à la maison, elle renvoya tout le monde de la chambre, sauf Natacha, et approcha sa favorite de sa chaise.

— Eh bien, maintenant, causons. Je te félicite pour tes fiançailles. Tu as attrapé un bon gaillard ! Je suis heureuse pour toi, et lui, je l’ai connu quand il avait cet âge (elle désignait une archine du sol). — Natacha rougit joyeusement. — Je l’aime et j’aime toute sa famille. Maintenant, écoute : tu sais que le vieux prince n’a pas grand désir que son fils se marie. Un vieil entêté. Sans doute le prince André n’est pas un enfant, il se passera de son consentement. Mais entrer dans la famille contre son désir, ce n’est pas bien. Il faut que ce soit avec la paix, avec l’amour. Tu es intelligente, tu pourras t’arranger comme il faut. Tu t’y prendras avec douceur, intelligence, et voilà, tout ira bien.

Natacha se taisait, par gêne pensait Maria Dmitrievna, mais en réalité il lui était désagréable qu’on s’immisçât dans son amour pour le prince André, qui lui semblait quelque chose de différent de toute autre affaire humaine, et, qu’à son avis, personne ne pouvait comprendre. Elle seule connaissait et aimait le prince André, il l’aimait et devait arriver ces jours-ci et l’épouser. Il ne lui fallait rien de plus.

— Vois-tu, je le connais depuis longtemps, et j’aime Machenka, ta future belle-sœur. Les belles-sœurs sont méchantes, mais celle-ci ne ferait pas de mal à une mouche. Elle m’a demandé de lui faire faire ta connaissance. Demain tu iras chez elle avec ton père. Mais sois gentille. Tu es plus jeune qu’elle. Voilà, ton fiancé viendra, et toi tu connaîtras déjà sa sœur et l’on t’aimera. C’est entendu, n’est-ce pas ? Ce sera mieux ?

— Mieux, répondit Natacha sans grand enthousiasme.