Guerre et Paix (trad. Bienstock)/VIII/05

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 9p. 312-319).


V

Boris, ayant manqué un riche parti à Pétersbourg, était venu à Moscou dans l’intention d’en chercher un autre. À Moscou, il hésitait entre les deux plus riches héritières : Julie et la princesse Marie. Malgré sa laideur, la princesse Marie lui semblait plus sympathique que Julie, mais il se sentait gêné pour faire la cour à mademoiselle Bolkonskï. La dernière fois qu’il l’avait vue, le jour de la fête du vieux prince, à toutes ses tentatives de causerie, elle avait répondu distraitement et, évidemment, sans l’écouter. Julie, au contraire, bien que d’une manière particulière à elle, acceptait sa cour très volontiers.

Julie avait vingt-sept ans. Depuis la mort de ses frères, elle était devenue très riche. Elle était maintenant tout à fait laide, mais se croyait non seulement aussi jolie qu’auparavant, mais beaucoup plus attrayante. Elle était soutenue dans cette erreur parce que, premièrement, elle était devenue un très riche parti, et, deuxièmement, parce que plus elle vieillissait, plus les hommes pouvaient sans danger se conduire librement avec elle, et sans aucune obligation, pouvaient jouir de ses soupers, de ses soirées et de la société animée qui se réunissait chez elle. Un homme qui, dix ans auparavant, aurait eu peur d’aller chaque jour dans une maison où il y avait une jeune fille de dix-sept ans, dans la crainte de la compromettre et pour ne pas s’engager, venait maintenant hardiment chez elle chaque jour, et se tenait avec elle non comme avec une demoiselle à marier mais comme avec une connaissance insexuée.

Cet hiver, la maison des Karaguine était à Moscou la plus agréable et la plus hospitalière. Outre les soirées et les dîners, chaque jour, une grande société se réunissait chez les Karaguine, on y soupait à minuit et l’on y restait jusqu’à trois heures. Julie ne manquait pas un bal, pas une promenade, pas un spectacle ; ses toilettes étaient toujours à la dernière mode, mais malgré cela Julie semblait désenchantée de tout. Elle disait à chacun qu’elle ne croyait ni à l’amitié ni à l’amour, ni aux joies de la vie, et n’attendait la tranquillité que là-bas. Elle adoptait le ton d’une jeune fille qui a éprouvé de grandes désillusions, qui a perdu l’homme aimé ou qui a été cruellement trompée par lui. Bien qu’il ne lui fût arrivé rien de pareil, on le pensait ainsi, et, elle-même croyait avoir beaucoup souffert dans la vie.

Cette mélancolie, qui ne l’empêchait point de s’amuser, n’empêchait pas les jeunes gens qui la fréquentaient de passer agréablement le temps. Chacun des hôtes payait sa dette à l’humeur mélancolique de la maîtresse du logis et ensuite s’occupait de conversations mondaines, de danses, de jeux d’esprit, de tournois de bouts-rimés, à la mode chez les Karaguine. Seuls, quelques jeunes gens, parmi lesquels Boris, se pénétraient de l’humeur mélancolique de Julie, et, avec ceux-ci, elle avait des conversations plus longues et plus personnelles sur la vanité des choses de ce monde, et, à eux, elle ouvrait ses albums pleins d’images tristes, de sentences et de vers.

Julie était particulièrement tendre envers Boris. Elle plaignait son désenchantement prématuré de la vie, lui proposait des consolations amicales qu’elle pouvait proposer, ayant, elle-même, tant souffert, et lui ouvrait son album. Boris dessina deux arbres sur l’album et écrivit : Arbres rustiques, vos sombres rameaux secouent sur moi les ténèbres et la mélancolie.

Ailleurs, il dessina un cercueil et inscrivit :


La mort est secourable et la mort est tranquille.
Ah ! contre les douleurs, il n’est pas d’autre asile.


Julie trouva cela charmant.

Il y a quelque chose de si ravissant dans le sourire de la mélancolie. C’est un rayon de lumière dans l’ombre, une nuance entre la douleur et le désespoir, qui montre la consolation possible, dit-elle à Boris en répétant mot à mot le passage d’un livre.

À quoi Boris lui écrivit :


Aliment de poison d’une âme trop sensible,
Toi, sans qui le bonheur me serait impossible,
Tendre mélancolie, ah ! viens me consoler,
Viens calmer les tourments de ma sombre retraite

Et mêle une douceur secrète
À ces pleurs que je sens couler.


Julie jouait à Boris, sur la harpe, les nocturnes les plus tristes. Boris lui lisait à haute voix La pauvre Lise, et, plusieurs fois, l’émotion qui lui serrait la gorge le faisait interrompre sa lecture. Quand Julie et Boris se rencontraient dans la grande société, ils se regardaient comme s’ils eussent été des gens uniques dans ce monde indifférent et qui se comprenaient l’un l’autre.

Anna Mikhaïlovna, qui venait souvent chez les Karaguine, tout en faisant sa partie avec la mère, tâchait de prendre des renseignements sûrs, quant à la dot de Julie (on lui donnait les deux domaines de Penza et des forêts en Nijni-Novgorod). Anna Mikhaïlovna, soumise à la volonté de la Providence, regardait, avec attendrissement, la tristesse raffinée qui liait son fils à la riche Julie.

Toujours charmante et mélancolique, cette chère Julie. Boris dit qu’il se repose l’âme dans votre maison. Il a eu tant de désillusions et il est si sensible ! disait-elle à la mère.

— Ah ! mon ami, comme je me suis attachée à Julie ces derniers temps, je ne puis te l’exprimer. Et qui pourrait ne pas l’aimer ? Ce n’est pas une créature de ce monde. Ah ! Boris, Boris ! disait-elle à son fils. Après un moment, elle ajoutait : Et comme je plains sa mère ! Aujourd’hui elle m’a montré les comptes et les lettres de Penza (elles ont là-bas un immense domaine) et la pauvre femme, seule, on la trompe tellement !

Boris souriait à peine en écoutant sa mère. Il souriait doucement de sa ruse simple, mais l’écoutait et parfois l’interrogeait minutieusement sur les domaines de Penza et de Nijni-Novgorod.

Julie attendait depuis longtemps la déclaration de son adorateur mélancolique et était prête à l’accepter ; mais un sentiment quelconque d’aversion pour elle, pour son désir passionné de se marier, pour son manque de naturel, et le sentiment d’effroi devant le renoncement à l’amour sincère, arrêtaient encore Boris. Son congé touchait à sa fin ; il passait ses journées entières chez les Karaguine, et, chaque jour, en se raisonnant, il se promettait de faire sa demande le lendemain ; mais en présence de Julie, en voyant son visage et son menton presque toujours couverts de poudre, ses yeux humides et l’expression de son visage qui la décélait toujours prête à passer immédiatement de la mélancolie à l’enthousiasme artificiel du bonheur conjugal, Boris ne pouvait prononcer le mot décisif, bien qu’en imagination il se considérât, depuis longtemps, comme le possesseur des domaines de Penza et de Nijni-Novgorod et en arrangeât l’emploi des revenus.

Julie voyait l’indécision de Boris et parfois elle croyait lui déplaire, mais aussitôt l’amour-propre féminin la consolait et elle se disait que l’amour seul était cause de sa gêne. Cependant la mélancolie commençait à se changer en nervosité et, peu de temps avant le départ de Boris, vers la fin de son congé, elle entreprit un plan décisif. Anatole Kouraguine parut à Moscou et, naturellement, fréquenta le salon des Karaguine.

Tout à coup, Julie abandonna la mélancolie, devint gaie et se montra attentive envers Kouraguine.

— Mon cher, je sais de bonne source que le prince Basile envoie son fils à Moscou, pour lui faire épouser Julie, dit Anna Mikhaïlovna à son fils. J’aime tant Julie, que je la regretterais. Qu’en penses-tu, mon ami ?

L’idée d’en être pour ses frais et de perdre en vain tout un mois de dur service mélancolique près de Julie et de voir en d’autres mains, surtout en celles de cet imbécile d’Anatole, tous les revenus des domaines, dont il disposait déjà en imagination, blessait Boris. Il partit chez les Karaguine avec l’intention ferme de faire sa demande. Julie l’accueillit d’un air joyeux, elle raconta négligemment combien elle s’était amusée au bal de la veille et lui demanda quand il partait.

Bien que Boris fût venu avec l’intention de parler de son amour, et par conséquent eût l’intention d’être tendre, il se mit à parler nerveusement sur l’inconstance des femmes, sur leur facilité à passer de la tristesse à la joie et sur leur humeur qui dépend seulement de celui qui leur fait la cour. Julie, offensée, dit que c’est vrai, qu’une femme aime la variété, que le « toujours la même chose » ennuie n’importe qui…

— Pour cela je vous conseille… Il désirait la piquer, mais à ce moment, il lui vint la pensée blessante qu’il pourrait quitter Moscou sans avoir atteint son but et en perdant en vain son travail (ce qui ne lui arrivait jamais) ; il s’arrêta au milieu de la conversation, baissa les yeux pour ne pas voir le visage désagréable, agacé et indécis, et dit : — Je ne suis pas venu pour me quereller avec vous. Au contraire… Il la regarda pour s’assurer s’il pouvait continuer. Toute la nervosité de Julie disparut d’un seul coup et ses yeux inquiets, suppliants, étaient fixés sur lui avec une attention ardente. « Je pourrai toujours m’arranger pour ne la voir que rarement, et l’affaire est commencée, il faut la finir ! » pensa Boris. Il rougit, leva les yeux vers elle et lui dit :

— Vous connaissez mes sentiments pour vous !

Il ne fallait plus rien ajouter.

Le visage de Julie brillait de contentement, mais elle força Boris à lui dire tout ce qu’on dit en pareil cas : à lui dire qu’il l’aimait et n’avait jamais aimé personne plus qu’elle. Elle savait que pour les domaines de Penza et de Nijni-Novgorod elle pouvait exiger cela et elle reçut ce qu’elle exigeait.

Les fiancés, sans parler davantage des arbres qui les couvraient de ténèbres et de mélancolie, formaient des plans sur leur future installation à Pétersbourg, faisaient des visites et préparaient tout pour le brillant mariage.